Un livre qui promet plus que ce qu'il propose.

Une conférence américaine de 1994 de la première auteure, inédite en français, et intitulée "L’artiste et le psychanalyste", est suivie dans ce petit volume de six commentaires, ou libres rebonds (c’est selon). Le ton général passe largement les éloges de courtoisie adressés à Joyce McDougall, et frise l’adulation. À l’exception des contributions de Jacques André et surtout de Michel de M’Uzan, on ne trouvera pas grand-chose qui ressemble à une discussion de fond des thèses du texte introductif. Le plus frappant, dans ce recueil, c’est la promesse, voire le contrat, que son titre ambitieux et excitant passe avec le lecteur, et la façon, extrêmement décevante pour finir, dont cette promesse ou ce contrat sont remplis. Le titre d’un essai, ou d’une conférence, peut être simplement thématique (voilà de quoi je vais parler) ; sur la couverture d’un volume d’une collection aux parutions aussi attendues et enrichissantes que la "petite bibliothèque de psychanalyse", il annonce bien trop.

Ce trop éclate d’ailleurs dès le propos de Joyce McDougall, et le malaise qui envahit le lecteur ne se dissipera presque jamais ensuite. Il a trois aspects. Le premier, c’est l’invocation rituelle de la formule de Freud, déclinée de bien des façons, selon laquelle "la création artistique reste en tant que telle un mystère impénétrable, mais…". Et après ce "mais…", on trouve tout ce qu’on veut, selon l’état du développement de la théorie psychanalytique, autant chez Freud que chez ses successeurs, et selon les clichés en vigueur aux époques différentes de la culture, sur la nature de l’art et de l’activité artistique. "On fera donc semblant de croire en la légitimité de l’entreprise !" s’écrie ainsi Michel de M’Uzan   . Le second, c’est la gêne qu’on ressent à voir des cures d’artistes invoquées (on suppose qu’ils sont connus du public, vu les sous-entendus que Joyce McDougall multiplie à plaisir), mais sans possibilité aucune, du fait de la clause de confidentialité, de se faire la moindre idée de ce qu’ils ont effectivement réalisé, et du rapport éventuel entre ce que raconte l’auteure, ce qu’ils disent eux-mêmes de leur œuvre et de leur créativité, et des productions esthétiques, mais aussi intellectuelles ou professionnelles qui justifient leur titre de créateurs. L’appel à communier dans une évidence inscrutable, banal dans les vignettes cliniques en psychanalyse, est comme ici redoublé. Car on peut bien se faire une idée du genre de symptômes que produit une personne en analyse, mais bien moins, si on veut être précis et penser quelque chose de déterminé, des résultats complexes de ce qui n’est pas vraiment un symptôme, mais plutôt le résultat d’une sublimation, et surtout quand cette sublimation prend la forme d’une œuvre d’art. Ces deux premiers embarras conspirent pour produire le troisième : il y a chez Joyce McDougall un ton "explicatif" qui paraît mettre au jour, artiste par artiste analysé, un mécanisme fantasmatique primordial à la source du conflit créateur (bisexualité psychique ou autre), et cependant, qu’on en lise les formules dans tous les sens, qu’on y suppose toute la profondeur qu’on veut, il reste absolument impossible de comprendre pourquoi ces mécanismes allégués devraient déboucher sur des œuvres d’art, plutôt, justement, que sur des rêves, ou des symptômes, ou des délires, etc. Évidemment, il y a aussi tout cela, et en plus, des œuvres d’art (ou des accomplissements censés manifester une capacité créatrice spéciale). Les artistes analysés par Joyce McDougall ne parlent pas que de leurs œuvres. Mais le mur freudien reste infranchissable : une fois qu’on a dit que l’artiste exprime dans son œuvre des insatisfactions qui sont du même tonneau que les insatisfactions attestées dans les fantasmes (hystériques, par exemple), que le matériau de ces oeuvres, c’est la sexualité infantile, que l’œuvre d’art peut s’analyser comme un rêve, et que la signification des œuvres d’art est passible d’une interprétation de ses motivations inconscientes, on fait tout bonnement du surplace. L’annexion pure et simple de l’œuvre d’art au champ de pertinence de la psychanalyse se fait au profit unilatéral de la psychanalyse (elle peut parler de ça aussi, comme de la religion, elle s’y retrouve sans mal), au prix, malheureusement, de l’œuvre d’art. Du coup, parler d’œuvre d’art n’a strictement aucun intérêt supplémentaire, si on la compare à ce que nous apprennent les formations de l’inconscient que n’importe qui, artiste ou pas, produit pour son compte.

