Ni journal, si souvenirs, ce petit livre expose les réminiscences d'un jeune officier dans la guerre d'Indochine.

C’est un récit et un témoignage de premier ordre que les éditions Tallandier offrent aux lecteurs intéressés par l'histoire de la guerre d'Indochine, en publiant l'ouvrage de Dominique de La Motte.

Ancien général de l'Armée blindée de Cavalerie, sorti de Saint-Cyr en 1947, l'auteur n'est pas le premier militaire engagé dans le conflit indochinois à livrer ses mémoires. Mais plus de cinquante ans après les événements, alors que la génération intéressée est entrée dans le dernier âge de son existence, il faut se réjouir que le souvenir de ce qui n'est pas seulement son histoire personnelle mais aussi celle de plusieurs peuples puisse prendre forme éditoriale. Cette démarche est d'autant plus salutaire que "coincée" entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre d'Algérie, celle d’Indochine occupe une place marginale dans la mémoire collective, comme réservée à quelques spécialistes et érudits.

L’ouvage de Dominique de La Motte ne saurait combler ce vide et ce n’est point son objet. Mais la brièveté de l’œuvre (165 pages en format in-16) ne saurait dissimuler sa profondeur et sa puissance évocatrice. De l’autre côté de l’eau pourrait être le titre d’un roman   et au demeurant, l’ouvrage se lit comme tel. C’est en effet d’une langue alerte et dans un style plaisant que l’auteur relate ses souvenirs les plus marquants d’un séjour de deux ans passé dans le sud du Viêt Nam (appelé alors Cochinchine) comme chef d’un commando d’autochtones entre février 1951 et juin 1952.

Il ne s’agit nullement d’un journal tenu au fil des jours dans le feu de l’action, même si l’auteur fait admirablement revivre le jeune officier qu’il était alors, s’effaçant totalement derrière lui. Il ne s’agit pas non plus de souvenirs au sens classique du terme : nulle recherche de l’exhaustivité ici, mais plutôt des "réminiscences" issues d’un tri opéré naturellement par la mémoire, comme l’indique d’emblée l’auteur   . La préface de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau replace le récit dans son contexte général et a l’avantage d’expliquer le titre, de prime abord sibyllin, de l’ouvrage. On saluera de même le lexique final, dressé par l’historien, qui en quelques phrases concises, définit certains termes et apporte d’utiles précisions sur certains des personnages cités. Sans apparat critique qui gêne la lecture dans le corps du récit, le livre gagne assurément en lisibilité.

Le résultat n’en est pas moins riche. Cela tient d’abord à l’originalité de l’expérience vécue par l’auteur. La guerre d’Indochine ne fut pas, de façon générale, une guerre conventionnelle, mais la mission confiée au lieutenant de La Motte atteint un sommet dans l’ "atypisme". Il fut en effet chargé de prendre la tête d’un commando de 130 partisans autochtones, avec femmes et enfants, dans le cadre de la "guerre des postes", où il s’agissait de harceler et maintenir inlassablement la position française sur une petite portion de territoire. A cette fin, le jeune lieutenant se vit confier une grande marge d’initiative.



Le cadre dans lequel nous emmène l’ouvrage tranche également avec les "lieux communs" de la guerre d’Indochine. On ne voit nulle part ici ces hautes montagnes et forêts tonkinoises embrumées, si propres aux embuscades meurtrières tendues par le Viêt Minh. Hormis la grande colline de Tây Ninh et quelques forêts, c’est dans la plaine du sud, au coeur d’une plantation que se déroule la vie du camp, dans cette Cochinchine que l’on pensait bien tenue par les forces françaises…

L’action militaire – la mission proprement dite –, sans être absente, n’est néanmoins pas au coeur du livre. Elle est évoquée en termes assez efficaces pour en faire voir l’essentiel.

Lorsque le lieutenant de La Motte franchit le cours d’eau qui marque l’entrée dans une zone Viêt Minh et parvient à en abattre le chef, il note avec sobriété: "Ma guerre se termine là : j’ai tué celui qui avait autorité de l’autre côté de l’eau"   .

L’ouvrage se compose donc en bonne part d’une galerie de portraits, peints avec finesse et dynamisme. Tout est centré sur la relation entre ce chef et son environnement : les partisans, l’autorité, les sous-officiers, les congaïs   , la Légion, les planteurs, les animaux, etc.

De ce livre alliant facilité de lecture et densité du fond, quelques impressions se dégagent, qui contribuent à renouveler ou compléter la vision historique de cette guerre.

1/ Frappe tout d’abord l’extraordinaire solitude morale du chef, envoyé à la tête de cette mission peu convoitée. Inexpérimenté et livré à lui-même, il apprend dans l’improvisation, là où les erreurs inévitables peuvent conduire à la mort. La gestion des tensions internes, et parfois violentes, au sein d’un groupe dépourvu de cohésion ethnique, dont on ne comprend pas la langue, est évidemment la tâche la plus ardue, sur laquelle revient régulièrement le récit.

Mais il faut aussi compter sur la défaillance fréquente des supérieurs, indifférents voire hostiles, la rivalité ou le mépris des autres unités militaires. Le lecteur reste effaré devant certaines révélations qui illustrent l’absence de confiance que l’on peut porter à l’encadrement, comme ce passage sur le traître infiltré au sein du service de renseignement   . Peu de supérieurs trouvent grâce aux yeux de Dominique de La Motte, mais qui n’en tire aucune prétention. L’auteur sait aussi se montrer sans concession sur lui-même, confessant tour à tour l’inutilité de ses "colères froides"   , le "semi-bordel" qu’était son poste   ou son "incompétence"   .

