Publié en 2003 aux Etats-Unis, Le monde en feu vient de paraître au Seuil. Amy Chua, professeur à l'Université de Yale, propose une reflexion stimulante sur l'autre mondialisation, lorsque démocratie et économie de marché s'opposent.

L'existence de « minorités économiquement dominantes » : un problème pour la notion de démocratie de marché

Depuis au moins la guerre froide, la plupart des Occidentaux se sont habitués à associer la démocratie et l’économie de marché comme conditions de la paix et de la prospérité des nations. Mais cette association n’a rien d’évident. Le monde en feu, publié en 2003 aux Etats-Unis et dont la traduction française vient de paraître au Seuil, présente une grille de lecture provocante et stimulante. Selon son auteure Amy Chua, politologue de l’université de Yale, démocratie et économie de marché entrent en tension partout où les hiérarchies du pouvoir économique recoupent des divisions ethniques ou religieuses. Dans un grand nombre de pays en développement, l’existence d’une « minorité économiquement dominante » qui détient une part disproportionnée (et parfois croissante) de la richesse nationale rend la notion de démocratie de marché intrinsèquement problématique.

Amy Chua, issue d’une famille chinoise des Philippines, sait de quoi elle parle. Dans ce pays, les Chinois représentent 1% de la population et contrôlent une proportion de l’économie qui varie selon les estimations entre 50 et 65%. Le livre s’ouvre sur le récit d’un souvenir d’enfance, lorsque la tante de l’auteure, une riche célibataire qui collectionnait les diamants dans de vieux pots de lotion hydratante, fut assassinée dans son domicile par son chauffeur appartenant à la majorité ethnique des Philippines. La police de Manille attribua spontanément comme motif au crime la « vengeance » (bien que l’assassin ait emporté des bijoux) et classa rapidement l’affaire sans suite, sans que la famille ne proteste.

En Indonésie à la chute du régime de Suharto en 1998, les émeutes anti-chinoises firent des milliers de victimes au moment même du rétablissement de la démocratie. Les communautés chinoises d’Asie du sud-est constituent un exemple emblématique de minorités économiquement dominantes. Mais il y en a bien d’autres : Amy Chua décrit en détail les Blancs d’origine espagnole en Amérique Latine, les oligarques russes issus majoritairement de la minorité juive, et la mosaïque de minorités dominantes en Afrique : les Blancs en Afrique du Sud bien sûr, mais aussi les Kikuyus au Kenya, les Ibos au Nigéria, les Tutsis au Rwanda, les Indiens en Tanzanie, les Libanais en Afrique de l’ouest, etc. La démonstration est implacable et dénuée de sentimentalisme. Une grande partie des humains vit dans la dépendance économique de minorités auxquelles ils n’appartiennent pas.


Tensions économiques, tensions politiques, au risque de la violence

Les conséquences ? Lorsque la tension entre démocratie et économie de marché est telle que leur coexistence devient impossible, les pays concernés ont le choix entre l’une et l’autre. Soit le pouvoir est confisqué au profit de la minorité économiquement dominante, et l’autocratie est accompagnée par un « capitalisme de copinage » (crony capitalism) dans lequel une corruption à grande échelle est généralement la contrepartie de la protection par le pouvoir de la minorité détestée : dans cette catégorie entrent les régimes de Marcos aux Philippines, de Suharto en Indonésie, et beaucoup de pays africains. Soit au contraire, l’avènement de la démocratie conduit à la réduction forcée du pouvoir de la minorité, par des nationalisations (le Venezuela de Chavez, la Russie de Poutine) voire par la violence ethnique, comme au Rwanda en 1994 ou la guerre serbo-croate du début des années 1990. Chua cite un discours de Slobodan Milosevic en mars 1991 : « S’il faut nous battre, alors mon Dieu nous nous battrons. Parce que si nous ne savons pas travailler ni faire des affaires, au moins nous savons nous battre ! ». Naturellement, Chua reconnaît que dans ce cas comme ailleurs sa grille de lecture est loin d’être la seule en cause, et ne s’applique guère aux événements ultérieurs de Bosnie et du Kosovo. Mais pour autant il serait dangereux de l’ignorer. Les politiques d’assimilation forcée, comme celle de la minorité chinoise en Thaïlande depuis la première moitié du vingtième siècle, constituent une forme de réponse mais s’accompagnent souvent elles aussi de violences et ne produisent des effets réels qu’à très long terme.

L’Occident est largement à l’abri de telles tensions (de même que la Chine), car la manière dont se sont constituées ses communautés nationales a généralement conduit à l’élimination de longue date du pouvoir économique dominant des minorités. En France, le cas le plus récent remonte sans doute aux émeutes anti-italiennes de la fin de la Renaissance. En Allemagne, nation de formation plus récente, Amy Chua note que l’antisémitisme de la période de Weimar n’est pas sans ressemblance avec les situations contemporaines auxquelles Le monde en feu est consacré. Et l’antagonisme réapparaît partout où le pouvoir économique est aux mains d’une communauté ethnique. Chua cite notamment les violences anti-Coréennes dans des quartiers pauvres américains à majorité noire.


Répondre aux déséquilibres : le grand défi de la démocratie

La même tension existe-t-elle à l’échelle mondiale ? L’un des chapitres, faisant écho à une interrogation universelle aux Etats-Unis après le 11 septembre, est intitulé « pourquoi ils nous détestent ». Les Occidentaux, et notamment les Américains, forment-ils une minorité économiquement dominante à l’échelle mondiale ? Le fait est que beaucoup de gens voient le monde de cette façon. Amy Chua cite l’écrivain turc Orhan Pamuk : « Aujourd’hui, le citoyen ordinaire d’un pays musulman pauvre et non démocratique, le fonctionnaire d’un pays du tiers-monde ou d’une ex-république socialiste qui a du mal à joindre les deux bouts, sait qu’il ne possède qu’une part dérisoire du commerce planétaire ; il sait qu’il vit dans des conditions bien plus dures et bien plus désolantes que les « Occidentaux », et qu’il est condamné à mourir beaucoup plus jeune. En même temps, cependant, il sent dans un coin de son esprit que sa pauvreté est largement l’effet de sa propre bêtise, de sa propre inadaptation, ou de celles de son père et de son grand-père. Le monde occidental n’a pas conscience de ce terrible sentiment d’humiliation que ressent la majorité de la population mondiale. »

Le livre d’Amy Chua est un coup de poing dans les gencives pour tous ceux qui imaginent que l’humanité pourrait vivre en paix si elle adoptait immédiatement et sans réserve la démocratie et l’économie de marché. On peut contester certains aspects. Par exemple, le chapitre consacré au Moyen-Orient décrit les Israéliens comme la minorité économiquement dominante de cette région ; mais, si la haine des Arabes contre Israël est bien réelle, en revanche les Israéliens n’exercent guère de pouvoir économique direct sur leurs voisins. En revanche, sa lecture est pleinement validée par des événements postérieurs à la première parution du livre, comme la nationalisation de Ioukos en Russie, l’élection d’Evo Morales en Bolivie, ou la spirale autodestructrice du Zimbabwe sous le régime de Robert Mugabe. Après la lecture de Le monde en feu, il est impossible de regarder le monde tout à fait comme avant. Le lecteur en ressort sans optimisme naïf, mais aussi beaucoup mieux outillé pour comprendre les défis de la démocratie sur une grande partie de la planète.