En s’intéressant au lien intrinsèque entre images et débats sociaux au XIXe, cette étude rend à la culture visuelle sa valeur politique et sociale.

Dans La République troublée, culture visuelle et débat social (1889-1900), Richard Thomson, professeur à l’université d’Édimbourg et auteur d’ouvrages sur Toulouse-Lautrec, Degas, Monet et Van Gogh, revient sur une période délaissée des historiens d’art, celle de la décennie qui sépare les deux Expositions universelles de 1889 et 1900. Entre les deux, les années 1890 restaient considérées soit comme une simple phase de transition dans la carrière d’un maître, soit comme une période artistique sans grand intérêt entre deux grandes décennies novatrices. L’auteur s’engouffre dans cette brèche historiographique pour mener à bien une étude originale, qui réfléchit aux échos dans l’art de certaines grandes questions sociales ou politiques.

Comment les artistes ont été les réceptacles des interrogations de leur temps ? Thomson choisit d’aborder cette vaste problématique par le biais de quatre thèmes : le corps, la foule, la religion et l’idée de revanche qui forment les quatre chapitres de l’ouvrage. "Santé et décadence, République et religion, les foules et leur contrôle, le nationalisme anti-allemand : voilà les questions qui préoccupaient la France des années 1890 (…)", écrit-il dans son introduction. R. Thomson place le visuel au cœur du débat public. D’après l’auteur, tous ces débats sont reliés à la question plus vaste de l’idée qu’on se faisait de la modernité dans les années 1890.

 

Une étude entre histoire et histoire de l’art

Thomson propose au lecteur une étude d’histoire sociale de l’art ou histoire culturelle de l’art, et se fait au moins autant historien qu’historien de l’art. Ses chapitres commencent par de conséquentes remises en contexte qui précèdent ses propos sur les œuvres elles-mêmes. L’ouvrage repose sur un corpus d’œuvres varié, autorisant l’auteur à des rapprochements inattendus et souvent pertinents. Ce dernier a rassemblé tout un ensemble de toiles, mais aussi de gravures, d’estampes, de dessins, d’affiches et de photographies. Par sa variété et son ampleur, son corpus lui permet de toucher tant à l’imaginaire des élites qu’à celui du peuple.

Il choisit de mettre de côté le canon des artistes que nous considérons comme importants pour revenir avec des yeux neufs sur ceux qui, délaissés aujourd’hui, étaient reconnus ou jouissaient hier de la reconnaissance du public ; le but étant de faire ressurgir des artistes oubliés, des images écartées par les historiens d’art. Les artistes ne sont présents que parce que leurs œuvres font écho aux préoccupations de leur temps. Ainsi l’auteur fait une large place aux Carabin, Adler, Detaille, Lhermitte et Dagnan-Bouveret aux côtés des Pissaro, Degas, Renoir, Vallotton et Maurice Denis. Thomson ne propose en aucun cas une somme classique d’histoire de l’art.

Peu lui importent les jugements de valeur sur les artistes : "L’objectif de ce livre est de situer l’imagerie dans le débat social". C’est un véritable leitmotiv pour l’ouvrage et un outil méthodologique. Dès l’introduction, il rapproche des œuvres aussi éloignées que la sculpture de Dalou, Le triomphe de la République (1899) et la toile de Toulouse-Lautrec, Le Salon de la rue des Moulins (1893), car les deux artistes entrent en résonance avec les débats des années 1890 sur le corps. La figure de l’abondance, de la fécondité féminine, est placée en regard de la représentation des prostituées d’une maison close au sein d’un système de contrôle organisé par l’État.

Le corps. "Santé publique et désir privé : exploration de la modernité et de l’érotisme"

Thomson cherche à dresser un panorama des différents aspects de la sexualité dont l’image rend compte, dans un pays où les questions de l’état physique de la nation et de la natalité sont au cœur des préoccupations. Le corps est mis à nu et érotisé chez Rodin dans son Iris messagère des Dieux, chez Degas avec sa Femme nue à genoux, ou encore chez Pierre Bonnard, Femme assoupie sur un lit. Il est objectivé par un peintre comme Charles Maurin, dans sa toile Femme nue qui fit grand bruit lors de son exposition au Salon des Indépendants en 1887. Il est tantôt sain, tantôt décrépi.

L’auteur a rassemblé un matériau d’une grande diversité : des photographies de Jeandel, des meubles (chaises, bibliothèque) ou des objets (pommeau de canne) sculptés par Rupert Carabin intégrant des corps féminins, enfin des affiches comme "Pour qui votait-on ?" dont le caractère canaille repose sur un jeu entre le texte et l’image. Prêtant une oreille attentive à la réception contemporaine des œuvres, Thomson cite souvent des extraits de critiques ou d’articles de presse. Conscient des limites de son étude, il sait qu’il ne propose que des échantillons de ces attitudes, dont la complexité témoigne selon lui d’un mouvement vers la modernité.