La guerre était-elle perdue d’avance ? La Motte glisse rapidement sur cette question. Quel était son sentiment d’alors sur la capacité réelle de gagner cette guerre, sa foi en une éventuelle victoire ? Le lecteur se contentera de la confidence pessimiste d’un vieillard, ancien de la Coloniale   . Pour le reste, dans un chapitre sur la guerre révolutionnaire, l’auteur n’apporte qu’un résumé de connaissances livresques, acquises après la guerre. Il adresse quelques reproches aux hautes autorités politiques et militaires pour leur ignorance et à "l’intelligentsia communiste et chrétienne progressiste" pour sa complaisance. Mais le lecteur qui s’attendrait à une quelconque justification ou en sens inverse, une "repentance" en sera pour ses frais. Tel n’est pas l’objet de ce livre, plus modeste et plus élevé à la fois. Dans l’ensemble, en dépit des quelques reproches indiqués, Dominique de La Motte ne cède pas aux explications faciles et convenues de la défaite (comme la trahison du politique ou l’incompétence de la hiérarchie). Il se montre même indulgent à l’occasion ("il est difficile de durer dans ce pays sans être un peu fou"   ).

Plus compte l’évocation des souffrances : les blessures, les maladies, les insomnies, la tension nerveuse et bien sûr, la mort, qu’on sent omniprésente. Tout est évoqué dans un équilibre subtil entre précision et pudeur. On doit lire à cet égard, le douzième chapitre intitulé "Dieu, la vie, la mort", où l’on voit comment la souffrance concrète pouvait être traitée à travers les rites religieux et le questionnement métaphysique, capables finalement de faire triompher une certaine humanité.



2/ Le livre en apprend beaucoup sur le caractère de cette guerre, "féodale" à bien des égards. Le mot revient plusieurs fois. On est interloqué devant la primauté des liens personnels, les confusions d’intérêts chez les forces en présence et les efforts que le lieutenant doit produire pour se laisser "vassaliser" le moins possible, sans toutefois pouvoir outrepasser la limite qui lui serait fatale. Là se prend toute la mesure du caractère non conventionnel de la guerre, guerre qui se mène avec une troupe de partisans volontaires, susceptibles de partir à tout instant, selon un principe de consentement permanent. Qu’est-ce qui motive ces hommes ? La Motte l’annonce sans détour : l’argent, mais moins pour tirer profit que pour survivre et gagner sa maigre pitance. Dès lors, tout se négocie. Les alliances sont précaires et réversibles. D’anciens partisans Viêt Minh peuplent le commando et l’on se doute que le mouvement inverse se produit. L’idéologie et le patriotisme sont d’ailleurs singulièrement absents dans l’ouvrage. Seul semblent exister un vague esprit de corps et un prestige du groupe, dont témoigne la fierté du port de l’insigne (qui illustre la couverture de l’ouvrage).

La duplicité est incontestable, mais La Motte en comprend toute la teneur, évite le jugement raciste ("le pire des contresens serait d’en conclure que les Jaunes jouent toujours le double jeu", p. 105) et, sauf pour le cas des caodaïstes   , invite à l’indulgence. On s’arrêtera notamment sur le passage émouvant où il exprime la confiance totale qu’il acquiert en ses hommes après avoir été courageusement défendu lors d’une embuscade qui a failli lui être mortelle.

Trouve-t-on une attitude plus "conventionnelle" de la part des Français ? L’évocation du marchand d’armes européen vendant aveuglément sa marchandise au Viêt Minh en plein coeur de Saïgon est illustrative. Il en va de même de la position du planteur protégé par le commando, mais payeur et à ce titre, comptant imposer ses vues, tout en étant capable, par ses relations haut placées, d’offrir à La Motte une meilleure protection que sa hiérarchie, et parfois même contre sa hiérarchie !

3/ Et l’ennemi dans ce riche tableau ? Il paraît le grand absent ou plutôt, un passager furtif et rarement visible. On ne le voit qu’ici ou là, à l’occasion d’un accrochage ou à travers quelques prisonniers ou traîtres évoqués brièvement. Même l’action finale conduisant à la mort du chef Viêt Minh se déroule avec une telle fulgurance qu’elle ne permet aucune vraie "rencontre".

Cela rejoint le constat global d’un jeune officier totalement étranger aux enjeux et objectifs stratégiques généraux du conflit. "LA" guerre d’Indochine elle-même est absente : "Et la guerre d’Indochine au milieu de tant de préoccupations, ai-je le temps de la faire ? Je l’ai faite avant, dans un bataillon opérationnel ou sur les routes, puis bien plus tard et plus loin, au Tonkin   "   . Telle est la rançon d’une mission si particulière confiée au lieutenant, qui lui impose une concentration toute entière et éprouvante sur son groupe d’hommes, sans laisser beaucoup de temps pour s’interroger sur son sens général.


Au-delà de son évidente valeur historique, De l’autre côté de l’eau est avant tout le récit d’une quête humaine, d’une compréhension intime de l’autre, dans un moment où tout semblerait la rendre impossible voire incongrue. Avec humilité et délicatesse, Dominique de La Motte sait reconnaître l’inachèvement de cette quête. Et le livre de s’achever par les réflexions d’un homme parvenu au soir de sa vie, qui égrène avec émotion et pudeur le nom des hommes qui l’ont servi…