Cyril Blet nous renseigne avec précision sur tous les aspects de la chaîne et s'interroge sur sa place dans le paysage audiovisuel mondial.

Une voix mondiale pour un État, un titre bien choisi. Qu’une Nation, siégeant au Conseil de sécurité de l’ONU, souhaite qu’un média nourri de sa culture – nous devrions dire des médias (TV, radio et web) – apporte une ligne éditoriale différente de celle des médias "monde" des autres puissances siégeant en a même conseil, quoi de plus logique. Ce média peut relever d’une logique commerciale, CNN, ou d’une logique de service public, la BBC. La France est bien une des rares puissances, avec la Chine et la Russie, à se poser encore la question des médias, tant sur son bassin domestique que sur des marchés étrangers, en termes de médias d’État. L’actuel projet de réforme du service public audiovisuel et les débats qu’il génère sont instructifs à cet égard.

De ce point de vue, les éléments remontés par Cyril Blet sont éloquents. Cela commence par la remarquable préface d’Hervé Bourges, qui était président des chaînes de télévision publiques au moment de la première guerre du Golfe. Durant ce conflit, le média de référence en France, dans les zones où il était reçu, fut la défunte 5 qui retransmettait en continu et en direct…les images de CNN commentées en plateau par Guillaume Durand et ses invités. Pour le service public, embedded ou pas, le camouflet était conséquent. Quant aux souverainistes de droite comme de gauche, la pilule fut dure à avaler. Tout était donc réuni pour créer un CNN made in France. La demande en est formulée et argumentée dans une lettre d’Hervé Bourges adressée peu après la première guerre du pétrole au président de la République, François Mitterrand. Nous savons aujourd’hui qu’il faudra 16 ans pour que ce média, baptisé France 24, ouvre son antenne en décembre 2006.

Le seul aspect insuffisamment traité dans ce livre est le pourquoi de ces 16 longues années. Avançons en vrac des pistes. Conjoncturellement, les historiens connaissent la méfiance viscérale que François Mitterrand éprouvait à l’égard des médias, en particulier la télévision. Son successeur n’était pas loin d’être sur la même longueur d’ondes sur ce sujet. Sur une durée plus longue, la classe politique française n’a pas modifié fondamentalement sa position adoptée à l’égard de la presse à la libération : une méfiance envers la puissance de l’argent et l’émergence de grands groupes de presse, a fortiori multimédia ; une confusion savamment entretenue entre presse d’opinion et presse d’investigation ; un refus ouvert de l’existence de rédaction indépendante de la part des potentats locaux et des relais de la raison d’État, ce qui a longtemps pénalisé la qualité du travail des réseaux tels que FR3, RFO, RFI…

Que se passe-t-il hors de France au cours de ces 16 années ? CNN se développe avec son canal international CNNI ; le groupe BBC traverse des crises, mais en sort affermi, intègre une logique web et, surtout, conserve le made in BBC, c'est-à-dire la référence mondiale en programmes de qualité ; Al-Jazira est créée par le sultan du Qatar en 1996, en version arabe, lance sa version 24/24 en anglais… la même année que la création de France 24, et la révolution Internet déboule telle un tsunami sur le paysage mondial de la communication, de l’information et de la transmission des savoirs.

Que d’occasions et de batailles perdues, puisqu’il s’agit bien d’une version moderne de la guerre des ondes. Cyril Blet insiste, à juste titre, à plusieurs reprises dans son essai sur ces événements.

CNN ? Ce n’est pas une version moderne et puissante de "Voice of America", c'est-à-dire avec un contenu rédigé par le département d’État et la CIA. La nuance est de taille. CNN doit en effet gagner de l’argent sur sa base domestique, donc faire de l’audience afin d’attirer les annonceurs. Sa ligne "va-t-en guerre", tant en 1990 que lors de la seconde guerre du Golfe, correspond autant au sentiment majoritaire des citoyens américains de l’époque qu’à la ligne politique du parti républicain. CNN colle à ses publics. Il n’échappe à personne que la ligne éditoriale de CNN en 2008 a évolué sur la présence et la mission des marines en Irak. Que sa vitrine monde, CNNI, perde l’argent, ce qui est probable, n’a pas d’importance. Pour l’instant. C’est l’un des bras armés de la promotion du groupe.

Al-Jazira ? C’est une authentique révolution dans le paysage audiovisuel mondial (PAM). Voilà une chaîne née de la volonté d’un micro-état avec deux approches en apparence contradictoires. La première est politique. Elle a une résonance tant chez les héritiers de Sykes et Picot qu’à la Maison Blanche. Elle est surtout un coup de pied donné aux chaînes nationales au service des dictatures de la région. Elle pose également un problème pour les régimes arabes (Maghreb et Mashreq) engagés dans des politiques de modernisation sociale, économique, voire politique. Ce que Nasser a rêvé politiquement et idéologiquement et où il a échoué, Al-Jazira le réussit subjectivement et culturellement. La seconde est commerciale. Elle remplit un vide, celui que peut occuper un média panarabe, qui revendique en 2008 un bassin d’audience de 40 millions de personnes. Il correspond à une zone géographique identifiée - les marketeurs apprécient - au potentiel considérable pour les marques mondiales et pour les entreprises arabes que les médias occidentaux n’attirent pas. Leur taille fait sourire ? L’une d’entre elles, l’égyptien Orascom, en cédant son activité cimentière à Lafarge est, par la même, devenue le premier actionnaire du leader mondial du ciment. Enfin, la chaîne d’info continue du Qatar peut être un moteur de modernisation, y compris par ses prises de position outrancières, dans les pays où l’Islam pèse de tout son poids. Bref, elle gêne tout le monde parce qu’elle a trouvé son audience.

