Un recueil dense et très éclairant sur la politique monétaire, mais malheureusement muet sur la question de la légitimité.

La crise financière actuelle met à nouveau en lumière l'importance de la politique monétaire et montre la nécessité de comprendre les raisons et mécanismes qui gouvernent les décisions prises par les banquiers centraux, chargés de veiller sur la bonne santé de la monnaie nationale. L'ouvrage dirigé par Jean-Philippe Touffut, issu d'un colloque organisé fin 2006 par le Centre Cournot, réussit le pari de réunir des contributions très éclairantes qui abordent les nombreuses facettes de la politique monétaire par des méthodes et orientations différentes. Le livre offre ainsi au lecteur les clés pour comprendre les enjeux actuels de la politique monétaire, que ce soit la manière avec laquelle les banquiers centraux doivent gagner et conserver la confiance des citoyens, l'importance de la communication comme instrument, le choix de l'objectif devant servir de guide à la politique, les interactions entre politique monétaire et politique budgétaire, et enfin le rôle de la politique monétaire face aux grands déséquilibres internationaux, en particulier l'énorme déficit des États-Unis.

 

Croyances et institutions : quels objectifs pour la Banque Centrale ?

Les deux premiers articles qui ouvrent la réflexion apportent une perspective historique bienvenue et manifestement indispensable. André Orléan, à partir des études sur l'hyperinflation allemande du début des années 1920 et de la politique du Cartel des Gauches, livre une analyse de  la confiance envers la politique monétaire, montrant que la confiance dans la monnaie est la condition sine qua non de la politique de la Banque centrale. Quel que soit le régime légal ou économique dans lequel elle évolue, la Banque centrale ne peut rien exécuter sans une confiance collective dans la valeur de la monnaie. Dans la continuité de cette analyse historico-institutionnelle, Carl-Ludwig Holtfrerich présente une passionnante et originale histoire de la Banque centrale allemande depuis 1945, montrant comment ont été faits les principaux choix institutionnels et politiques (indépendance de la Banque, objectif unique de stabilité des prix), et comment la doctrine monétariste de la Bundesbank a fortement influencé la construction de la Banque centrale européenne. L'article apporte la preuve que contrairement à ce qui est souvent supposé dans les débats et investigations théoriques, l'évolution d'une Banque centrale dépend plus de facteurs idéologiques, de conflits d'intérêts et de stratégie politique, voire de hasard, que d'un enchainement de bonnes pratiques rationnelles.
 

La contribution suivante, œuvre de Benjamin Friedman, professeur à Harvard, reprend des arguments qu'il a développé en de nombreux lieux contre la politique de ciblage de l'inflation ("Inflation Targeting"). En référence au principe de Tinbergen selon lequel il doit y avoir autant d'objectifs que d'instruments de politique économique, Friedman montre que la désignation d'une cible d'inflation comme seul objectif de la politique monétaire aura pour effet paradoxal d'opacifier cette politique car la Banque centrale ne révéle ainsi qu'un seul de ses objectifs, alors que ceux-ci sont nécessairement multiples. L'auteur va ainsi à l'encontre de la mouvance dominante actuelle en économie, qui montre théoriquement que le ciblage de l'inflation englobe les autres objectifs, et qu'il est l'aboutissement du développement des Banques centrales vers plus de transparence et de responsabilité.



