Philippe Petit  remet en question l'idéal de santé mentale au prisme de la crise de la psychiatrie et d'une psychiatre critique particulièrement active.

La psychiatrie critique

"Il est impératif de juger de la société à la façon dont elle traite ses fous, ses handicapés, ses déviants, ses fatigués de la vie. Et par conséquent aussi à la façon dont on considère les bien-portants, fussent-ils les victimes indirectes de ce lavage de cerveau, et de cette hécatombe morale."  

Tel est le point de départ de cet essai critique qui interroge les impasses de la politique de santé mentale en France et la crise de la psychiatrie aujourd'hui. Pour les révéler, Philippe Petit part "écouter les professionnels et les patients"   . Il en résulte une enquête qui relaie les critiques d'une partie des professionnels eux-mêmes. Touché par une vague successive de réformes qui transforment le sens et les conditions même de leur pratique, un segment de psychiatres a montré leur capacité politique à refuser l'extension du thérapeutique au-delà de la maladie mentale, l'introduction de logiques consuméristes et gestionnaires, la normalisation des conduites déviantes et la psychologisation des problèmes sociaux, etc. Dans ce contexte, la crise de la psychiatrie favorise l’émergence d’une psychiatrie critique.
   
Aussi  paradoxale que cela puisse paraître aux yeux du grand public, la psychiatrie est en effet un des lieux où se formule aujourd'hui la critique sociale, visant tantôt les normes de nos sociétés, tantôt ses effets pathogènes en terme de "souffrance sociale". Mais il faut immédiatement noter la multiplicité et l'hétérogénéité de ces pôles critiques que tente de saisir Philippe Petit (depuis les psychanalystes d'exercice privé jusqu'aux psychiatres exerçant en prison, en passant par les hôpitaux de jour) qui n'interprètent pas toujours la situation de la même façon et ne sont parfois pas d’accord sur les ennemis à combattre : tantôt successivement le comportementalisme, l'évaluation des bonnes pratiques à l'hôpital, la puissance de l'industrie pharmaceutique, les politiques de gestion de la délinquance ou bien, lorsque la montée en généralité est forte, tous ces éléments, pêle-mêle. Ce qui fait l'unité de la critique, c'est la défense d'une spécificité en danger : la clinique de la singularité, c’est-à-dire l'importance d'une relation et une attention à la subjectivité.


L'art de la critique

Or, le problème de notre conjoncture est de ne pas avoir su encore renouveler le répertoire critique dont le discours dominant, à la capacité de digestion qui paraît illimitée, ne fait actuellement qu'une bouchée... et même en redemande. La critique est un art difficile qui exige de la créativité et une lecture opportune de la situation. Son tranchant s'émousse rapidement.

Aussi est-il sans doute prématuré, même si un tel schéma répond de façon satisfaisante à l'indignation de ces professionnels, de voir dans "la politique de santé mentale" en bloc le grand ordonnateur d'un "psychopouvoir", comme si d'autres lignes de force, plus anciennes et tout aussi politiques, ne venaient obscurcir un phénomène qui n'a certainement pas la cohérence qu'on lui prête ni même, faut-il encore le rappeler, l'impersonnalité d'une mécanique automatique, "impression" qui vise justement à exproprier les acteurs de leurs histoires. Les politiques sont faites par les hommes, et ce sont les hommes qui les défont.


   
De même est-il aventureux d'isoler "la santé mentale" de la fameuse catégorie de "souffrance" psychique ou sociale (le sous-titre de l'ouvrage annonce même l'existence d'une "souffrance mentale"!), que Philippe Petit innocente bien rapidement, alors qu'une généalogie de ces valeurs en montre justement le couplage : l'un ne fonctionne pas sans l'autre, mieux la santé mentale ne s'étend pas sans la notion de souffrance ou de normalité souffrante. Le détail des choses révèle bien d'autres paradoxes que les psychiatres critiques ne sont peut-être pas encore prêts à penser.


La dureté du monde

Quelle que soit la force de l'idéal de bien-être dans un contexte où se multiplient les signes du mal-être, son crépuscule s'annonce déjà à l'horizon au gré des coups de marteau qui résonnent çà et là... Les pratiques sociales n'observent jamais complètement les normes, elles ne cessent au contraire de les créer, déplacer, contourner, percer, fracturer... Dressez l'oreille, la psychiatrie prépare peut-être son aurore.

Où sont les sociologues? demande Philippe Petit qui a cherché en vain une littérature sur la psychiatrie et la santé mentale, qui existe pourtant, aussi modeste soit-elle. Pour comprendre la situation de la psychiatrie aujourd'hui, il ne suffit pas d'étudier les psychiatres ou les psychanalystes comme un certain nombre d'entre nous le font depuis plusieurs années. La vérité d'une situation n'y est pas toujours inscrite et les interprétations des principaux intéressés ne sont qu'un point de départ. C'est d'ailleurs en quoi l'essai de Philippe Petit constitue un document ethnographique tout à fait intéressant pour comprendre l'un des enjeux incontournables de notre monde contemporain. Mais encore faut-il en étudier les déterminants, parfois contradictoires, souvent paradoxaux, toujours complexes qui structurent l'évidence de notre conjoncture. Que Philippe Petit se rassure, les chercheurs en sciences sociales sont toujours là, mais ils étudient la force des normes à l'aune de la dureté du monde. Ils n'ont pas besoin de parler de souffrance pour étudier les inégalités et la production sociale de la précarité. Il y a un moment où il faut appeler un chat un chat