Ce livre relate la vie exceptionnelle et le travail scientifique de Sofia Kovalevskaya, grande mathématicienne du XIXe siècle. Pour tous, spécialiste ou non.

L’introduction tient à nous dire ce que ce livre n’est pas.

Ce n’est pas un livre d’histoire et il n’y a pas de sources nouvelles mises à jour. Mais le propos est toujours rigoureusement avancé à partir de documents originaux, textes autobiographiques et correspondances, largement cités et référencés. Il s’en dégage un paysage impressionniste du monde mathématique et du monde révolutionnaire de l’Europe de la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce n’est pas un roman et pourtant Michèle Audin   use d’un indéniable talent de conteuse lorsqu’elle parle des mathématiques ou lorsqu’elle décrit certaines scènes de la société. Bien plus, elle nous fait partager les romans qu’elle aime, en nous livrant quelques textes de sa plume, inspirés par ses lectures de fiction qu’elle appelle joliment  "pauses" et qui sont autant de petits tableaux colorés et de moments de respiration. Ils sont, dans l’imaginaire, légèrement décalés par rapport au texte propre mais en rapport avec lui ; l’humour, la drôlerie, la poésie s’y retrouvent, et le plaisir d’écrire y affleure.

Ce n’est pas un livre de mathématiques mais les trois articles de la thèse de Sofia Kovalevskaya et les deux articles sur le solide qui lui feront obtenir le prix Bordin de l’Académie des sciences sont soigneusement analysés ; l’actualité et la modernité de ce travail sont passées au crible. Michèle Audin n’hésite pas à exposer en détail les questions posées et à les prolonger par les travaux récents qui leur sont liés. Spécialiste des systèmes intégrables et  de géométrie symplectique, elle nous livre sa propre histoire dans le dernier chapitre du livre, celle de son travail mathématique, du cheminement de ses idées et de ses échanges avec d’autres mathématiciens. Elle dit avoir rencontré  le cas de "la toupie de Kowalevski" en 199, a travaillé à éclaircir les "mystères" du célèbre article sur le solide et a fourni des résultats nouveaux sur l’intégrabilité des systèmes. Sans tout connaître des notions auxquelles il est fait allusion, le lecteur écoute se raconter comment  les mathématiques actuelles se font dans une sorte de processus de régénération.

On l’aura compris, ce livre est à la fois l’exposé de belles mathématiques difficiles et peu accessibles sans quelques années d’université, la peinture d’une communauté scientifique européenne saisie à un moment de son histoire et le roman vrai des aventures d’une jeunesse, particulièrement d’une femme, très intelligente, contestataire, révolutionnaire même, assoiffée de liberté et de savoir, déterminée à exister pour elle-même en dehors du mode de vie bourgeois. La structure du livre et le talent de l’auteure rendent possible cet équilibre. La forme très soignée dégage clairement les différents niveaux du texte, les photos et les figures ; elle concourt à unifier l’ensemble.

De la difficulté d'être mathématicienne au XIXe siècle

L’organisation du livre fait penser à une symphonie concertante ; son déroulement n’obéit pas vraiment à une chronologie : les chapitres offrent chacun un point de vue particulier sur un épisode de la vie et de la personnalité de Sofia Kovalevskaya mais ils ne sont pas indépendants et dialoguent entre eux, tandis qu’au fil de la lecture, les thèmes se précisent. Pour la nommer, Michèle Audin l’appelle Sophie. L'auteure marque ainsi sa proximité intellectuelle et son empathie, et imprègne l’ensemble du texte d’une sorte d’affection respectueuse.

Les trois premiers chapitres forment l’ouverture et introduisent tous les thèmes. Une chronologie rapide donne les dates de la vie de Sophie et en parallèle des repères de l’histoire politique, culturelle et scientifique des pays européens qu’elle a traversés. Sans former une biographie, des "histoires" nous font plonger dans les évènements et tracent les traits de la personnalité de Sophie. Elles s’appuient sur des textes autobiographiques, Souvenirs d’enfance   , le roman Une nihiliste   , la biographie écrite  par Anne-Charlotte Leffler et un texte de Mittag-Leffler Sonja et Weierstass   . Apparaissent ainsi les contraintes et interdictions pesant sur Sophie et les femmes qui lui sont proches. Éternelle mineure sans liberté de mouvement, sans accès possible à l’université, le veuvage est à peu près la seule façon pour une femme d’être majeure, respectable et aussi libre qu’une femme puisse l’être ; c’est ce qui se passera pour Sophie.

Les chapitres IV, V et VI sont le cœur mathématique de l’ouvrage. Ils sont constitués par l’analyse du travail mathématique de Sophie, dans sa thèse d’abord (1874), puis dans les articles sur le mouvement d’un solide autour d’un point fixe (1888-1889) et témoignent du caractère novateur et de la profondeur de ce travail. Ils montrent aussi comment il a été reçu, jugé et a pu être dévalué  parce qu’elle était une femme.

