L. Pinto, sociologue agrégé de philosophie et proche de Bourdieu effectue la synthèse de ses travaux sur le champ philosophique et des débats qui l’ont traversé.

Le titre évoque Max Weber, mais que l’on ne s’y trompe pas : il n’y a qu’un seul maître à penser dans cet ouvrage, et c’est de Pierre Bourdieu qu’il s’agit   . Héritier de la sociologie bourdieusienne   , le sociologue Louis Pinto travaille depuis plusieurs années sur le champ philosophique. Son dernier ouvrage constitue une synthèse de ses travaux sur le sujet, qui s’inscrivent pleinement dans le programme de recherche bourdieusien sur les sciences et plus généralement les différentes disciplines académiques   . Ce programme de recherche s’oppose à la sociologie des sciences telle qu’elle est notamment définie et pratiquée par Bruno Latour   , Michel Callon et leur école. La controverse porte notamment sur le rôle du sociologue. À rebours de la perspective pragmatiste développée par Callon et Latour visant à décrire le processus de construction de la vérité, Pierre Bourdieu et ses disciples perçoivent la sociologie comme une entreprise critique visant à révéler une réalité que les acteurs ignorent.

Revendiquant l’absence de méthode unifiée, l’auteur s’appuie pour cette étude sur des données variées, analyses statistiques, entretiens, mais aussi textes philosophiques contemporains. Comme dans ses précédents écrits, la notion de champ est au cœur de l’analyse, champ où les philosophes s’affrontent pour un capital spécifique, en mettant en œuvre des moyens tout aussi spécifiques, dans un rapport de force historiquement déterminé.

Louis Pinto s’efforce de montrer la fécondité toujours actuelle de cet outil, qui lui permet tout au long de l’ouvrage d’aborder les questions suivantes : comment a été produite et reproduite la définition nationale de l’activité philosophique professionnelle ? Comment discerner, suivant les périodes, les clivages, en particulier celui qui oppose orthodoxie et hétérodoxie ? Selon quelles modalités les oppositions propres à d’autres univers sociaux ont-elles été retraduites dans l’ordre spécifique du champ philosophique ?

Si l’auteur souligne, dans une introduction en forme de plaidoyer, la force de l’objectivation sociologique, et se défend de vouloir "contredire les philosophes au nom d’une clairvoyance exceptionnelle", on ne peut s’empêcher, tout au long de l’ouvrage, de s’interroger sur son rapport à la philosophie, non explicité ici, et à certains philosophes…en particulier ceux qui eurent maille à partir avec Pierre Bourdieu. De fait, la posture critique de l’agrégé de philosophie, sorti de la caverne de Platon grâce à la sociologie, et prêt à dispenser ses lumières n’est pas toujours dénuée d’ambiguïté.


Qu’est ce qu’un philosophe ?

La première partie de l’ouvrage, "Initiation philosophique", s’interroge sur ce que signifie être philosophe en France aujourd’hui. Quelle culture, quelles valeurs, quels systèmes de classement sont adoptés ? L’auteur retrace dans ses grandes lignes l’histoire de la doctrine philosophique en France et de sa transmission scolaire, histoire organisée autour de deux pôles, rationaliste et métaphysicien, et progressivement dominée par la figure de Kant. Ce cadre étant posé, il peut s’intéresser aux propriétés de ceux qui s’accordent le mieux à cette doctrine : les professeurs de philosophie. Il s’appuie pour cela sur des données d’une enquête menée au début des années 1970 et met entres autres en évidence le rôle de la "vocation" dans le choix de devenir philosophe, vocation qui semble faire appel à d’autres ressorts que la réussite scolaire, et qui peut tout aussi bien être enracinée dans un univers littéraire (à l’image de Claude Lefort) ou scientifique (Michel Serres).