Sauf que.



Sauf que parler d’art et d’artistes (surtout en faisant allusion à ceux qu’on a sur son divan) est remarquablement "classant" — pour emprunter à Pierre Bourdieu ce mot juste et méchant. Car en matière de bon goût, il ne faut pas faire attention seulement aux différences de valeur qu’on est capable d’introduire entre les œuvres (plus ou moins belles, réussies, etc.). Il faut aussi faire attention à la prime qu’on retire, en terme de prestige et d’autorité symbolique, du pouvoir de classer et hiérarchiser ainsi les choses. En classant, on se classe, et toujours, on montre aussi à quelle "classe" on appartient, tant le bon goût est une marque distinctive de supériorité sociale. Le discours psychanalytique sur l’art échapperait-il à cette logique de l’affirmation élitaire ? Certainement pas, puisqu’il se trouvera toujours quelqu’un pour sentir ce qu’il véhicule, par principe, de domination implicite, de maîtrise des bons mots et surtout des bonnes sensations, du plaisir "supérieur", de la qualité "privilégiée" des expériences. On pourrait espérer mieux cependant. Par exemple, des élucidations de ce qui se passe quand quelqu’un découvre, sur un divan, qu’il n’est pas hors-jeu du jeu social de l’art, que ce qu’il produit a une valeur, et que, peut-être, l’impénétrable mystère de sa créativité le fait échapper, pour de bon, à la pénétration de son psychanalyste.

Ce n’est pas du tout se moquer de celle-ci, ni la tenir pour inutile, au contraire ! Mais l’analyse analyse, autrement dit, elle ne fait que déceler certains "motifs originels" dans les œuvres ; elle ne capte rien du tout de ce qui commande la synthèse, ou la mise en œuvre de ces motifs en œuvre d’art. Pourtant, on aurait bien aimé voir cette mise en œuvre approchée autrement qu’à travers le thème un peu facile, et bien difficile à démentir cliniquement, de la réparation narcissique. Pourquoi, après tout, certains artistes n’auraient-ils pas des moyens parfaitement banals de se réparer narcissiquement (rêves, symptômes sexuels, que sais-je ?), tandis que le ressort de la création puiserait à des sources relativement indépendantes ?  