Le théorème démontré dans la thèse dit "théorème de Cauchy-Kovalevskaya" affirme l’existence sous certaines conditions de solutions analytiques d’un système d’équations aux dérivées partielles ; l’accès au contenu mathématique est bien aménagé, le sens de la question est éclairé par un exemple très simple du résultat obtenu par Cauchy en 1835 et le contre exemple de Sophie est explicité.

 

Vers "le problème du solide"

Le problème du solide, grâce auquel Michèle Audin a rencontré Sofia Kovalevskaya, est traité de manière plus approfondie et est difficile d'accès. Mais, comme toute œuvre d’art, chacun peut l’apprécier et une pratique, fût-elle d’amateur, en élargit la perception. Même néophyte, il ne faut pas laisser de côté ce chapitre mais plutôt le suivre comme un récit, avec ses formes figurées ou algébriques, ses dessins de toupie…Les spécialistes apprécieront, eux, la présentation originale qui en est faite et qui mène le sujet jusqu’au vif de la recherche actuelle. Michèle Audin projette son expérience de mathématicienne, elle argumente et nous démontre avec soin en quoi ce travail est remarquable : il fait avancer un problème sur lequel d’autres ont travaillé, en propose une approche nouvelle qui conduit à appliquer des techniques nouvelles et fait émerger de nouveaux problèmes dont on recommence à parler près d’un siècle après. Les répercussions seront profondes puisqu’il donnera naissance à ce que l’on appelle aujourd’hui les systèmes algébriquement complètement intégrables ; l’auteure cite des résultats récents et conclut ainsi le chapitre V : "Maintenant que la théorie de Galois différentielle permet d’appréhender mieux les différentes notions d’intégrabilité, il est sans doute temps de revaloriser les capacités novatrices et révolutionnaires du  travail de mathématicienne de Sophie Kowalevski."

Les mathématiques font partie de la vie et trouver une solution au problème du solide a demandé plusieurs années de gestation ; la lettre de Sophie à Mittag-Leffler, écrite à la fin 1884 et reproduite au chapitre VI, en témoigne. Elle commence par l’expression de sa  tristesse à voir sa sœur très gravement  malade et par une réflexion sur la mort, tristesse que le travail n’arrive pas à dissiper. Elle poursuit ensuite en évoquant un problème auquel elle dit avoir beaucoup "rêvassé" : un problème d’intégration de système différentiel...

Lorsque Michèle Audin commente les mathématiques de Sophie, elle dessine, explique, digresse,  toujours avec humour, simplifie pour donner à voir les formes de pensée, cherche à trouver chez l’autre, le lecteur, le point de résonance qui va lui permettre de partager quelque chose. C’est d’ailleurs  un peu ce qu’elle dira, plus loin, de son travail avec les comédiennes dans la mise en place du spectacle de Jean-François Peyret Le Cas de S.K au printemps 2004.

 

Entre féminité et mysoginie, les "souvenirs" prennent forme

La partie suivante du livre nous montre comment était organisée et travaillait l’élite de la communauté mathématique de l’Europe occidentale au sein de laquelle Sophie a pu faire carrière en surmontant difficultés et obstacles. Michèle Audin détaille la misogynie qui s’est exercée contre elle au-delà du strict cadre institutionnel : jugements condescendants sur son travail, manœuvres pour l’empêcher de recevoir des distinctions, accusations entretenues de dépendance scientifique vis-à-vis de Weierstrass, remarques désobligeantes sur son style de vie, rumeurs sur des erreurs qu’elle aurait commises dans son travail et, au final, refoulement de ce qu’elle a pu apporter. Car si, à l’époque, Sophie Kovalevskaya était internationalement connue et avait une excellente réputation scientifique, sa réputation aujourd’hui ne correspond plus à la qualité et à l’importance de ses travaux.
 
Michèle Audin nous décrit comment un roman s’est construit sur son histoire pour en faire un personnage en phase avec l’idée conventionnelle de la féminité. Dans cette guerre réactionnaire de rumeurs et biographies arrangées, Éric Temple Bell, avec son livre sur les grands mathématiciens, tient une place de choix. On peut ainsi lire au chapitre X un commentaire particulièrement acide et drôle des pages qu’il écrit sur Weierstrass et Sophie.

Un curieux chapitre "je me souviens de Sophie, par George, Gösta, Julia et les autres" rassemble de courts textes de souvenirs anciens ou récents qui parlent de Sophie. On y trouve de la tendresse, du respect, de l’ignorance et encore quelquefois de la misogynie. Mais, à notre époque, qu’une femme puisse être une scientifique internationalement connue, élever seule un enfant, être séduisante et militante politique, qu’une femme puisse exister librement et être en tête, cela est-il si facilement accepté ?


Tous peuvent trouver du plaisir à lire ce livre aux multiples entrées. Il offre une sorte de miroir à la communauté mathématique, et, aux mathématiciennes, une page émouvante et glorieuse de leur histoire. Il offre à toute jeune fille l’héritage d’un modèle positif qui conjugue brillamment le fait de faire des sciences et celui d’être pleinement engagée dans son temps, professionnellement et politiquement, sans rien renier de son expérience de femme…