Un retour à l’histoire institutionnelle de la discipline montre comment les professeurs de philosophie se sont, dès le début du XXe siècle, représentés la discipline comme dotée d’un statut d’exception, placée en haut d’une hiérarchie des savoirs. De fait, les professeurs n’accepteraient aucune compromission dans l’enseignement de leur matière.  On ne peut s’empêcher de sourire à la description de ces professeurs du secondaire produisant à l’attention de leurs élèves un discours obscur, dans une parfaite déconnection avec la question des conditions sociales de  transmission et une ignorance totale des enjeux pédagogiques. Ces portraits peu flatteurs, basés sur des entretiens avec des hommes, agrégés, enseignants à Paris, frôlent parfois l’essentialisme ou le cliché, mécontenteront sans doute certains professeurs, car à l’encontre de ce qui est suggéré, on peut supposer que la présence des élèves n’est pas vécue comme "source de morosité" par tous…


Qu’est ce que philosopher ?

Il ne suffit pas de décrire des individus, encore faut-il saisir leurs pratiques. Copies d’élèves, manuels, guides, mémento, circulaires officielles, rapports du jury… tous ces éléments sont passés avec brio à la moulinette sociologique, afin d’objectiver le mode de pensée philosophique et de mettre à jour les règles explicites et implicites de production (et donc de reproduction) dans le champ.

L’analyse des sujets donnés au baccalauréat montre que la philosophie se veut résistante aux modes et aux séductions, puisque les auteurs "classiques" restent dominants. Étudiant les bonnes et les mauvaises copies, l’auteur met en outre en évidence les qualités requises dans l’exercice dissertatif. L’élève est invité à une réflexion autonome, à chercher les significations plus rigoureuses et plus denses derrière l’apparente simplicité des mots. Apprendre à philosopher serait ainsi apprendre à se défier des apparences et à "penser par soi-même".

Louis Pinto se livre ici à une véritable ode à la dissertation et au discours philosophique, libération progressive et méthodique de l’esprit. Mais l’amoureux de la philosophie se rappelle aussitôt qu’il est également sociologue, et bourdieusien de surcroît. Il souligne ainsi les profondes inégalités sociales qui se dissimulent derrière les aptitudes requises   .
 

Le champ philosophique et ses transformations

Actes et acteurs ayant été présentés, reste à analyser le décor, ou plutôt le champ dans lequel ils évoluent. C’est l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, intitulée "Structures et figures d’un champ philosophique national (1970-2000)".  Comment la discipline philosophique a t-elle réagi face aux transformations du système scolaire dans son ensemble, en particulier la "démocratisation"   de l’enseignement secondaire et supérieur ?

Selon Louis Pinto, le champ philosophique se structure selon deux lignes de clivage : l’opposition production savante/production mondaine, et l’opposition scolaire/intellectuel. À partir de ce modèle il entreprend d’analyser l’ampleur et les modalités des transformations produites au cours des dernières années dans le champ.

Avec la massification des effectifs dans l’enseignement supérieur, la référence à l’enseignement dans le choix des études de philosophie cesse d’être exclusive. Le cursus de philosophie tend à être de ceux que l’on combine avec d’autres formations, afin de "se cultiver", afin de préparer un concours de la fonction publique, ou tout simplement obtenir un bagage monnayable pour certains emplois. La part non négligeable de ces ex-étudiants en philosophies devenus membres d’une profession intermédiaire, travaillant dans le journalisme, l’art, la publicité… a contribué à l’élargissement des circuits de circulation de la production philosophique.

La philosophie apparaît ainsi de moins en moins cantonnée à un horizon purement scolaire, ce qui a contribué à élargir le spectre des définitions de l’activité philosophique.


Séparer le bon grain de l’ivraie

L’auteur constate ainsi une atténuation des frontières entre production savante, essayisme et journalisme, ou pour le dire autrement, entre le pôle mondain et le pôle savant de la philosophie. Les médias, en donnant la parole à des "journalistes-philosophes", à l’instar du Nouvel Observateur et B.-H. L., ont contribué à cette nouvelle forme de circulation et de production des biens philosophiques. En outre, les instances intermédiaires de visibilité comme les collections de poche, les colloques, les cafés philos se sont multipliées. Louis Pinto en tire la conclusion suivante : "L’existence d’un continuum de position entre l’érudit universitaire et le pur journaliste, et la multiplication de situations dans lesquelles coexistent des individus aussi divers que possible, ont provoqué le brouillage de l’authentique et du simili, comme en témoigne le sort du terme de "philosophe" qui finit par fonctionner avec une indétermination aussi grande que celle d’intellectuel."

