S'attaquant aux clichés sur l'érotisme médiéval, une mise au point sur les pratiques sexuelles de l'époque illustrée par 78 œuvres.

Historienne de l'art aujourd'hui, Florence Colin-Goguel a d’abord suivi l’enseignement de Jacques Le Goff   . Spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance   , l'auteure de L'Image de l'amour charnel au Moyen Âge s'inscrit dans l'héritage de cet "autre Moyen Âge"   , celui des découvertes de L'Imaginaire médiéval .

Si la question de l’ "amour" a été déjà bien balisée   , celle de l’image de l’amour charnel est plus originale. L’accent est effectivement mis ici sur l’image au sens d’imaginaire mental mais aussi et surtout sur l’image comme projection concrète, visuelle, plastique, et de ce fait délicate : les clichés touchant à l’érotisme médiéval ne sont-ils pas des plus coriaces dans nos représentations d’hommes du XXIe siècle ? Entre la lubricité effrénée et l'ascèse exigée par une Église castratrice que l’on prête généralement au sexe au Moyen Âge dans les productions modernes plus ou moins frelatées, il était sans doute temps d'opérer une mise au point sur l’amour et ses pratiques en allant traquer les plus infimes détails dans la représentation du corps humain notamment   .

À partir d’un corpus varié constitué de 78 œuvres, Florence Colin-Goguel décape tout en finesse le vernis épais de nos préjugés assurément prudes : le Moyen Âge est ainsi présenté comme un âge lumineux de la "liberté sexuelle" : une sorte d'âge d'or du sexe et de la gauloiserie, où fabliaux, farces, carnavals et fêtes des fous imaginent des bacchanales charnelles ignorées ou censurées - il faut bien le dire - dans le monde contemporain,  même si sa facette dysphorique peut aussi illustrer l’image d’un âge de plomb où la sexualité est cette fois-ci contenue, traquée et codifiée à l’extrême.

 

L’amour au Moyen Âge

Dans une introduction efficace, Michel Pastoureau envisage à juste titre les multiples acceptions du terme "amour" pour délimiter par la suite les contours précis de l’objet étudié. À un premier niveau, il distingue ainsi la "libido" (passion violente, charnelle, sexuelle) de la "luxuria" (assouvissement de la chair dans les plaisirs qui lui sont propres) ; de manière plus abstraite, la "caritas" (amour chrétien, fraternel, l’amour ultime de Dieu pour les hommes et réciproquement) constitue le versant religieux de la "pietas", au sens de piété filiale et d'amour inscrit dans la sphère familiale ou de la "dilectio", "sentiment d'amitié qui unit des égaux ou des proches".

Toutefois une première remarque s'impose : il s'agit là de termes employés au latin, particulièrement précis en la matière. À l'inverse, la langue vernaculaire s’avère plus confuse en employant le terme générique d’ "amour", particularisé au cas par cas par des qualificatifs ou en contexte. Cette même unité se retrouve au niveau de la prise en charge stricte et systématique du discours "amoureux" par les autorités religieuses puis politiques et sociales.

Le discours et a fortiori  les images de l’amour, par l’impact direct qu’elles ont sur l’imagination, sont ainsi tributaires du contrôle drastique des instances cléricales. C’est là sans doute une des causes de la déformation de notre appréhension de la question ; de fait le problème des sources est essentiel comme le rappelle Michel Pastoureau à ce sujet : le crible de l’Église a été d’une telle efficacité, et l’identité sexuelle des sources est si marquée, à une époque où seuls   les hommes sont  habilités à transmettre le savoir et à le poser que tout effet de miroir semble pour le moins impossible. Les "mariages heureux" ont par ailleurs laissé moins de traces que les "désamours", conférant aux témoignages un aspect biaisé gênant. En outre, ces mêmes sources élaborées par et pour les élites ne rendent qu’une image modifiée et parcellaire de l’amour vécu par la majorité de la population, à savoir les paysans, les milieux commerçants urbains ou la bourgeoisie, encore marginalisée de la scène publique. De fait, Florence Colin-Goguel rappelle dans son introduction que "l’amour charnel est un fait de civilisation qui ne peut se réduire au simple rapport sexuel", il "inclut une part idéelle, une part de pensée, de représentation"   , et fait accéder  à la fois "à la vie du corps et à la vie de l’espèce"   .