Communication et transparence de la politique monétaire
 

Les articles de Gerhard Illing et de Stephen Morris et Hyung Song Shin sont les plus théoriques de l'ouvrage et partagent une interrogation commune sur les conséquences ambiguës de l'accroissement de la transparence des Banques centrales. Cette réflexion, initiée depuis plus de dix ans par Morris et Shin, cherche à comprendre la valeur de l'information et la coordination des anticipations pour la politique monétaire et conduit à nuancer l'idée selon laquelle une plus grande transparence serait efficace car elle permettrait de mieux coordonner les anticipations des agents et donc d'atteindre une plus grande stabilité (en particulier pour les taux d'intérêt et la courbe de rendement). En effet, si l'on écarte l'idée que le marché est un agent unique et homogène capable de croyances comme un individu unique, on doit alors prendre en compte les différentes stratégies que les agents mettent en œuvre en fonction de la différence entre leur croyance personnelle (notamment sur les croyances des autres) et l'annonce publique de la Banque centrale, et on peut aboutir au paradoxe suivant : "plus on cherche à diffuser de l'information, plus on court le risque que certaines personnes ne retiennent pas toute l'information, et moins on a de connaissance commune. En ce sens, il y a un arbitrage entre la communauté de l'information diffusée et la précision de cette information."   . Si les informations publiques sont précises relativement aux informations privées de chacun, alors il est probable que les anticipations se coordonnent, mais si la communication de la Banque centrale est relativement inexacte ou trop complexe, alors une plus grande transparence peut avoir des effets pervers sur la coordination. Même s'il est difficile de tirer des conclusions univoques et des leçons politiques de ces travaux, il faut reconnaître qu'ils éclairent finement les nombreux mécanismes stratégiques qui sont en jeu dans la communication des Banques centrales.
   

Gerahrd Illing reprend quant à lui une partie de ce cadre d'analyse, mais s'intéresse particulièrement à l'asymétrie existante entre une politique monétaire restrictive et une politique monétaire expansive (autrement dit, la politique monétaire est non linéaire) ; les conséquences de la première étant beaucoup plus forte du fait des fortes modifications qu'elle induit sur la structure du secteur bancaire. Alors, comme le dit l'auteur dans une phrase qui sonne particulièrement juste aujourd'hui : "la politique optimale de second rang consistera probablement à essayer d'éviter que la fragilité financière ne se constitue plutôt que de se lancer dans un engagement extrêmement coûteux à ne pas intervenir lorsque le risque d'un effondrement financier se présente."   .



Dans une voie plus empirique, Barry Eichengreen et Nergiz Dincer envisagent de déterminer si la tendance croissante des banques centrales à une communication plus transparente et élargie a eu un effet positif sur la stabilisation de l'inflation. L'article est très intéressant car, en plus de proposer un nouvel indice mesurant la "transparence" des banques centrales, il analyse également ce mouvement d'un point de vue historique et politique, ne le limitant pas à une course vers l'efficacité. La plus grande transparence des banques centrales doit en effet être comprise comme un mouvement associé à la libéralisation financière, à la libéralisation politique et à la fin de la fixité du taux de change. La libéralisation financière empêche en effet un gouvernement de garder un taux de change fixe tout en utilisant sa politique monétaire pour d'autres moyens ; or la démocratisation rend souvent plus difficile le fait de privilégier le taux de change par rapport à d'autres objectifs (taux de chômage par exemple). Principalement pour ces raisons, la transparence des banques centrales s'est de plus en plus imposée comme une norme, afin de faire face à cette obligation démocratique de rendre des comptes et cette pression extérieure des marchés financiers. Au terme de cette analyse, la transparence accrue des banques centrales apparaît alors beaucoup plus comme la conséquence des mutations politiques et économiques que comme un nouvel instrument de politique monétaire à même de produire des effets significatifs. Les investigations économétriques des deux auteurs abondent dans ce sens, montrant que la relation entre taux de change, développement économique et transparence est beaucoup plus nette et systématique que les conséquences de la transparence sur l'inflation (une fois prises en compte les caractéristiques propres à chaque pays). A la vue de ces résultats, on peut se demander si les mutations résultantes de la crise financière ne risquent pas de stopper, voire renverser, l'évolution de la politique monétaire vers une plus grande transparence.


Les déséquilibres financiers internationaux

Les deux derniers articles se concentrent sur le problème des déséquilibres financiers internationaux survenus depuis le début de la décennie : principalement l'énorme déficit extérieur des États-Unis combiné au surplus d'épargne de certains pays émergents, en premier lieu la Chine. Les analyses de Takatoshi Ito et de Nouriel Roubini aboutissent à des conclusions communes et constituent chacune une excellente synthèse, la première insistant sur les faits saillants de ces déséquilibres, la seconde en présentant les différentes interprétations possibles (empruntant le titre du film de Kurosawa, Rashomon, comme métaphore de cette situation où un même "crime" est raconté de multiples points de vue). Ces réflexions sont de la plus haute importance pour qui veut comprendre non seulement une partie des causes de la crise (les raisons de la multiplication de crédits douteux et leur titrisation) mais surtout les défis auxquels est confrontée l'économie mondiale, et face auxquels les plans de relance nationaux sont totalement insuffisants.