Le lecteur se fera donc lui-même une idée de ce qu’évoquent en lui les interprétations données par Joyce McDougall à ses patients artistes ou créateurs. Sur ce plan, chacun a bien le droit d’être touché, ou insensible, à sa guise. Mais on n’a pas besoin d’être un adversaire ou un partisan de la psychanalyse (ou de la psychanalyse comme la pratique Joyce McDougall) pour percevoir encore autre chose dans ces propos : non pas un inconscient, mais un impensé. Cet impensé n’est pas de nature psychologique. Pas une fois dans ces pages les auteurs ne se demandent si les artistes ont vraiment un accès privilégié aux sources de leur création, s’ils sont mieux placés qu’un tiers, ou du moins, que le public cultivé ou les critiques expérimentés, pour décider de ce qui fait le contenu et la valeur artistique de ce qu’ils font. Pourquoi ce que raconte un artiste sur sa création serait-il autre chose que "je" installé en position de sujet, et soi-disant en caution d’authenticité, dans des phrases toutes faites, historiquement et culturellement produites, sur l’effet que ça fait de produire des objets reconnus par autrui comme des œuvres d’art, ou des création d’une haute valeur intellectuelle ? Pourquoi, symétriquement, ce que les psychanalystes entendent dans ces propos "subjectifs" serait-il immunisé contre les clichés toujours plus raffinés et sophistiqués de la "subjectivité artiste" ? Pourquoi, enfin, ne pouvons-nous pas facilement faire autrement que de croire à l’existence d’une telle "subjectivité artiste" ? Car il est très douteux que nous choisissions librement ce que nous pouvons dire de nous-mêmes touchant des processus qui finissent par avoir un sens social. On est loin du compte, quand on s’imagine que le problème sera résolu par l’inclusion du "public imaginaire" dans la peinture psychologique de l’activité créatrice (au sens où "imaginaire", ici, ce sont des projections, des objets internes du monde inconscient du sujet artiste, etc.)   . En effet, ce monde intérieur n’est pas seulement le monde œdipien, ou bien pré-œdipien, de la théorie psychanalytique, c’est un monde dont les signes et les valeurs sont très fortement organisés pour répondre à d’autres finalités que celles de l’inconscient (des rapports de pouvoir, de la politique, des institutions, etc.). Il suffit d’ailleurs de suivre comme dans un jeu de piste les indices d’une sociologie refoulée dans ces essais d’esthétique psychanalytique : comment Joyce McDougall, mais aussi Arnold Modell, qu’elle cite en passant, butent sur le fait que nous vivons dans des sociétés individualistes, et que les contraintes de  l’individualisation pèsent avec violence sur les expressions artistiques socialement sanctionnées.



Tout cela a des conséquences déplaisantes sur l’argumentaire psychanalytique. On en vient à soupçonner que le caractère massif et univoque des "explications" de Joyce McDougall n’est que la doublure psychologique ad hoc de ces processus d’individualisation, et qu’on n’a pas vraiment gagné un accès psychanalytique à la créativité artistique, mais uniquement résolu ou apaisé les conflits qui naissent chez quelqu’un quand il doit dire, pour survivre en société, "je" suis artiste ou créateur. Non pas l’inconscient, en somme, mais le moi, et donc les affres narcissiques qui s’imposent à lui pour parvenir à la reconnaissance. Cristina, qui est sculpteur, avait à 3 ans placé ses excréments dans une boîte et s’était fait gronder par la bonne. "En fait, il s’agissait là des premières sculptures qu’elle avait offertes au monde extérieur, sans doute en raison de son sentiment d’avoir été abandonnée."   Je vois quel impact une énonciation de ce genre peut avoir dans une séance, la mise en résonance induite entre couches affectives refoulées et peut-être clivées, mais quand ce qui s’en retrouve est une affirmation aussi dogmatique, presque caricaturale, on se demande pourquoi la patiente n’en a pas ressenti un effet tout sauf curatif : que sa sculpture, ça n’est en fait "que de la m…". Ce qui manque ici, c’est un peu de lumière sur la façon dont Cristina a créé, difficilement, et par une opération paradoxalement toute intérieure, une réceptivité chez autrui à ce qu’elle produit : comment, en un mot, elle en est venue non seulement à façonner autre chose que de l’excrémentiel, mais bien à "forcer l’admiration" d’autrui pour cette autre chose que de la m… que, désormais, elle sculpte. Si l’on pose la question en ces termes, on voit que communier idéologiquement avec le patient artiste sur les valeurs du moi, de l’idéal, de la "créativité", bref, des artistes "individualistes forcenés", comme les appellent Roy Schafer, c’est adopter sans distance les clichés bourgeois et post-romantique de l’artiste comme le voyait Freud, dont le titre de gloire, comme ricanent les spécialistes de l’esthétique, est d’avoir ignoré quasiment tout de l’art de son époque, ce qui va fort au-delà de son absence d’intérêt pour la musique. Joyce McDougall fait quelques pas en direction de cette transformation, qui est moins celle du moi souffrant de l’artiste (se réparant soi-même dans son œuvre, etc.) que de l’Autre atteint par surprise et au sein duquel il trouve miraculeusement, et quelquefois, à se loger. Elle remarque ainsi que la reconnaissance officielle est un facteur "qui peut persuader les créateurs qu’ils sont absous pour leurs fantasmes de transgression et leur érotisme prégénital".  

