Une introduction aux travaux de l’Observatoire du récit médiatique qui aurait gagné à se présenter comme telle.
 

L’approche de la communication au travers du récit est la grand œuvre de Marc Lits, une tâche de définition à laquelle il s’attelle avec l’Observatoire du récit médiatique (ORM) de l’université catholique de Louvain depuis la création de celui-ci en 1991. Ce manuel de la nouvelle collection Info&com des éditions Deboeck peut donc être considéré comme un résumé des travaux de toute une équipe, une reprise des ouvertures qu’offrent leurs recherches, mais aussi une forme de légitimation, d’institutionnalisation, au travers l’enseignement de la méthode d’analyse narratologique des médias qui caractérise l’ORM. Du récit au récit médiatique réunit donc un double objectif : positionner le récit médiatique par rapport aux autres études narratives (qu’elles soient littéraires, sur le cinéma, ou la télévision) dans lesquelles il prend sa source ; et en montrer les possibles que Lits voit très grands puisqu’il s’agit par ce biais de comprendre l’élaboration des imaginaires collectifs.

Le livre se trouve alors dans un entre-deux, car c’est d’abord un manuel qui doit résumer et réorganiser l’épistémologie des études narratives qui va de l’étude des mythes et de leurs pratiques aux analyses sémiologiques de Jost en passant par Propp, Barthes et Geimas qui incarnent l’école structurale ou encore Genette et ses catégories temporelles. Ici le manuel est un excellent outil, mais qui déroute par son organisation. Car c’est le second objectif du livre, celui de délimiter les possibles d’un récit médiatique tel que l’étudie l’ORM, qui définit le plan de l’ensemble. Chaque auteur et courant narratologique est donc clairement résumé ce qui fait du livre un bon manuel   , mais chacun ne prend sa place que dans la démonstration d’ensemble de Lits sur le récit médiatique. Il ne faut donc pas considérer ce livre seulement comme un manuel universitaire, la logique qui le guide est bien plus celle d’une mise en place des théories de Lits et de l’ORM. Et c’est dans la démonstration de celles-ci que le livre devrait prendre tout son intérêt, ce qui n’est pas le cas du fait de la nécessité de respecter la forme du manuel universitaire.


Prouver l’existence du récit médiatique

Le premier élément qui permet de fonder l’approche que Lits a de la communication est l’existence même de la forme du récit dans les mass media, un point qu’il s’agit selon lui d’imposer au discours commun   . En effet, de la première page où, partant de Barthes, il postule "qu’il n’existe pas de société sans histoire (et donc sans histoires), et que toute histoire se manifeste sous la forme d’un récit"   au dernier chapitre où il propose le concept "d’hypernarratologie médiatique"   pour analyser notre société traversée de nombreux récits, Lits ne cesse de mettre en avant l’omniprésence de la forme narrative.

 

Pour cela il utilise différents exemples : la mythologie qui est décrite comme une réponse à "l’angoisse latente"   qui entoure l’humain, et dont on retrouve les caractéristiques dans le traitement du retour du loup en Europe occidentale ; les nombreux passages d’auteurs de fiction vers le journalisme ou inversement. Autant d’arguments concluants, mais qui ne posent jamais directement la question des réticences à parler d’un récit médiatique. Notamment par rapport au discours professionnel des journalistes qui prétendent à l’objectivité   , une lacune quand on considère que ce manuel est aussi destiné aux apprentis journalistes. Sur ce point, le livre prend donc une forme inconclusive ; Lits ne semble jamais considérer sa position de départ comme acquise. Et, tout en évitant le risque d’une démonstration de son postulat, l’auteur donne l’impression de rappeler régulièrement, sans se demander pourquoi cela est nécessaire, que "oui, il est possible de parler de récit dans les médias". Le livre s’appuie donc sur les différentes théories narratologiques pour positionner le récit médiatique par rapport à celles-ci.