Internet ? C’est presqu’un fil rouge du livre de Cyril Blet tant il est entré dans la vie quotidienne de tous, au moins dans les pays développés. Reste la question centrale. Internet doit-il être fortement intégré dans une stratégie multimédia, dont le cœur de métier reste la télévision, c’est le choix moderne et raisonnable fait par France 24, ou Internet doit-il être le core business d’un groupe multimédia d’informations en continu, ce qui serait la voie à suivre afin de prendre de l’avance sur tous les acteurs du marché ?

L'objet France 24

France 24 naît donc le 6 décembre 2006 et avec elle, les questions et les réponses fouillées de la seconde partie du livre de Cyril Blet. Quel est le regard et la ligne éditoriale de France 24 sur l’actualité ? Il est à la fois monde et en même temps ressemble aux cours de géographie politique de notre scolarité où la France était au centre de la carte. France 24 n’a pas pour mission de nous montrer les convulsions de la planète telle que le fait l’émission "Le dessous des cartes" de la chaîne Arte. La charte de France 24 que signent les journalistes est claire sur ce sujet : "Couvrir l’actualité internationale avec un regard français 24h sur 24 et 7 jours sur 7."

Quelle est la quantité des images d’actualité filmées par ses équipes ? France 24 diffuse pour une bonne part des images des chaînes anglo-saxonnes et cet état de fait ne va pas changer de sitôt. Le gène d’une chaîne de télévision est-il l’image ou le commentaire ? France 24 ne sera certes jamais une filiale de CNN parce qu’elle diffuse les images produites par la chaîne américaine ou par une autre. Elle peut en revanche être perçue comme étant un OGM de la mondialisation de l’information dont la matrice est entre les mains des médias monde de culture anglo-saxonne. Ce point renvoie à un budget notoirement insuffisant pour filmer et, plus grave encore, pour entretenir un important réseau de correspondants et d’envoyés spéciaux. La nouvelle chaîne a-t-elle réellement les moyens de sa politique et de son ambition ? À la lecture de ce livre, on peut avoir des doutes. Cette dépendance limite France 24 dans sa saine volonté de porter un regard indépendant et différent des autres médias d’information monde.

Quel est son positionnement et son rôle par rapport à TV5 ? Cela aussi est clair, mais guère mis en avant. Personne ne souhaite revendiquer un abandon de toute réelle vision de la France sur la francophonie. Derrière l’alibi d’une langue de culture, de civilisation, encore officielle dans nombre d’instances internationales, la France a depuis longtemps fait son deuil d’une langue entendue comme arme de pénétration des marchés et de développement économique. Peut-être était-ce, symboliquement, dans les années 80 quand des équipementiers informatiques américains ont fourni gratuitement aux universités de Beyrouth, détruites par la guerre civile, un parc d’ordinateurs avec des logiciels en anglais sans que la France ne réagisse… à moins que cela ne soit à Pondichéry quand le directeur du lycée français s’est vu opposé une fin de non-recevoir en 1991 à une demande de 500 000 francs pour combler un exercice déficitaire. L’avenir et le développement de France 24 est donc multilingue, 3 langues pour l’instant, français, anglais et arabe, savant exercice diplomatique pour ne pas dire que le vaisseau amiral de la stratégie de conquête de France 24 sera de langue anglaise ou ne sera pas. La ligne de partage des eaux entre France 24 et TV5 est donc simple : à TV5 l’entretien d’une francophonie essoufflée mais sympathique – regarder le journal du soir de la RTBF est délicieux pour un parisien – et fonctionnant un peu comme l’UER ; à France 24 la promotion d’un point de vue politique français, peu importe la langue.

Quels sont les publics prioritaires sur le plan CSP comme sur celui, essentiel, du lieu de résidence et de travail ? Paris, Bruxelles, Strasbourg, Genève, New York… Ce n’est pas là où vous pensiez regarder prioritairement France 24, mais c’est là où la chaîne est attendue. La cible est le "CSP +++" résidant dans les villes où sont les grandes instances internationales et les décideurs politiques, financiers et économiques. À l’autre bout de la grande bulle des publics prioritaires de France 24, vous avez les citoyens des États francophones de l’Afrique, les anciennes A.O.F, A.E.F et le Maghreb. Ceci témoigne de la complexité du travail de la rédaction de France 24 tant il est et sera délicat de concilier les attentes aussi différentes de ses publics visés. Ne cherchez pas les mots "Vietnam" ou "Cambodge" dans l’index à la fin du livre. L’Asie n’est pas une zone prioritaire de la chaîne. France 24, chaîne monde ? Sans commentaire.

À la fin du livre, le lecteur - enfin renseigné avec précision grâce au travail de l’auteur sur tous les aspects de France 24 et du PAM - sera probablement face à des sentiments mitigés. Le premier est qu’on ne peut que se louer de l’existence de France 24. Le deuxième est que l’on peut regretter que la France n’ait pas été plus proche dans la construction de sa chaîne monde du modèle BBC. Le troisième est qu’une fois de plus en France, dans le domaine des médias, comme dans celui de la culture, les moyens indispensables à l’accomplissement de l’ambition annoncée et affichée ne sont pas totalement au rendez-vous. Reste à espérer que les hommes politiques français cessent définitivement un jour prochain la relation détestable qu’ils ont avec les entreprises médias publiques comme privées. De ce point de vue, saluons l’auteur qui a su dépasser les polémiques de personnes. C’est sans doute le premier ouvrage paru depuis juin 2007 qui traite de média et ne cite le nom du président de la République que 4 fois hors notes