Un des rares essais d’histoire globale autour de la question de l’anticolonialisme, aussi instructif dans son fond que déstabilisant dans sa forme.

"Patrie idolâtrée, douleur de mes douleurs,
Philippines chéries, écoute ce tout dernier adieu.
Je laisse tout ici, mes parents, mes amours,
Je vais où il n’y a ni esclaves, ni bourreaux, ni tyrans,
Où la foi ne tue pas, où seul Dieu règne vraiment."

Ce cri d’amour aux Philippines est le dernier prononcé par José Rizal dans son poème "Mi utlimos adios", écrit quelques heures avant son exécution le 30 décembre 1896. Cet indépendantiste philippin est le héros principal du dernier essai de Benedict Anderson, qui cherche, en retraçant le parcours de ce romancier, considéré comme un des pères de la nation philippine, à analyser "la complexité infinie des réseaux intercontinentaux caractéristiques de l’âge de la première mondialisation"   . Essayiste renommé depuis son précédent ouvrage analysant les imaginaires nationaux   , Benedict Anderson est actuellement enseignant en relations internationales à l’université de Cornell aux États-Unis et s’attache ici à une analyse sociologique et littéraire des conséquences de la première mondialisation sur la constitution des mouvements anticoloniaux. Le projet est d’emblée intéressant dans ce qu’il a de novateur, à savoir l’étude de l’imbrication des échelles géographiques sur un objet particulier, les premières révoltes anticoloniales qui bousculent l’Empire espagnol déclinant à la fin du XIXe siècle, en particulier la révolte philippine.

Le livre se concentre en effet d’abord et avant tout sur un niveau d’analyse microgéographique, en étudiant trois personnages majeurs de l’histoire nationale philippine : Isabelo de Los Reyes, José Rizal et Mariano Ponce. Aux deux premiers, il consacre d’ailleurs les premiers chapitres du livre, décrivant le parcours du folkloriste philippin (Los Reyes) soucieux de démontrer l’existence d’une histoire nationale philippine préexistante à la conquête coloniale ainsi que celui de l’écrivain engagé (Rizal) qui dénoncera par ses deux grands romans, Noli me tangere   et El filibusterismo   , parus respectivement en 1887 et 1891, les méfaits du colonialisme espagnol. Pour Anderson, ces romans sont d’une importance capitale, il estime même que ce sont "sans doutes les seuls romans de calibre mondial écrits par un Asiatique au XIXe siècle".  

L’enjeu de cette analyse biographique et bibliographique, creusée dans le troisième chapitre qui revient à une échelle macrogéographique, est de mettre en lumière les influences mondiales qui parcourent l’œuvre de ces deux auteurs, en particulier celle de Rizal. Benedict Anderson montre d’ailleurs très bien comment le jeune auteur se trouve à la croisée de trois mondes : le système mondial des nations, le monde de la gauche internationaliste et l’Empire espagnol en décomposition   . C’est l’interpénétration de ces trois mondes qu’il cherche à analyser de façon foisonnante et parfois assez déroutante pour le lecteur, puisqu’il procède par allers et retours entre les mondes et les échelles, s’autorisant souvent des digressions qui nuisent à la compréhension globale bien plus qu’elles ne clarifient le propos. Il ressort de cette analyse que la nébuleuse anarchiste européenne, fort dynamique dans la seconde moitié du XIXe siècle a, bien plus que l’idéologie marxiste, influencé à la fois la vie et surtout l’œuvre de Rizal.

Celui-ci a d’ailleurs énormément voyagé, entre Philippines, Europe, Hong-Kong et entretient une large correspondance dans différentes langues avec les milieux anarchistes intellectuels parisiens. Les deux derniers chapitres du livre traitent ensuite de la difficulté pour Rizal de définir, en lien avec les penseurs anarchistes révolutionnaires espagnols et philippins, une stratégie indépendantiste pour les Philippines. Face à l’exemple cubain réprimé durement par les Espagnols, il prône la stratégie de la révolution douce, par l’assimilation, sans être suivi et ses successeurs dont Mariano Ponce, le premier d’entre eux, chercheront après son exécution à poursuivre cette réflexion sur la meilleure voie pour la constitution de la nation philippine en essayant de nouer différentes alliances, aux États-Unis comme en Chine.

On ne peut reprocher à Benedict Anderson, qui s’appuie sur des sources très spécialisées, de ne pas maîtriser son sujet, ou de ne pas savoir le traiter avec humour   . Néanmoins, le projet initial s’essouffle dans une écriture assez brouillonne, qui donne au récit l’allure d’un cabinet de curiosité bien plus que d’une analyse multiscalaire qui réussirait à dresser une cartographie des réseaux de la mondialisation. La tâche est en même temps très difficile et certains passages du livre montrent une réelle volonté de synthétisation, surtout dans le troisième chapitre, où cartes et tableaux tendent à clarifier les réseaux dans lesquels Rizal a évolué sans que jamais nous n’ayons une carte de ses voyages, première pierre d’une compréhension de son parcours.

Il est bien délicat de résumer un tel livre, dont la lecture est assez facile sans que le lecteur en ressorte avec une vision d’ensemble. Fonctionnant par allusion, l’ouvrage requiert une bonne connaissance préalable de l’histoire de l’Espagne. On se demande parfois pourquoi Benedict Anderson ne l’a pas intitulé "La chute de l’Empire Espagnol". De plus, alors qu’il est clairement posé en introduction que le but du livre est une cartographie de l’anarchisme et de ses influences sur les mouvements nationaux   , on s’interroge sur le lien entre cette idéologie et le parcours des personnages étudiés, qui ne se réclament jamais explicitement d’un tel courant et dont l’auteur ne semble pas trouver trace de l’influence dans leurs œuvres.

Les Bannières de la révolte semblent au final bien plus une histoire iconoclaste de la révolte philippine qu’une histoire mondiale de la diffusion des idées. L’écriture de celle-ci semble ardue pour ceux qui s’y attellent : il faudrait peut-être se libérer au préalable de certaines bornes du récit historique – linéarité, causalité - pour inventer une nouvelle manière de comprendre l’histoire