À la lueur de cette conclusion, on est en droit s’interroger sur le sens du terme "philosophe" pour l’auteur. Or celui-ci ne donne jamais véritablement de définition à ce mot et donc de limites au champ qu’il étudie. Cependant, en bon agrégé de philosophie, Louis Pinto laisse transparaître un certain légitimisme scolaire et on sent poindre un certain mépris face à ce qu’il appelle lui-même les philosophes d’"appellation d’origine non contrôlée". Clin d’œil destiné à séduire un lectorat d’universitaires, ou réelle volonté  de réaffirmer les limites du champ "légitime", Louis Pinto s’offusque de retrouver dans des manuels scolaires "des philosophes qui n’ont d’autres consécrations que celles que décernent les médias". L’auteur laisse à son lecteur le soin de distinguer le bon grain de l’ivraie, puisque suit une liste de dix-neuf noms, classés par ordre alphabétique, qu’il aurait pu faire précéder de la mention "chassez les intrus".

Cependant, ce n’est pas toujours au lecteur de deviner qui Louis Pinto critique, car il sait se faire plus explicite. Après s’en être pris aux "journalistes-philosophes", et – passage obligé – avoir gratifié Bernard-Henry Levy des habituelles critiques   , Louis Pinto s’attaque à ceux qui ont participé au "virage antiradical des intellectuels". Faisant remonter les origines du tournant à la création de la Fondation Saint Simon, en 1982, il dénonce cette ligne de pensée orientée autour de Claude Lefort et Marcel Gauchet, qui tente "de prendre le "parti du bon sens" et de résister aux tentations de la radicalité populaire et populiste". Ces "diseurs de sens" ont trouvé facilement à se ranger du côté du pouvoir, puisque les visions globales et simplifiées du monde qu’ils offrent ont su séduire les énarques.

Mais en termes de critique, Louis Pinto réserve le meilleur pour la fin. S’il est toujours distrayant et de bon ton de s’en prendre à B.-H. L., il n’est rien de plus sérieux que de défendre l’honneur du maître disparu. Ce n’est donc pas un paragraphe mais treize pages que Louis Pinto consacre à Luc Ferry, celui qui, non content d’avoir été membre d’un gouvernement de droite, s’en est pris à la pensée de Bourdieu. Délaissant l’espace d’un instant neutralité axiologique et autres objectivations sociologiques, l’auteur se livre à une démolition parodique de l’argumentation de Luc Ferry et Alain Renaut à propos de La Distinction, développé dans leur ouvrage commun La Pensée 68   .

Ce tour d’horizon amène l’auteur à conclure à une dispersion et une différenciation croissante des positions du champ philosophique, qui s’accompagnent d’une concurrence pour la définition légitime du titre de philosophe.


Les débats structurant le champ

Pour illustrer ces tensions et concurrences, Louis Pinto revient sur quelques débats caractéristiques du champ, qui mettent notamment en avant la structure bipolaire du pôle académique, opposant le pôle rationaliste et le pôle métaphysicien.

Un premier débat est celui qui a opposé la philosophie continentale et la philosophie analytique. L’évocation de ce débat permet à Louis Pinto d’introduire deux figures majeures du champ philosophique récent, Jacques Bouveresse et Derrida.
L’auteur revient ensuite sur le débat suscité par le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, publié en 1987. Alors que les hautains métaphysiciens et autre Derrida s’avèrent incapables de produite une défense d’Heidegger, puisqu’ils ne font qu’ignorer les véritables arguments et les vraies questions,  ce n’est finalement nul  autre que… Pierre Bourdieu qui deviendra "paradoxalement un des meilleurs défenseurs d’Heidegger", puisque c’est à partir de l’étude de la position relative de Heidegger dans un champ spécifique qu’il rend compte de ses choix et tentations. Louis Pinto conclut à une "surestimation permanente de la grandeur de Heidegger", qui ne serait que le reflet d’un certain aristocratisme de la philosophie française.