 

Démarche

La démarche est limpide, exhaustive et cohérente : "La vérité de la personne humaine" et "Corps nus, corps dangereux" présentent la position de l’Église et son discours à travers les Écritures et les images associées ou quelques figures de référence. Le chapitre intitulé "âme chaste ou concupiscence" amorce l’entrée dans le monde proprement imaginaire de l’amour charnel. Dès lors, l’auteure peut détailler, au plus près des représentations quotidiennes de l' "oisiveté, mère de luxure", le rapport étroit établi entre amour charnel, luxure et corps. Progressant de manière linéaire et de plus en plus concrète, touchant bientôt la surface charnelle des corps amoureux, l’historienne aborde bientôt la sexualité proprement dite et ses "coïts licites et illicites" ; l’ensemble est clos par les "punitions" qui viennent condamner ces "transgressions", sublimant le vice dans la parodie ou dans la représentation fantasmée du désir et de sa diabolisation (symbolique des couleurs   , attributs de la sexualité…).

"Le Verrou"   .

L’anthropologie chrétienne est fondée sur un double postulat reposant sur un dédoublement de l’homme entre corps et âme, faible et pécheur d’un côté pour le premier et potentiellement sublime, à l’image de la divinité, capable d’élévation et de maîtrise de l’autre côté. Cette dichotomie est assumée par les représentations de la Genèse en particulier dont les illustrations sont particulièrement éclairantes. Du corps asexué et innocent d’Adam, seul et heureux, on passe à sa métamorphose au contact d’une Ève indifférenciée sexuellement puis féminisée au moment de la Chute, illustrée par le découpage narratif et dramatique des images. La sexualité est ainsi intimement liée à la mort par le thème de la Chute et de l’historisation de la procréation rendue nécessaire par la finitude humaine, punition divine envers le couple originel. La femme est alors parée d’attributs de mort   alors même qu’elle donne la vie. En contrepoint dans un effet de miroir remarquable, une enluminure, tirée du Liber Scivias, détaille l’enfantement des chrétiens par l’Église après le baptême. Féminisée ici, elle est symbolisée par l’utérus maternel purifiant le pécheur. L’image de la femme et sa conceptualisation sur le plan graphique constituent par conséquent un point d’achoppement fondamental pour l’Église, "Mère" des hommes : "À Ève et à la femme dont l’utérus est assimilé à la gueule d’enfer", s’oppose "celle dont l’utérus abrita la réconciliation du monde".

 

Le corps

Le corps, plus encore lorsqu’il est nu, est donc dangereux. La récupération de l’Antiquité est ainsi très sélective : si Tertullien ou la "dignitas" latine s’inscrivent dans les règles de l’Église, il n’en est pas de même de la plupart des représentations antiques "païennes", traquées comme autant de traces du polythéisme banni. Une des enluminures de l'Évangilaire de Bamberg (XIe siècle) fait figurer en dessous des anges et du Christ, non loin, d'Adam et Ève, le dieu Priape, sans retenir évidemment la nudité glorieuse du sexe en érection, "attribut" de cette divinité de la fécondité dans le panthéon latin : "Le déhanchement classique de la pose n’est plus compris comme point d’appui du corps sur la jambe mais comme fléchissement du genou marquant un pas de l’idole vers ses adorateurs, en geste d’invitation à la débauche." À l’inverse, le corps chrétien est traité sur le mode dysphorique. La codification des représentations du corps de Jésus, de la Vierge et des saints en particulier intervient, en contrepoint, pour souligner la perfection du corps du Christ, divin, asexué éternellement jeune et "beau", sublimé dans l’Eucharistie.

Transgressions ?

Ancré dans le discours moraliste, le fabliau et ses illustrations n’ont de cesse de redresser les transgressions rapportées dans de courtes histoires édifiantes : exemple, deux bourreaux juifs persécutent Saint Étienne (enluminure tirée du missel d’un franciscain italien   ). La concision du discours des couleurs joue sur "l’instantané", deux "touches blanches tranchent sur le rouge vif", exposant brutalement les fesses et l’appareil génital d’un des bourreaux dont le visage est étrangement effacé. "Saisissant le vif de l’action, l’inattendu provoque le rire destructeur."

Les autorités médiévales élaborent en contrepoint, des images ou des figures particularisées cristallisant les codes et le discours de l’Église. La sirène, mi-femme, mi-poisson, l’homme sauvage ou le diable sont effectivement représentés dans un mouvement ambivalent, associant à la beauté séduisante son effet, la concupiscence, et les symboles de la douleur, du châtiment et de la mort. L’image court-circuite de fait de l’intérieur l’effet qu’elle produit sur son spectateur. Concupiscence et oisiveté sont réunies de sorte que toute activité liée au corps s’en trouve stigmatisée (danse, jeux et tournois). Le Bréviaire d’amour de Matfre Ermengaud développe la liste des sept péchés capitaux connus par les chevaliers, parmi lesquels la luxure : sur une vignette, le couple reste respectueux du code courtois (un simple regard), puis la femme découvre son corps sur le lit, à côté de son compagnon dont l’âme est emportée aux Enfers.

