Un essai à l'enjeu double : développer une critique conjointe des pouvoirs (coloniaux) du langage et du langage des pouvoirs (coloniaux).

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Dix ans déjà que Laurent Dubreuil transporte et déroute par son éclectisme : insatiable lecteur, qui souvent précède et précise vos découvertes, infatigable débatteur, jamais plus enclin à avoir tort qu’à vous donner sitôt raison, et inépuisable coordinateur de revues, toujours plus à court de pages que d’idées, il nous envoie, depuis son "exil" outre-Atlantique, ce qui est désormais et déjà son deuxième livre : L’Empire du langage. On pourrait y lire un premier effort de synthèse – certains passages furent auparavant publiés dans les numéros 23, 24 et 27 de la revue Labyrinthe – mais l’essai ouvre probablement autant de voies nouvelles qu’il en prolonge d’anciennes, et si l’on peut aisément voir d’où il vient, il est plus ardu de dire où il va : c’est là, sans nul doute, un des mérites principaux de ce livre, mais aussi sa plus grande gageure, car il n’est pas sûr que beaucoup de monde puisse s’engager à sa suite. 

Présentant, en 2003, De l’attrait à la possession chez Maupassant, Artaud et Blanchot, Dubreuil choisissait d’analyser quelques phrases d’un récit de Villiers de L’Isle Adam, Claire Lenoir : "Je sens en moi des instincts dévorateurs ! J’éprouve des accès de ténèbres, de passions furieuses !... Des haines de Sauvage, de farouches soifs de sang inassouvies, comme si j’étais hanté par un cannibale !"   Il ouvrait ainsi, à nouveau compte, la "question de la possession" dans la littérature et l’expérience de la lecture. Rétrospectivement, je trouve intéressant – mais non point étonnant – que cette question se soit, avec son penseur, déplacée de la littérature française à la littérature francophone, comme si Dubreuil avait été lui-même marabouté à l’instar du Rimbaud d’Une saison en enfer ("Je suis nègre, vous êtes de faux nègres, etc"). En confrontant désormais des "registres hétérogènes" (texte de loi, narration de voyage, théâtre, poème, récit anthropologique, parole volante, discours politique, essais, romans, etc.), l’essayiste met donc au jour un étonnant fil conducteur du premier au second empire colonial français. On découvre avec lui comment fut en effet constamment mobilisée une "phrase de possession" qui, glissant elle aussi sur le sens sans craindre les contradictions, justifia généralement "la possession par la possession"   . De même que "dans la littérature, le déchaînement des Lumières s’est accompagné d’une spectaculaire réapparition des spectres, des génies, des sorcières"   , l’expansion coloniale ne fut pas tant le triomphe de la clarté sur les ténèbres qu’"un moment de grand exorcisme rationnel" où "la littérature se trouve en quelque sorte chargée de dire la possession, qui s’enfuit de plus en plus de la description de la société européenne. […] La colonie, d’abord lieu de possédés au même titre que certaines campagnes françaises peuplées de sorcières et démons, devient l’endroit géographique où règne l’envoûtement. […] Pourtant, l’épreuve de la colonisation se présente, dans le langage, comme un coup de possession mené par le soi-disant Occident contre tous les Orients. La colonie doit d’autant plus être possédée de toutes parts qu’elle reçoit la hantise et l’envoûtement sous forme de présent exclusif"   .



La prise de possession (des terres, des femmes indigènes) fut ainsi un "geste performatif" autant qu’un acte démultiplié de violence physique et symbolique dont les textes se sont – parfois même à leur insu – largement fait l’écho ; mais il se justifia aussi – via l’évangélisation puis la doctrine de l’assimilation – comme un exorcisme autant qu’un ravissement, par l’Européen civilisateur, des âmes des indigènes "possédé-e-s". Diverses analyses (des proclamations de Samuel Champlain au Québec, du Code Noir, des divers essais de Victor Schoelcher, Lucien Lévy-Bruhl, Louis Lyautey…) nous éclairent sur le fonctionnement retors et les pièges de "la phrase revenante" (chapitre 3), qu’on trouve ensuite réactivée dans diverses répliques raciologiques – des discours de Marcus Garvey à ceux de Jean-Marie Le Pen, par exemple. "Le général dans la tête"   autant que le colonial dans la langue apparaissent ainsi comme nos véritables hantises, qui nous possèdent d’autant mieux qu’elles restent inconscientes. Dès son titre, l’essai de Laurent Dubreuil soulevait ce double enjeu : développer une critique conjointe des pouvoirs (coloniaux) du langage et du langage des pouvoirs (coloniaux). "La parlure" quotidienne et le "jargon" social influencent constamment nos rapports aux autres, notamment toutes "les mobilisations de la parole, de l’usage et des discours dans la formation de ce type de domination coloniale" qu’est un empire   . "L’empire du langage" s’entend donc à double sens, et pour l’auteur, on ne saurait s’en pouvoir défaire sans explorer, d’une part, les conventions prescriptives de la "parole ordinaire" et, d’autre part, les "résiliences discursives des tours et du lexique coloniaux" dans les discours contemporains. Dubreuil montre ensuite combien et comment la littérature – cette autre expérience de possession, pour le lecteur – peut s’avérer rebelle aux usages ordinaires d’une parole policée, et laisser ainsi advenir de l’inouï dans l’ordre du discours colonial lorsqu’elle revient sur "l’histoire d’une coprésence"   . S’il s’intéresse à certains écrivains français (Pierre Guyotat, Hélène Cixous…) ou africains-américains (Phyllis Wheatley, Ralph Ellison) pour étudier comment l’écriture déjoue parfois les pièges du langage et désamorce la phrase de possession dans des contextes fort divers (l’Amérique esclavagiste ou ségrégationniste, l’Algérie coloniale, la France contemporaine), il reprend surtout, à partir des événements qu’ont constitués le Rapport de Toussaint adressé au Directoire en 1797, ou sa "Réfutation du discours prononcé au Corps législatif, le 10 prairial an V, par Vienot-Vaublanc", "l’Ouverture" inédite d’une parole noire en français et plus largement, d’une "parole postcoloniale qui se voue à entériner la colonie et s’en défaire"   . Le livre de Dubreuil prend donc au sérieux la francophonie, cette "opération qui consiste, pour qui parle, de se désigner comme colonisé(e) tout en transperçant la convention prescriptive"   , et marque en même temps ses distances à l’égard des psittacismes (post)coloniaux où théories nouvelles (métissage, hybridation) sont habitées de schèmes anciens. Si "l’hybride" de Homi Bhabha, dans Les Lieux de la culture   , reconduit finalement le "troisième autre genre" (triton allo genos) de Platon dans le Timée, comme il nous est brillamment démontré lors du dernier chapitre, le penseur haïtien Demesvar Delorme ou le poète martiniquais Gilbert Gratiant pourraient bien être, en revanche, d’authentiques éclaireurs d’un "après l’après" de la colonie, si l’on suit Dubreuil dans ses audaces de lecture.