Vient ensuite l’analyse de l’"affaire Sokal". Un physicien américain avait adressé à la revue post-moderne Social Text un article de physique théorique proposant des conclusions délibérément extravagantes et s’appuyant sur des auteurs réputés (Deleuze, Derrida, Lacan, Serres). Le caractère parodique de ce texte avait échappé aux responsables de la revue qui l’ont publié en 1996. À la suite des polémiques déclenchées par la révélation de la supercherie, Alain Sokal publie avec Jean Bricmont un livre de réflexion, Impostures intellectuelles, consacré à l’analyse des discours de plusieurs personnages : Baudrillard, Debray…

Louis Pinto montre comment les penseurs mis en accusations sont parvenus à retourner la situation à leur avantage. Non contents de ne pas se justifier, ils parvinrent à mettre en accusations ceux qui les avaient critiqués : ceux-ci n’avaient tout simplement pas compris. L’auteur analyse notamment la réponse de Derrida, qui tout comme dans le débat autour de Heidegger ne "se donne pas la peine d’envisager les arguments mis en avant et rejette tout en bloc".

Ce panorama s’achève par une évocation des débats récurrents autour de la définition légitime de la manière d’enseigner la philosophie, et de ses éventuelles réformes. Il montre que tous les efforts de modifier les modes d’enseignement dans le sens de plus de précision dans la définition du programme, ou de proximité avec les questions d’actualités, ou encore les recommandations visant à prendre en compte la transformation du public étudiant ont été voués à l’échec. Au nom de la liberté professorale, du refus du modernisme et de l’affirmation de l’exceptionnalité de la discipline, tout écart à l’orthodoxie pédagogique fut empêché.


Le sociologue face aux textes

Le livre se conclut sur un pari un peu particulier, celui de montrer que les sociologues sont aussi en mesure de s’occuper des "textes". Louis Pinto s’attache donc à l’étude d’un corpus de douze textes, douze "leçons" de philosophie publiées dans Le Monde au cours de l’été 1982. Ce corpus apparaît être un matériau précieux pour étudier l’état du champ philosophique à un moment donné. Les auteurs sélectionnés par Le Monde relèvent autant de l’"excellence professionnelle interne" que de la "reconnaissance profane du grand public cultivé et des médias". Sont ainsi présents, parmi d’autres : Ferdinand Alquié, Christian Delacampagne, Jacques Derrida, Jean-Toussaint Desanti, Emmanuel Levinas… Chose curieuse, une seule femme – Elisabeth de Fontenay – est présente, fait que ne relève pas l’auteur.

Le pari de l’auteur est-il gagné ? Est-il pertinent pour un sociologue de s’atteler à la lecture de textes philosophiques ? Cette entreprise suscite finalement des sentiments assez partagés. Sentiment d’agacement en premier lieu face à cette  déconstruction systématique de l’argumentation où chaque phrase, chaque tournure, voire chaque mot serait le fruit de la place dans le champ de leur auteur   . Mais l’agacement laisse progressivement place à un autre sentiment, celui que finalement, l’expérience valait la peine d’être tentée, et que tout compte fait le pari semble être gagné.


La conclusion de Louis Pinto invite les philosophes à plus de réflexivité et à plus de réalisme sur les pouvoirs de la pensée. On serait amené à en faire de même avec son propre livre. Il est vraiment dommage que l’auteur n’ait pas explicité ses liens avec la sociologie, ni ses méthodes de recherche. Les entretiens cités le sont hors de tout contexte, et ne sont jamais datés. Les données des années 1970 sont traitées sur le même plan que des enquêtes plus récentes. Ce grand patchwork sociologique manque finalement d’unité, mais il reste cependant une somme d’informations et d’analyses considérable et précieuse, recommandée à tous ceux qui fréquentent de près ou de loin le champ philosophique. Enfin, il est une illustration et une belle défense de Pierre Bourdieu et de son œuvre.


*Cette note a été écrite en collaboration avec Paul-Antoine Chevalier.