Une approche féconde de l'œuvre d'Artaud qui reste cependant prisonnière du présupposé du rejet de toute référence à un moi constitué.

"Moi, Antonin Artaud, je suis mon père, ma mère, mon fils / et moi." En un sens, l'étude de Serge Margel peut se lire comme une tentative pour comprendre cet énigmatique énoncé d'Artaud. Se désigner de cette manière revient à briser à la fois l'ordre des générations (puisque je suis mon père et mon fils) et la différence des sexes (je suis mon père et ma mère) : à s'inventer une généalogie hybride qui fait éclater l'ensemble des marquages constitutifs de l'identité d'un sujet. Quel peut être alors le statut de ce "moi" qui occupe toutes les places du triangle œdipien, et s'en excepte du même coup ? "Autrement dit, que signifie être détaché ou désapproprié de soi-même, s'excéder au point de devenir un membre généalogique de soi-même ?"  

En parlant de "généalogies hybrides" ou de "corps hybrides", l'auteur ne nous propose pas – après tant d'autres – une nouvelle apologie du métissage, mais s'interroge sur cet excès, cette hybris qui amène des corps à rompre "avec leur propre condition, leur provenance, leur origine", pour "tisser de nouveaux espaces, ouvrir d'autres temps et inventer du possible"   . De cette (anti-)généalogie d'un moi en excès sur soi-même, Artaud nous donnerait un exemple majeur. Acharné à "se refaire un corps" contre l'Autre maléfique qui le lui a dérobé, le Mômo dénonce en effet comme une imposture son "acte de naissance", l'assignation de son nom propre et tout ce qui prétendrait lui imposer une identité fixe. Serge Margel consacre de belles pages aux différents aspects de cette imposture originaire dont le nom (im)propre serait "Dieu"   . Il montre que, chez Artaud, ce "subterfuge" divin coïncide avec la "fabrication d'un corps malade", d'un corps de mort   . C'est cette "projection d'un corps abject" qui "constitue la structure même de l'aliénation"   et qu'il s'agit de guérir en s'inventant un corps nouveau, un corps d'écriture, multiple, hétérogène, en incessant devenir.

Sur tous ces points, son approche est sans aucun doute féconde. À une réserve près : il semble considérer comme une évidence indiscutable que l'écriture et la pensée d'Artaud déconstruisent toute identité subjective ; qu'il s'agirait pour le poète "de penser la possibilité d'une généalogie sans sujet présupposé, sans nom assigné ni corps propre"   . Mais il n'en est rien. C'est sa "chute dans le Vide", c'est-à-dire dans la folie (épisode sur lequel l'auteur reste étonnamment silencieux) qui l'a exproprié de son nom, de son corps, de son moi : on sait que, à l'asile, le poète ne signait plus que du nom de jeune fille de sa mère, "Nalpas" – où l'on peut aussi entendre résonner le nom de celui qui n'a(l) pas, qui n'a plus de nom. C'est alors qu'il déclare "je ne suis rien" ou "je suis de la merde". Sa guérison amorcée à Rodez, c'est-à-dire son retour à l'écriture, coïncide en revanche avec la possibilité reconquise de signer en son propre nom. On pourrait d'ailleurs montrer que la plupart des "glossolalies" écrites entre 1945 et la mort du poète consistent en une interminable variation rythmique sur le nom propre d'Artaud qui devient ainsi la matière première et l'enjeu du poème. Cette dimension irréductiblement subjective de son écriture, cette auto-référence constante à un nom propre, à un sujet capable de dire je ne pouvaient échapper à un lecteur aussi attentif que Serge Margel. Mais il s'obstine à y voir une désappropriation du sujet ou du moi : "Lorsqu’Artaud écrit 'je ne me réfère à rien qu'à moi', il faut entendre ce 'moi' dans son devenir, et surtout dans son devenir autre."   Ce qui revient à effacer toute démarcation entre la folie et la guérison, entre l'œuvre à venir et l'absence d'œuvre.

Ce qui égare ici l’auteur, c'est cette doxa contemporaine, cette orientation "égicide" (partagée à différents degrés par Deleuze, Foucault ou Derrida) qui considère toute référence à un moi, à un nom propre et une identité subjective comme une "imposture", une illusion métaphysique qu'il importe de dissiper. En appliquant cette grille de lecture à la pensée d'Artaud, on s'expose à méconnaître complètement les enjeux de son combat contre la folie. Quant à l'énoncé où il affirme être "mon père, ma mère, mon fils / et moi"  – ne faut-il pas y entendre avant tout l'irréductible insistance d'un et moi qui résiste à toute tentative de déconstruction ?