 

La Foule. "Représenter et contrôler la foule"

Fidèle à sa méthode, Thomson commence par un bilan des écrits de la période : il pense notamment à La psychologie des foules de Gustave Le Bon publié en 1895, à Zola dans Paris, à Camille Mauclair, jeune critique symboliste, dans Du symbole   . On ne cesse de s’interroger à l’époque sur les visées de la foule, sur la façon dont elle se forme, sur ces réactions. Celle-ci est soumise à des analyses d’un type nouveau, psychologique, sociologique, ou criminologique. La représentation de la foule est avant tout affaire de sensibilité politique : un peintre socialiste comme Adler, dans La grève au Creusot (1899) ou Les Las (1897), représente la foule en marche. Quant à l’État, il encourage la représentation de la foule, mais des foules sages, républicaines et vertueuses. La foule appartient de plus en plus au paysage urbain que les peintres intègrent dans leurs œuvres, notamment sur Paris.

 

La religion. "Le débat religieux : représenter la foi, définir la modernité"

"Comment l’art français des années 1890 s’accommode-t-il de l’évolution du climat des relations entre l’Église et l’État ? Dans quelle mesure les tensions entre les forces du conservatisme et celles de la modernité se traduisent-elles sous forme visuelle ?", écrit Thomson. L’art religieux du XIXe siècle a été peu étudié. L’auteur évoque le cas du travail de Maurice Denis pour l’église du Vésinet, véritable tentative de doter l’art religieux des qualités esthétiques qui lui manquent le plus souvent, de le moderniser. Mais l’art religieux de la fin du XIXe siècle n’a rien de monolithique, même si on remarque de fortes tendances comme le souci de l’exactitude historique, - c’est l’époque où l’on voyage au Moyen-Orient pour se documenter -, ou comme l’élan de modernisation qui pousse de nombreux peintres à intégrer le Christ dans des scènes de la vie contemporaine. Les œuvres, fréquemment ambiguës, ne sont autres que le reflet de l’ambiguïté des opinions dans un pays où presque tous ont reçu une éducation catholique.

La revanche. "Y penser toujours, n’en parler jamais" : les images et l’esprit de revanche

Thomson va dans ce chapitre à l’encontre des idées reçues sur les années 1890. La culture visuelle révèle que l’idée de revanche est bien plus présente qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Il utilise principalement deux canaux pour sa démonstration : les images naturalistes ou réalistes de scènes ayant rapport avec la guerre ou la conscription, et les allégories, comme le tableau de Jean-Jacques Henner, L’alsace (Elle attend !), où l’Alsace est représentée sous les traits d’une jeune fille (1871) et dont la forte diffusion entretient l’esprit de revanche. Même s’il est impossible de faire une lecture à sens unique de la plupart des œuvres citées, force est de constater que l’esprit de revanche n’est pas enfoui dans les consciences et que, bien au contraire, l’imagerie se fait le véhicule de questions nationales.

 

Vers une typologie de l’écho des préoccupations sociales dans l’art

Au moment de faire le bilan de son étude, Thomson entrevoit des conclusions nuancées : si dans le cas de la foule, l’imagerie s’associe étroitement aux discours de l’époque, concernant le corps, qui est déjà le grand sujet des artistes, ceux-ci n’ont nul besoin du débat social pour aborder dans leurs œuvres les questions de déclin ou de la santé, ils illustrent plutôt un état d’esprit contemporain. Sur l’esprit de revanche, Thomson espère avoir contribué à faire réviser les jugements : l’imagerie de la période n’est pas neutre, elle est plutôt incitative. Enfin la question religieuse, mélange délicat entre public et privé, est celle qui pose le plus de difficulté au questionnement de l’auteur.

 

Dans cet ouvrage, Thomson se livre à un exercice périlleux, menacés par différents écueils qu’il s’efforce d’éviter à grands renforts de nuances, tels l’historicisme ou la conception qui fait de l’œuvre le symptôme d’une époque et/ou l’expression de cette époque, stigmatisée par Gombrich sous le nom de "physionomisme". Tout l’ouvrage résonne alors comme un plaidoyer en faveur d’une histoire "sociale" de l’art, dans laquelle on lirait les œuvres comme étant en lien avec la réalité de leur époque, en tant qu’expressions d’expérience sociale et non pas seulement comme des œuvres de musée. Le débat reste ouvert