Certain-e-s seront certes décontenancé-e-s, voire agacé-e-s par la vélocité ponctuelle des démonstrations – on manque parfois de renvois concrets aux textes convoqués – ou par l’indifférence superbe dans laquelle sont tenus de véritables travaux historiques : aucune mention n’est faite, par exemple, de Michel de Certeau, dont La Possession de Loudun (1970) contenait pourtant une analyse serrée du "Discours de la possession" (chapitre 3) et des moyens par lesquels se guérit finalement une "société malade d’elle-même"   . Semblablement ignorés, les travaux de Frederick Cooper   permettent pourtant de mieux comprendre les tergiversations de la politique coloniale française – entre assimilation et association – en les resituant précisément au sein d’une logique impériale, notamment à l’époque de l’Union française. "Les empires se distinguent d’autres entités politiques par leurs rêves d’expansion et d’incorporation, ainsi que par leurs tentatives de maintenir à la fois les différences, les inégalités et les facteurs d’intégration"   , et l’on ne voit guère, dès lors, ce qu’une interprétation en termes de "possession coloniale" voire de "possession réciproque" (entre colonisateurs et colonisés) peut ajouter à la compréhension historique. Dire, comme le fait Dubreuil, que "l’Union française était parfaitement susceptible de lectures fort divergentes" est assurément exact, mais il est faux d’affirmer dans la foulée qu’"elle n’a pas apporté, dans la lettre de sa loi, de nouveau paradigme colonial"   . L’explication n’en est point une, qui veut que "l’Union pouvait tolérer son contraire en poursuivant précisément la structure de possession coloniale" : l’Union constitua de fait une rupture significative, parce qu’elle consistait à pleinement assumer une vision impériale à laquelle les ex-"sujets colonisés" étaient désormais conviés et intéressés à participer, en leur qualité nouvelle de citoyens, sans perdre pour autant leurs nationalités et leurs droits respectifs. Il est à noter, à cet égard, que les principales dispositions de l’Union française – la fin du régime de l’indigénat, par les décrets du 20 janvier et du 30 avril 1946 ; l’abolition du travail forcé, par la loi du 11 avril 1946 ; la représentation commune des territoires d’outre-mer et des départements de la métropole à l’Assemblée nationale, et la constitution d’un collège unique de tous les électeurs des deux sexes, par les lois du 13 avril et du 9 mai 1946 ; enfin la qualité commune de citoyen pour tous les ressortissants d’outre-mer et les nationaux de métropole, par la loi du 7 mai 1946 – furent toutes initiées et défendues par les députés des "colonies", dont elles portèrent naturellement les noms (loi Lamine Gueye, loi Houphouët Boigny, loi Gabriel D’Arboussier)   . Ces faits démontrent que "l’imagination impériale", sur laquelle insiste Cooper, a constitué, tout autant que "la phrase de possession" élucidée par Dubreuil, un puissant langage et véritable levier politique pour les colonisés, qui n’ont pas hésité à le tourner à leur profit. Si l’Union française nous introduit effectivement à "l’histoire d’une coprésence", ce n’est pas parce que la France risquait de devenir, avec elle, "la colonie de ses colonies", selon la "phrase de possession" du député Edouard Herriot que probablement ni Le Pen ni Éric Besson ne désavoueraient aujourd’hui. C’est tout simplement qu’elle ne s’inscrivait plus seulement dans le cadre (post)colonial d’une histoire française de l’Afrique, mais prolongeait surtout une histoire africaine de la France initié par la révolution noire de Saint-Domingue, au XVIIIe siècle.

Qu’on ne se méprenne donc point sur le sens de ma "réserve" : elle est moins réticence à consentir que volonté d’abonder un argument sans doute plus riche encore que son auteur ne l’ose croire lorsqu’il salue, en Toussaint, l’émergence d’une nouvelle figure politique et littéraire. En instaurant "des histoires discontinues de nos passés, de nos présents"   , Laurent Dubreuil fait de toute façon mieux que bousculer les généalogies intellectuelles ou les frontières disciplinaires, il ouvre des brèches qu’il nous promet d’approfondir. Au risque du vertige, cette ivresse de la pensée, il y a là comme un nouveau défi romantique : au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !