Le directeur du théâtre de la Bastille livre enfin ses points de vue sur le théâtre mais parle peu de la direction de salle.

On avait cru naguère que le très indépendant directeur du théâtre de la Bastille   , Jean-Marie Hordé, allait se confier vraiment dans son premier ouvrage, La Mort de l’âme, en 2006. Mais c’était quasiment un livre de philosophie, une fuite en avant, un changement de rôle ! Avec Un directeur de théâtre, il livre enfin ses points de vue sur le théâtre et parle (un peu) de la direction de sa salle. Rue de la Roquette à Paris, le théâtre de la Bastille qu’a dirigé avant lui Jean-Claude Fall (jamais nommé dans le livre) fait connaître des spectacles et des ballets assez différents de ce qu’on voit ailleurs. C’est, dit Hordé, un "théâtre minoritaire", où l’on a vu passer Jean-Michel Rabeux, Valère Novarina, Claude Régy, Alain Platel, Tanguy, Bruno Geslin et bien d’autres. Non pas une seule esthétique mais une quête de la différence, du neuf et de l’inédit.

Philosophie de l'authentique

À vrai dire, Hordé reste un philosophe, un théoricien, un analyste dont l’obsession est de définir ce qui pourrait être moderne, ou plutôt ce qui échappe aux conformismes contemporains. Il se préoccupe moins d’évoquer son propre théâtre que de définir un art de l’authenticité artistique, en dénonçant tous les faux dieux qui encombrent et font prospérer le marché de la scène française. Ses références ne sont pas les auteurs et pédagogues que rappellent tous les gens de théâtre. Lui cite Paul Ricoeur, Bernard Stiegler et Hanna Arendt. C’est fou, d’ailleurs, comme il cite Hannah Arendt ! Mais n’a-t-elle pas dit, pour ne reprendre qu’un des exemples donnés par Hordé : "Le théâtre est l’art politique par excellence ; nulle part ailleurs, la sphère politique de la vie humaine n’est transformée en art. De même, c’est le seul art qui ait pour unique sujet l’homme dans ses relations  avec autrui" ?

En se demandant où est la nouveauté et où se situe l’enrichissement personnel du spectateur, Hordé montre que l’on a changé d’époque et s’oppose au discours qui s’appuie toujours sur les chantres du changement de la vie par le théâtre. En quelque sorte, il s’écrie : adieu, Vilar ! ciao, Malraux ! Il le dit de façon moins expéditive : "La disparition progressive du parti communiste, la dispersion de la classe ouvrière, l’engloutissement de ses organes représentatifs dans la gestion économique de leurs intérêts, tout cela a rendu obsolète le rêve de Malraux et de Vilar… La fierté "éducative" s’est rompue sous les assauts du "tout se vaut", du chômage de masse et des replis identitaires. Le caractère positif de cette rupture est qu’elle oppose le théâtre à toute servitude sociale."

Le théâtre populaire par l'autre bout


En conséquence, pas mal d’idées répandues sautent ou, du moins, sont mises en cause par le directeur-essayiste : l’utopie du théâtre populaire, l’action et la médiation culturelles qu’il faut aller pratiquer hors de l’action artistique, la pensée qu’un public est une collectivité unie dans le partage d’une œuvre, le rapport affectif du spectateur avec l’œuvre. La notion de populaire, Hordé propose de l’inverser : "Le devenir populaire d’une œuvre est aujourd’hui lié à son mode d’existence minoritaire. Les chemins par lesquels elle peut irriguer une culture sont aussi réels que clandestins." Ce qui se fait de plus original s’impose sans hâte et sans souci du succès dans une société aux nouvelles donnes : "Le rythme lent d’une recherche, le temps nécessaire à ce qu’une forme s’élabore sont incompatibles avec l’exigence de vitesse de sa médiatisation. De plus, la complexité de son élaboration est en contradiction avec la simplification du média de popularisation."



Pour Hordé, le spectacle à présenter réunit des "moi" plus que des "nous" et doit laisser dans ces individualités un "dépôt". "L’objet-monde de la représentation a donc cet aspect singulier d’être une existence aussi nécessaire qu’invisible aux yeux aveuglés du communiquant-consommateur. Ce qui se dépose a d’abord la fragilité et la fugacité de la sensation, avant de durcir dans la mémoire sensible pour atteindre la solidité de l’objet impérissable."  

Il y a donc là de quoi débattre houleusement. Mais Hordé, qui pense qu’au théâtre, on aime à distance, croise le fer de la même manière. Sans attaquer frontalement. Il ne se permet qu’un chapitre polémique où il démonte ou tente de démonter, argument après argument, la critique faite au théâtre de la Bastille d’avoir présenté Les Ordures, la Ville et la Mort de Fassbinder mis en scène par Pierre Meunier en 2003 : dans Le Monde, Brigitte Salino voyait la pièce comme un discours ouvertement antisémite ; Hordé entreprend de lui montrer qu’elle confond la lettre et l’esprit. Il pourrait de même s’en prendre aux élus et aux donneurs de subventions. Il préfère leur donner des leçons théoriques et les inviter à pénétrer dans un "impensé politique", ce qui a peu de chance de les changer dans leurs conceptions le plus souvent figées du spectacle et du public.


Les "paradoxes de l'incarnation"


L’auteur traite peu du combat quotidien du directeur de salle, n’aborde les problèmes économiques que de loin, se contentant de rappeler la difficulté de son métier. Du point de vue du titre donné à l’ouvrage, on eût aimé en apprendre plus. Mais Hordé aime s’arc-bouter sur les idées, pour donner du patron une autre image, peu directoriale, que celle qui entoure bien de ses confrères. Le livre aligne de jolies formulations sur le plaisir actuel de partager le théâtre, qui n’est plus tout à fait celui de nos aînés. "Le spectateur engagé que je suis reste étonné, bousculé , dans ses goûts et ses joies, par cette complexité (soit "les paradoxes de l’incarnation" évoqués plus tôt). J’aime l’incarnation mais j’aime la distance : c’est dire sans doute que l’ "engagement" de l’acteur n’est jamais aussi bouleversant que lorsqu’un écart subsiste, celui qui met la "croyance" au loin pour livrer une perplexité plus riche et plus troublante… L’être de l’acteur niche dans cette prudence qu’il expose." Les spectateurs du futur penseront sans doute différemment mais, à l’heure présente, nous sommes souvent de l’avis dérangeant de Jean-Marie Hordé. 

Reste à voir si, après une si utile mise en cause des idées reçues, le directeur de la Bastille est toujours en accord avec son programme. N’est-il pas, malgré tout, contraint à quelques concessions ? Défend-il autant le texte et la langue dans son théâtre (où les surprises viennent surtout de la mise en scène) que dans son livre ? On aimerait poursuivre la discussion d’une manière plus chahuteuse et moins discursive, réagir comme à la Bastille, dans une passion plutôt musclée