Dépasser la simple problématique du narcissisme est essentiel en ces matières, tellement il est contaminé de motifs sociologiques liés à l’individualisme et aux catégories sociales dans lesquelles se dit l’identité artistique contemporaine. Sinon, on retombe dans l’illusion que la seule différence entre un rêve et une œuvre d’art, c’est que l’œuvre d’art est "sociale" — ce qui donne à "social" la qualité d’une addition magique au fait individuel de la création.

Des commentaires de ce texte introductif, il est difficile de dire quoi que ce soit d’ordonné. Disons qu’ils reprennent le plus souvent un thème dérangeant de la pensée de Freud, qui est son relatif dédain pour la "douce narcose" où l’art nous plonge, et son choix en faveur de la science, c’est-à-dire en faveur du principe de réalité. C’est la position du consommateur de beaux-arts et les contributeurs essaient plus ou moins d’en adoucir la grossièreté en soulignant à quel point le créateur, lui, traverse des conflits violents et significatifs. Sans doute est-ce le cas, souvent. Mais est-ce qu’une œuvre d’art exprime ces conflits, ou leur dépassement ? Faut-il s’identifier implicitement à l’artiste torturé pour ressentir ce qui doit l’être devant une œuvre ? Et que penser des artistes et des créateurs intellectuels souverainement calmes, qui ne cadrent pas avec ce modèle ? Il est vrai qu’ils sont peu susceptibles de recourir à une analyse. En revanche, pas trace de la brutale réduction freudienne des sources mystérieuses de la création à des facteurs économiques et biologiques. On oublierait, pour un peu, que dans son jugement sur le surréalisme, c’est une certaine proportion quantitative à préserver entre l’inconscient et le préconscient que Freud invoque comme critère de l’œuvre d’art véritable !



Michel de M’Uzan est de tous celui qui paraît le moins intimidé par Joyce McDougall, et qui va avec bon sens au fond de ses arguments. La créativité doit être entièrement désidéalisée, et il faut renoncer à penser, comme Joyce McDougall, que la "partie saine de la personne" est celle qui est créative. Pourquoi ? À cause de la proximité palpable entre sublimation et perversion, dont il est difficile de faire bon marché. On néglige que les choses les plus admirables puissent avoir été produites par des gens détestables, et détestés. Et là où Joyce McDougall souligne les continuités (de la sexualité infantile à la création adulte), Michel de M’Uzan renverse avec force les raisons qu’elle allègue comme ses données cliniques : il n’y a tout bonnement aucun rapport entre la créativité d’un enfant, qui joue, et même qui joue avec ses excréments et celle de l’artiste adulte. Mais, comme dans les vrais échanges psychanalytiques, il ne s’agit pas de contradiction logique : disons qu’il faut être deux au moins pour ajuster les projections et tempérer les imaginaires, en laissant à l’ineffable, au mystérieux, une place mieux circonscrite.

Curieux recueil, donc, qui prêche, comme la quasi-totalité de la littérature psychanalytique contemporaine, aux seuls convaincus. Il se montre absolument indifférent à toute approche sociologique de l’art, comme si le cadre de la cure immunisait l’échange de ses contraintes et de ses formes.  On s’y fait bien plaisir (citations rares et références fines se bousculent). On devine, çà et là, que certaines phrases ont été des interprétations, et qu’elles ont fait mouche. Mais enfin, le problème reste entier