Un parcours philosophique à la croisée des chemins de la Révolution, du maoïsme, de la pensée de Sartre et du messianisme judaïque.

La rencontre Sartre - Benny Lévy

Il y a une figure importante de la philosophie française : la rencontre de Sartre et de Benny Lévy. L’histoire est romanesque. Peu après mai 68, Sartre se rapproche de la Gauche prolétarienne, un groupuscule maoïste. Il devient le directeur du son journal : Sartre est intouchable.
Le chef clandestin de la Gauche prolétarienne, juif, né en Egypte, normalien, apatride, est surnommé Pierre Victor : c’est Benny Lévy. La vue de Sartre décline. Benny Lévy devient, jusqu’à la fin, son secrétaire. Sartre obtient de Giscard sa naturalisation.


Une œuvre commune ?

L’affaire est compliquée. Benny Lévy a pratiquement appris le français dans les œuvres de Sartre. Il fera "le singe savant de l’Occident", entrera à Normale Sup, mettra les œuvres complètes de Lénine en fiche à la demande d’Althusser, deviendra mao, clandestin.
Sartre a tout écrit, il a accompli le plan des Mots : c’est un homme de livres, déjà immortel, chef du parti intellectuel, Voltaire. Mais il n’a pas écrit sa grande Morale. Il n’a pas de système philosophique, au fond.
Alors les deux hommes déblaient beaucoup, démolissent pas mal. "Mes réactions à mes œuvres de philosophes furent toujours doubles : j’avais l’idée que je faisais une farce. Mais d’autre part je visais la vérité." Ils travaillent à un livre. L’époque est à la mort de la philosophie et à l’échec de la révolution.


Les entretiens de 1980

En mars 1980, un mois avant la mort de Sartre, le Nouvel Observateur publie un long entretien entre les deux hommes, intitulé L’espoir maintenant. On découvre un Sartre inconnu. Tutoyé. Malmené parfois. Mais surtout sans complaisance. Sujet principal : Sartre lui-même. Les œuvres de Sartre. L’angoisse de La nausée ? Jamais éprouvée. Le désespoir, jamais connu. La révolution ? Moins importante que le besoin d’une morale. Justement, il y a le fait juif. Le dieu des Juifs, le messianisme. Et Sartre lâche ceci : "il y a une autre thèse qui me plaît aussi : les morts juifs et autres, d’ailleurs, ressusciteront, reviendront sur Terre." Des sartriens orthodoxes parleront alors d’un "détournement de vieillard". Rappelons que Benny Lévy est alors une figure controversée. D’anciens maos, comme Olivier Rollin, le décriront comme une sorte de machine dialectique et magnétique. Sartre est aveugle. Nous avons là les éléments d’un conte, dans la nuit de Montparnasse.


Pouvoir et liberté

Les entretiens de 1980 sont issus d’enregistrements. En parallèle, de 1975 à 1980, Benny Lévy remplissait des cahiers, qui viennent d’être publiés. Apportent-ils quelque chose de nouveau ? Oui, pour qui veut suivre l’évolution du débat entre les deux hommes.

Premier point : notre conte s’évapore. Il n’y pas de dialectique du maître et de l’esclave dans la relation entre Sartre et son secrétaire. Parce que les deux hommes se vivent comme des égaux, d’emblée. La preuve : ils travaillent ensemble.
Les entretiens de 1980 relevaient de l’exégèse sartrienne. Pouvoir et liberté montre les deux hommes au travail, dans la préparation d’une œuvre commune, qui se serait appelée ainsi. Ils lisent beaucoup. Leur point de départ est l’idée de révolution, son échec. Ils réfléchissent aux concepts d’impouvoir, de démocratie directe et de révolution permanente. Benny Lévy a cette belle formule pour dénoncer les limites de la vision politique du monde : "La politique prélève des cibles sur le mal." Ils se documentent sur 1789. La Révolution française, sa durée, ses rapports à la morale rousseauiste, le fantasme d’un homme transparent, d’un foule agissant librement. Ils en viennent à la Première Révolution anglaise, à son aspect théologique. L’exécution de Charles I, pour les quakers, définit le moment à partir duquel le Christ pourra enfin régner sur les cœurs. La question cruciale est celle de la communauté. Ils en arrivent à l’étude des millénarismes chrétiens. Enfin, la figure de Levinas transparaît. Levinas : la possibilité d’une morale. La question d’un universel juif, antitotalitaire.


Sartre et les juifs

La suite est connue. Sartre meurt. La mort de Sartre est absolue : il est encore mort aujourd’hui. Benny Lévy tranchera le dilemme de Léo Strauss : Jérusalem ou Athènes ? Il rompt avec Platon, apprend l’hébreu, entre à la Yeshiva de Strasbourg, meurt en 2003 à Jérusalem. Sortie de la philosophie, dépassement de la question politique. Son parcours, quelque part, c’est encore la mort de Sartre : dissolution du concept de révolution, retour du religieux.

Mais si Sartre, paradoxalement, était encore là ? N’a t’il pas révélé à Benny Lévy qu’il tenait la communauté des fils d’Israël pour un concept philosophique réel ? Il n’avait pu écrire sa morale, la tête prise par les antinomies de l’en-soi, du pour-soi, du pour-autrui… Elle existait, pourtant, cette communauté introuvable, pré-politique et morale, qu’il essayait de penser. Il pourrait s’agir d’une leçon de sagesse talmudique : un homme peut atteindre la vérité s’il travaille toute sa vie et une journée de plus. Mais cette journée ne peut plus lui être accordée. Ou bien elle s’appelle "élève", et le cycle doit recommencer, qui échoue une nouvelle fois.


Sartre aujourd’hui

Après la France, le maoïsme, et avant Israël, Sartre aura été une terre d’élection pour Benny Lévy. Mais qu’est ce que c’est que cette Terre, où rien ne tient debout, ce pays des farces obstinées ? C’est la possibilité de quelque chose. De l’ordre d’un messianisme diffus. Sartre, pourtant, ce n’est pas religieux. Mais les patriarches bibliques le sont-ils ? Le judaïsme est la religion du réel : le messianisme, contre la théodicée. Sartre a été un philosophe réel. Autre chose qu’une roue dentée dans le mécanisme de l’histoire.