Derrière la figure de Saint John-Perse, Renaud Meltz dévoile la figure d'Alexis Léger, poète, diplomate et orchestrateur de sa vie et de son œuvre.

Impossible biographie

Depuis la parution, en 1972, du volume de la "bibliothèque de la Pléiade" réunissant les Œuvres complètes de Saint-John Perse, volume exceptionnellement composé par l’auteur lui-même   , le monde littéraire avait à maintes reprises relevé et commenté le caractère assez largement fictionnel du portrait que le poète y dresse d’Alexis Léger, et les multiples réécritures dont la carrière du diplomate y fait l’objet ; accumulés, ces petits arrangements ont transformé le plomb de l’histoire en l’or splendide du masque derrière lequel Saint-John Perse a voulu dissimuler le visage d’Alexis Léger, dont la stature ne pouvait se hausser aux dimensions que le poète avait fini par prendre.

Dès la parution, Alain Bosquet, admirateur et proche de Perse, faisait part à Marthe de Fels, autre proche, de ses "réserves au sujet du volume de la Pléiade, entièrement préparé et mis au point par Perse : les éléments biographiques – surtout à l’époque de Munich – y sont tendancieux, tandis que ses lettres, sans qu’il ait consulté leurs destinataires, apparaissent avec des coupures, des omissions, des arrangements qui lui donnent toujours le beau rôle". Ne cachant pas son "malaise", il ajoutait : "Tout, dans la vie littéraire de Saint-John Perse, a été orchestré par lui, sans faille ni humilité naturelle. Sa majesté nous est connue, ainsi que sa façon de dominer son œuvre, au même titre que ses amitiés. Cette image, au fur et à mesure que les témoins disparaissent, qui pourra la corriger ? […] On ne connaîtra jamais de Saint-John Perse que la parade, la solennité, la grandeur étudiée, le mythe, la légende, le personnage privé de ses angoisses et de ses simplicités […]"   .

Jusqu’à présent, l’activité éditoriale concernant Saint-John Perse n’avait pas suffit à faire mentir Alain Bosquet ; elle est grevée du même déséquilibre que le sont les "recherches universitaires, presque toutes consacrées à Saint-John Perse, au détriment du destin politique d’Alexis Léger […]"   . Il fallait la méthode sans concession d’un historien pour parvenir à retracer ce destin en démêlant le vrai du faux ; c’est désormais chose faite grâce au livre de Renaud Meltz, Alexis Léger dit Saint-John Perse, fruit d’un abondant travail universitaire et aboutissement d’une recherche minutieuse effectuée grâce à toutes les sources disponibles, des archives du Quai d’Orsay à la correspondance non retouchée de Saint-John Perse, dont les manuscrits originaux, étrangement, ont été légués par le poète à sa Fondation, comme pour permettre l’éventuelle déconstruction d’une légende pourtant si méticuleusement forgée.

Le masque de cette vie reconstruite ne peut être ôté délicatement : il doit être arraché ; la première dénudation, décisive, consiste à déjouer le piège de la pseudonymie. Une fois éventé le charme capiteux du nom de "Saint-John Perse", reste encore à dépouiller le patronyme "Saint-Leger Leger" de la sanctification, du redoublement et de l’absence d’accentuation qui sont tôt venus rehausser la platitude du simple "Léger", véritable nom civil du poète. Renaud Meltz choisit judicieusement de l’appeler par son prénom, "Alexis", ménageant d’emblée entre son personnage et le lecteur une intimité qui permet de retrouver la vulnérabilité et les faiblesses occultées par Perse mais nécessaires à l’opération vérité qu’est la biographie. L’usage du prénom a en outre pour effet de créer, sinon une connivence, du moins une certaine empathie qui tantôt rend Alexis Léger attachant, tantôt permet de le supporter.

Mais au-delà de son nom, c’est l’homme lui-même que Renaud Meltz ne ménage pas. Cette attitude, qu’excuse une fréquentation sans doute assez longue, est, bien plus, amplement justifiée, non seulement par le devoir d’impartialité qui incombe à l’historien, mais encore par l’ampleur de la reconstruction opérée par Saint-John Perse. Celle-ci affecte toute la vie d’Alexis Léger, mais son enjeu principal est bien sûr sa carrière diplomatique, en raison de laquelle il joua un rôle non négligeable dans la politique étrangère de la France entre les deux guerres ; le caractère épique de la poésie de Perse, qui se mêle d’histoire universelle, réclamait en effet que l’action du diplomate fût à la hauteur des vues profondes du poète, malgré la participation du premier à une politique dont la guerre a finalement démontré l’échec. Et quelle guerre… La dureté du jugement auquel sont soumis les acteurs de cette époque est proportionnelle à celle des événements qui ont eu lieu ; Saint-John Perse a donc fait tout ce qui était possible pour qu’Alexis Léger échappât à tout reproche en ce domaine. Ainsi c’est sur la carrière diplomatique que se concentre Renaud Meltz : la carrière littéraire, qui ne prit son véritable essor qu’après la guerre, est traitée pour cette raison dans la troisième partie du livre, mais reste en quelque sorte au second plan, et n’occupe qu’un peu plus d’une centaine de pages sur près de 850.


