Le 12 novembre 2008, le Centre d'études européennes de Sciences Po organisait un débat autour de la parution du livre de Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d'échelle (Presses de Sciences Po). L'ouvrage était présenté par l’auteur et discuté par Jacek Saryusz-Wolski, président de la commission des Affaires étrangères du Parlement européen et ancien ministre polonais des Affaires européennes.

Christian Lequesne y a présenté une analyse décapante des rapports de la France aux bouleversements de l’après-1989 et de l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale (les fameux PECO). Sa thèse centrale : la fin de la guerre froide a déstabilisé le rapport des élites et de la populations française à la construction européenne. Installée dans un "fonctionnalisme tranquille", la France a toujours pensé la construction européenne comme "maximisateur de son intérêt national".

Les changements induits par l’élargissement au PECO sont dès lors perçus comme la "fin de l’exclusivité des alliances entre grands pays". Ce facteur d’incertitude vient s’ajouter à l’angoisse générale que suscitent les évolutions du monde depuis 1989, avec la redéfinitions des équilibres mondiaux et l’intensification du libre-échangisme.

Le clivage s’instaure dès lors entre les États sociaux à l’Ouest, et les États libéraux du tout marché à l’Est. Car au-delà d’une difficulté bien française de se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, les PECO vont cristalliser dans le débat politique français l’ère triomphante du libéralisme économique. Christian Lequesne estime que l’europhobie française est avant tout une opposition au libéralisme économique et que l’élargissement aux PECO a été vécu comme une consécration de la suprématie du marché sur l’État. On se demande si Christian Lequesne ne va pas lui-même dans le sens de ce préjugé, quand il affirme dans un contrepoint assez amusant que "le communisme prépare mieux au libéralisme que l’État providence", car les individus sociabilisés sous les régimes du socialisme réel investissent dans les capacités d’adaptation individuelles et ont une faible confiance dans le collectif.

C’est sur ce nouveau clivage Est-Ouest que vient se greffer la dichotomie entre "l’Europe puissance" et "l’Europe espace", l’espace étant ici synonyme du marché. C’est pourquoi selon Christian Lequesne, l’élargissement a été attaqué en France, non seulement par les europhobes (et les xénophobes en général), mais également par des européistes convaincus comme Jean-Louis Bourlanges, qui y voyait la fin de la méthode communautaire (et du rêve fédéralistes des Pères fondateurs) et le triomphe de l’intergouvernemental.  

On regrette que Christian Lequesne ne se soit pas d’avantage attardé sur la réunification allemande et les traumas que le rétablissement d’un État allemand, gagnant en puissance économique et revendiquant désormais une pleine autonomie politique, fait ressurgir dans l’inconscient collectif des dirigeants français.

Après le diagnostic, Christian Lequesne a également évoqué les remèdes qu’il propose dans son ouvrage :

•    repenser le rapport entre "grands" et "petits" États, et sortir du fantasme du "noyau dur" qui rejette les nouveaux entrants ;
•    changer de façon volontariste le discours négatif qui prévaut en France, que ce soit dans le monde politique, économique, syndical et avant tout médiatique ;
•    sortir de l’obsession des frontières ;
•    plus fondamentalement, repenser les théories sur la construction européenne pour construire un nouveau "récit" (au sens anglais de "narrative") fondé sur la valeur centrale de la liberté, qui se réalise par la promotion de la démocratie et de la normativité à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union.

 


Jacek Saryusz-Wolski a largement rejoint Christian Lequesne tant dans le diagnostique que dans les remèdes.

Pour illustrer les chances ratées de la France autour de l’élargissement aux PECO, cet ancien ministre des Affaires européennes de la Pologne a évoqué trois souvenirs personnels, qui ne manquaient pas de piquant :

1.    En 1991, il reçoit Elisabeth Guigou, alors chargée des Affaires européennes, en visite officielle en Pologne. Celle-ci lui lançant dès sa décente d’avion : "Ce qui compte pour la France, c’est l’Algérie et le Maroc. Vous, vous n’avez aucune importance."
2.    Au milieu des années 90, il reçoit une délégation du patronat français, avec Ernest-Antoine Seillière à sa tête, qui lui déclare que le marché polonais et les marchés des PECO en général ne représentent pas d’opportunités de croissance pour les entreprises françaises. On connaît la réussites des entreprises allemandes, italiennes ou autrichiennes massivement implantées dans les PECO.
3.    Pour finir, la désormais historique injonction que le président Jaques Chirac avait adressée aux PECO, en leur demandant de se taire lors des débats sur la guerre d’Irak.

Pour abonder dans le sens du nouveau "récit" dont l’Union européenne doit se doter, Jacek Saryusz-Wolski définit la construction européenne comme "un projet historico-civilisationnel" fondé sur les deux valeurs cardinales de "liberté" (qui englobe la démocratie et la paix) et de "solidarité" (entre pays membres à l’intérieur, puis entre l’Union européenne et le reste du monde). C’est à partir de ces notions qu’il s’agira, pour les jeunes générations, de donner un nouveau sens à la construction européenne, nouveau sens qui n’a pas vocation à être celui des Pères fondateurs, mais qui doit s’inscrire dans sa propre temporalité.

Après ces intervention, une intéressante discussion s’est nouée avec la salle, avec notamment des intervention de Renaud Dehousse sur ce que peut concrètement être la "solidarité" entre pays membres, et de Zaki Laïdi sur la posture trop souvent victimaire que les PECO adoptent dans leur dialogue avec les anciens pays membres