Ces deux derniers articles possèdent en outre le mérite d'être relativement abordables par des non spécialistes contrairement à la plupart des textes composant l'ouvrage. On pourra regretter en effet le manque de volonté de rendre l'ouvrage plus accessible à un lectorat large. En particulier il manque une explicitation - qui aurait pu faire l'objet d'un texte introductif - des théories économiques récentes de la politique monétaire, alors même que la plupart des articles s'y réfèrent. Ainsi, les théories de Michael Woodford et de Lars Svensson notamment, qui ont remis au centre de la politique monétaire le maniement des taux d'intérêt en lieu et place de l'offre de monnaie, ou encore les justifications théoriques du ciblage de l'inflation (la définition et l'accomplissement de cet objectif garantissant automatiquement une politique optimale sur le plan de la production, mais aussi du prix des actifs) étudiées entres autres par Ben Bernanke. Ces théories sont légitimement critiquables, et certains des textes de l'ouvrage pratiquent avec réussite une telle démarche (en particulier Friedman, Morris et Shin et certains participants de la table ronde finale), mais une présentation générale aurait pu être profitable.
Il n'en reste pas moins que cette compilation d'article couvre de manière très large les différents enjeux de la politique monétaire, d'une façon bien plus large que ne le fait habituellement la théorie économique standard. La lecture est donc d'une grande richesse et d'un intérêt majeur pour comprendre les politiques et le rôle des Banques centrales.

 

Les banques centrales sont-elles légitimes?

Le défaut principal que l'on adressera à l'ouvrage ne concerne pas la teneur de chaque article, tous de très grande qualité, mais l'adéquation entre le titre de ce recueil d'articles et son contenu : en effet, la question de la légitimité des banques centrales est peu, voire pas du tout abordée. A vrai dire, on ne sait pas vraiment à qui adresser cette critique quelque peu externe et "déplacée": à l'éditeur ? aux auteurs ? aux sciences économiques en général ? Pour autant, ce manque cruel ne nous paraît pas anodin et constitue un intérêt en soi : pourquoi la question de l'efficacité de la politique monétaire se substitue-t-elle (ou devient-elle synonyme) presque entièrement à celle de la légitimité de la politique monétaire ? Quiconque daigne s'intéresser à la légitimité des banques centrales doit en effet relever d'emblée un paradoxe : l'évolution de la politique monétaire vers l'indépendance vis-à-vis des gouvernements et vers une plus grande transparence - processus indissociable de la démocratisation - s'est accompagnée d'une déconnexion entre la pratique des banques centrales et leur responsabilité devant les citoyens. D'où vient alors la légitimité des banques centrales ? De leur efficacité économique et de la croyance que les individus accordent en la monnaie certes, mais cela ne peut suffire à définir la légitimité au sens juridique et politique du terme. À cet égard la légitimité de l'émission et de la gestion de la monnaie pose une véritable énigme à la théorie politique et il est dommage que cet ouvrage n'envisage pas quelques pistes de réflexions dans cette voie. On aurait aimé pouvoir bénéficier d'analyses de philosophie ou de science politique sur cette question, d'une étude comparative sur les différents régimes juridiques et constitutionnels des Banques centrales (tout juste apprend-on que la Banque centrale européenne est la seule au monde à ne pas être responsable devant un Parlement), ou sur les modalités de processus de décision à l'intérieur de ces institutions (en quoi les  décisions relèvent-elles d'une processus et d'une légitimité démocratique ?). Il est ainsi ironique de ne lire que dans les dernières pages, à l'occasion de la retranscription d'une table ronde, la question que l'on aurait été en droit d'attendre dès l'introduction étant donné le titre de l'ouvrage. À propos du pouvoir de la BCE, Willem Buiter s'exprime en effet ainsi : "Comment, dans un régime de gouvernement démocratique, un mandataire qui, fondamentalement, n'a pas à répondre de ses actes, peut-il conserver sa légitimité en tant qu'autorité déleguée?"