Poète et diplomate

Après Éloges, publié en 1911 avant le début de sa carrière diplomatique, et Anabase, livré au retour de Chine en 1924, il faut attendre la fin de la guerre pour que le poète renaisse des cendres du diplomate. Entre les deux, Alexis Léger s’est entièrement consacré à son ascension au Quai d’Orsay, gravissant les degrés du pouvoir avec l’aide d’Aristide Briand, qui le nomme directeur de son cabinet en 1925, et parvenant jusqu’aux plus hautes responsabilités en devenant secrétaire général sous le ministère Daladier en 1933. Viré sans égards par Paul Reynaud peu après le début de la guerre, il est finalement déchu de la citoyenneté française par le gouvernement de Vichy. C’est alors que commence son exil américain, qui ne finira qu’en 1957.

Rapportant par le menu tous les événements de cette période, Renaud Meltz nous fait assister de l’intérieur, à grands renforts d’anecdotes et de témoignages, à tous les détails de la vie politique française et internationale de l’entre-deux guerres ; ce faisant, il corrige le tableau idéal qu’en a retracé Saint-John Perse, en démontrant son implication dans les orientations inefficaces de la politique étrangère de la France, et donc sa responsabilité dans l’échec face à Hitler et dans la débâcle. Il ne s’agit pas, bien sûr, de se demander si Alexis Léger a été à la hauteur des événements – qui l’a été ? – ni à quelles conditions la guerre aurait pu être évitée : à cet égard, l’analyse des causes ne fait que renforcer l’aspect tragique des choses. Les responsabilités les plus lourdes échoient d’ailleurs à ceux dont le pouvoir était plus grand, or le poste de secrétaire général, pour être essentiel dans la mécanique décisionnelle, n’en demeure pas moins assez largement administratif, et laisse une marge d’action somme toute réduite. C’est peut-être cette impuissance relative, cette impossibilité d’action, qui est devenue gênante lorsqu’il a fallu réadapter la carrière d’Alexis Léger aux ambitions de Saint-John Perse, qui disait de la poésie, en recevant le prix Nobel : "Elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes."  

Ce que montre Renaud Meltz, c’est qu’en réalité, l’aspect administratif du poste de secrétaire général correspondait assez bien au caractère et aux ambiguïtés d’Alexis Léger, ainsi qu’au style de Saint-John Perse : "[…] Le travail d’un diplomate demeure essentiellement littéraire. Mieux, il opère en pleine fiction ; pour être purement administrative, elle ne flatte pas moins l’homme d’imagination chez le fonctionnaire. Sans même évoquer les codes rédactionnels, qui ne sont pas moins conventionnels que ceux qui lient le romancier au lecteur, en obligeant le diplomate à user de la litote, de l’hyperbole et de la prétérition pour obtenir ce qu’il désire sans jamais l’exiger, l’ensemble de la correspondance diplomatique constitue une fiction dont un lecteur profane serait dupe. […] Les interlocuteurs […] n’ont pas raison selon la nature de leur argumentation ; la rationalité n’entre pas seule dans l’élection d’une ligne politique. Les diplomates n’écrivent qu’une scène de roman, dont l’ensemble leur échappe et qu’ils doivent imaginer indépendamment de la réalité qu’ils connaissent."   Les qualités littéraires requises conviennent particulièrement bien au savoir-faire d’Alexis Léger en la matière : "Dans sa correspondance diplomatique, Alexis s’exprimait dans un style rigoureusement impersonnel, mais qui l’identifiait entre tous. Une forme de perfection dans le conformisme qui lui conférait l’autorité de la tradition et l’apparence d’une vieille sagesse. […] Alexis excellait dans cet art administratif ; fut-il sans influence sur l’évolution de son art poétique vers le lyrisme impersonnel d’Anabase, le poème rapporté de Chine ?"   Certainement non. Mais la conception que Saint-John Perse se fait de l’art est, depuis sa jeunesse, assez bien adaptée au métier exercé par Alexis Léger : "Il n’y a pas d’“art” sans du mensonge"   , écrivait-il dès 1909 à son ami Gustave Monod.