C’est ainsi que certains discours de l’amour courtois, sous couleur de suivre l’Église, illustrent en réalité une transgression véritable de ce même code, magnifiée par l’art. La transgression menace toutefois de toutes parts : évidemment, dans le cadre de l’amour charnel illicite parce que lié à la débauche et à l’adultère, puis au sein même du couple marié (amour charnel licite) : c’est pourquoi la représentation du châtiment (Enfers bouillants, marginalisation sociale totale, cortège humiliant, castration, torture…   ) s’intensifie largement et l’étau de se resserrer autour de chaque acte conjugal, passé au crible et encodé. Mais les "arts" résistent et s’insinuent au cœur même de la moralisation ! Dans les rinceaux d’un manuscrit du célèbre Roman de Lancelot, s’organise par exemple une parodie de la Vierge à l’enfant : une nonne allaite un singe… Sur un mode moins ludique mais tout aussi irrévérencieux, Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII, dans le diptyque de Jean Fouquet (XVe) est érigée en Madone à l’Enfant. Le diptyque, commandé par le trésorier du roi en personne, insiste sur  la blancheur de la peau laiteuse, la poitrine généreuse et la taille fine de l’amante. La transgression s’avèrera néanmoins une arme à double tranchant car, sous cet aspect joyeux, se lisent l’angoisse masculine devant le désir insatiable de la femme, toujours bouc-émissaire de la société médiévale, et la peur devant le châtiment corporel, horizon somme toute incompressible, même pour le rire.

L’ouvrage est d’une richesse rare. Le corpus sélectionné est extrêmement varié tant dans les formes que dans les thèmes ou les points de vue adoptés. Vitraux, sculptures, toiles, enluminures, objets, le panorama est presque exhaustif. Les œuvres connues sont posées sous un jour nouveau et le choix est suffisamment varié pour proposer des œuvres exceptionnelles, inédites et  rarement accessibles aux lecteurs et aux visiteurs. On appréciera que cette diversité est reconduite dans les thèmes et ce, sans retenue : l’autocensure, facile sur ce type de sujet, est refusée au profit d’une lecture libre et libératrice : rien n’échappe à la curiosité communicative de l’auteure. Les thèmes éclectiques, agencés de manière très pertinente et ferme, permettent de prendre en compte presque tous les points de vue : Pères de l’Église, amour courtois, fabliaux d’origine populaire   : les voix entretiennent un débat original et vivant. De fait, l’ouvrage s’élabore par petites touches, les thèmes et les œuvres sont développés comme autant de flashs, d’articles de dictionnaire, assurant par là une lecture fluide, au gré des humeurs du lecteur. La clarté du propos et son organisation (brève présentation de l’œuvre, situation historique, analyse d’images, bilan) vont de pair avec une mise en page plaisante. Les propres mentalités du lecteur sont ainsi assurément interrogées au terme de ce parcours, aux allures d’initiation.

Toutefois, on regrettera que l’ambition exemplaire de l’ouvrage desserve quelquefois le propos. Le côté "impressionniste" de l’organisation peut frustrer le lecteur : aborder 78 œuvres suppose effectivement un traitement concis. Celui-ci est par ailleurs peu accessible à un public non spécialisé ou peu instruit sur la période. Les concepts abordés sont souvent complexes et assez peu explicités. Les ellipses sont nombreuses sur ce point. Dans le même sens, la chronologie et la précision historique sont peut-être un peu lacunaires. On situe l’évolution dans ses grandes orientations, avec quelques dates-clefs, on suit la progression des prémices du Moyen Âge tirant ses sources dans l’Antiquité (I) au XVe (fin)   ; cependant, les repères demeurent un peu larges. L’absence de chronologie et de glossaires souligne ce problème. La bibliographie, très fournie pour l’histoire de l’art et l’histoire,  peche peut-être un peu sur les grands textes littéraires fondateurs (la fin’amor…) que la démarche semble de plus en plus convoquer et nuancer au gré du développement.

 L’image de l’amour charnel au Moyen Âge est un magnifique livre d’art et d’histoire, dont la pertinence est incontestable. La richesse des analyses et la variété des points abordés est à la hauteur des œuvres exceptionnelles proposées…