Il n’est pas jusqu’au caractère même de l’homme qui ne puisse revendiquer le larvatus prodeo propre au diplomate et au poète ; séducteur invétéré, mystificateur virtuose, Alexis Léger était capable de réinventer sa vie à plaisir. Au dire de Hélène Hoppenot, ces manières ne faisaient pas l’unanimité : "Ceux qui ne l’aiment pas l’appellent “menteur”. Il m’a dit un jour : “Une chose n’a pas lieu si l’on se donne la peine de la nier ou de l’oublier.” Et quand je lui ai répondu : “Je ne me leurre jamais”, il a jeté sur moi un regard d’incrédulité, de pitié."   C’est là ce que Renaud Meltz appelle "le mystère profond et agaçant d’Alexis, qui admettait au titre d’une même fécondation de soi le génie poétique et celui de l’affabulation, pour faire également germer sa vie et son œuvre, confondues dans cette dialectique de l’invention de soi."   Même la très proche Marthe de Fels garde un souvenir amer de ce caractère : "Léger : un démon. Rien d’humain. Pour lui, ni les hommes ni les peuples ne comptaient. Des pions sur un échiquier. Un jeu perpétuel et enivrant. Aucune opinion sincère, aucun idéal personnel, aucune foi en rien, aucune amitié, aucun sentiment : la passion de dominer, et un goût effréné du jeu international."  


Les contradictions d’Alexis

À ce jeu, Saint-John Perse estimait ne pas avoir assez gagné. Le succès de sa carrière poétique n’a jamais pu lui ôter les regrets concernant sa carrière diplomatique inachevée et inefficace, regrets qu’en privé il exprimait souvent, avec aigreur, en critiquant amèrement Paul Reynaud ou De Gaulle   . Ce dernier apparaît d’ailleurs comme un double politique héroïque dont l’audace et le panache accentuent par contraste l’incapacité d’Alexis Léger à s’engager pleinement dans le champ de l’action, malgré l’idéal qu’elle constituait pour lui ; comme l’explique Renaud Meltz, "toute sa vie, Alexis fut tiraillé entre le mythe antique, renaissant et finalement créole, de l’homme d’action, fait de robustesse et de conformité à l’idéal collectif, et le mythe moderne du dandy, qui résiste à la médiocrité démocratique de son temps, en affirmant son individualité et son originalité contre la vulgarité du groupe"   . C’est cette tension qui s’exprime dans la contradiction entre la poésie comme activité contemplative et l’action, nécessairement compromettante et impure. Pour échapper à cette corruptibilité, Alexis Léger se complaisait dans un certain juridisme et un goût de l’administration qui l’ont finalement empêché de devenir un De Gaulle.

Mais les causes socio-psychologiques que propose Renaud Meltz ne suffisent pas à rendre compte de cette contradiction et à mieux l’explorer. Elle est constamment présente dans l’œuvre poétique de Saint-John Perse où le poète porte le même anneau de Gygès que le diplomate   : le premier disparaît de son texte comme sujet personnel, tout autant que le second s’absentait de la scène publique. Malheureusement, l’auteur considère cette œuvre, à partir de la période américaine, comme simplement symptomatique d’une psychologie blessée et déçue   . Le "tiraillement" en question s’y exprime pourtant de manière claire et consciente : la recherche d’inactualité, d’intemporalité et d’impersonnalité que Renaud Meltz, cédant en cela à la mode nombriliste et testimoniale de l’époque, lui reproche tant, y est paradoxalement toujours menée à l’aide d’une exploration minutieuse du monde corruptible, celui de la matière, de la chair, des sensations et du temps. Inutile de rechercher un témoignage uniquement personnel dans une œuvre qui se veut épique et métaphysique : Car c’est de l’homme qu’il s’agit, et de son renouement   . L’exil n’est pas seulement celui du réfugié politique, il est aussi l’exil métaphysique, lieu d’une lutte d’amour et de mort entre l’esprit et la matière.

Ce coefficient philosophique induit une conception de l’histoire qui mérite d’être prise en compte : ce n’est que comme poète qu’Alexis Léger a eu le sentiment d’être plus que "l’homme de paille" des forces qui mettent l’histoire en mouvement et la font échapper à ses acteurs. Complice de cette force par l’activité poétique, traducteur de cette seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible   grâce aux pièges des mots les plus précis, le poète se met en retrait, en amont, mais au service de l’action : Et les songes qu’il osa vous en ferez des actes. Et à la tresse de son chant vous tresserez le geste qu’il n’achève   . En effet cette position est intenable en politique : au rendez-vous de l’histoire, l’abstraction du droit suffit-elle à préserver un tel retrait métaphysique ? Apparemment non. Alexis Léger avait besoin de Saint-John Perse, non pas seulement pour guérir ses blessures et ses contradictions, mais pour leur donner sens et les féconder.

Le poète, aujourd’hui, est sans doute peu lu ; mais est-il vrai que "le roman de sa vie, éclaté dans la Pléiade, a plus d’avenir […] que la grandiloquence d’Amers"   ? L’incontournable biographie que livre Renaud Meltz a certainement un grand avenir. Gageons que l’œuvre poétique de Saint-John Perse n’en aura pas moins