Se positionner par rapport aux autres études narratologiques

Cette nécessité de rappeler qu’il existe une perception possible d’un récit médiatique est sans doute liée aux autres approches narratologiques que Lits résume et par rapport auxquelles il doit se positionner. En effet, l’idée d’une analyse des médias au travers de la narratologie n’est pas neuve et l’auteur doit expliquer en quoi son approche constitue un apport. Ici, Lits fait un très bon résumé des approches structurale et sémiotique. Le livre joue ici son rôle de manuel en exposant les travaux de Propp, Greimas ou Genette de manière claire et simple. Puis l’auteur critique ces analyses en en montrant les limites, en soulignant par exemple "l’inflation des termes techniques parfois difficilement assimilables"   , mais surtout il souligne la fermeture du récit sur lui-même, puisque ces études ne prennent pas en compte la réception du texte par le lecteur et ne s’intéressent qu’au fonctionnement interne de l’œuvre. Ces critiques sont parfaitement attendues par celui qui connaît les travaux de l’ORM puisque ceux-ci se fondent depuis le début sur les conclusions de Ricœur   . On pourrait donc presque, si cela ne nécessitait de repasser par une longue tradition et de nombreux philosophes, parler d’analyse herméneutique de l’information.Partir de Ricœur, c’est partir d’une conception du récit comme une activité humaine servant à combler les apories de l’expérience du temps. Le récit médiatique tel que le conçoit Lits ne peut donc pas se limiter à une analyse du texte seul, elle doit se tourner vers la réception, vers l’élaboration de la perception du monde au travers de la pratique du récit. Ce que propose donc l’auteur, c’est, partant de Van Dijk, une approche "socio-sémiotique"   qui permette de concevoir la mise en place de ce que Ricœur appelait l’identité narrative   . Marc Lits souligne alors la nécessité d’adapter les approches sémiotique et structurale pour permettre de concevoir cette construction.


Partant de là, le livre résume les différentes théories de la réception dont chacune se caractérise par un courant interne qui considère que l’interprétation est dans le texte, et un courant externe pour qui elle se trouve dans la lecture. Des quatre théories que liste l’auteur (esthétique, sémiotique, psychanalyse et sociologique), c’est surtout la sémiotique qui s’attire ses critiques. Parce qu’elle a tendance à ne considérer que les règles internes du texte et projette l’image d’un lecteur parfait qui, grâce à sa connaissance des codes culturels que porte le récit, peut en saisir l’exacte signification voulue par l’auteur. Et c’est ici que Lits se différencie le plus des autres approches narratologiques et que son travail et celui de l’ORM constituent un apport intéressant. En expliquant qu’"un récit ne fonctionne pas de manière autonome, [qu’] il est tributaire, tant dans sa fabrication que dans sa réception, de codes culturels et typologiques (qu’il les respecte ou qu’il les transgresse), dans la mesure où il fonctionne toujours en intertextualité"   Lits propose de concevoir le récit dans le cadre de sa rencontre avec le lecteur. Une conception directement inspirée de Ricœur et de l’idée d’une lecture dynamique et créatrice de sens caractérisée par le passage de mimèsis I à mimèsis III par la médiation de mimèsis II. Dans ce cadre, l’analyse du récit consiste en la compréhension de la rencontre entre le texte et le lecteur, et de la construction du monde de ce dernier par l’interprétation du récit.


Un livre sous le poids de la forme du manuel universitaire

À partir de là, Lits projette les possibles d’une analyse de l’information sous la forme du récit. Et le manuel ne prend plus la forme d’un résumé des autres théories narratologiques, mais celle d’un ensemble de pistes pour se lancer dans cette analyse. Certaines sont à signaler, comme la différence qui existe entre l’utilisation des métaphores et des stéréotypes dans la littérature qui se fonde sur l’invention et sur la prise à contre-pied des attentes du lecteur, alors que celle de l’information se fonde sur un "conformisme narratif"   qui doit en assurer l’immédiateté de la reconnaissance. Ou encore celle d’un schéma récurrent de la mise en place d’un personnage "gentil" face à un "méchant".D’autres pistes laissent plus sceptique : comme celle de la pratique de l’histoire dans les journaux qui renvoie plus à l’étude de la mémoire qu’à la place du temps dans les mass media. Mais le point commun, c’est qu’elles ne sont toutes que des pistes, et même si Lits donne des exemples d’études comme celle de la construction du "personnage" de Marc Dutroux, le livre aurait gagné à ce qu’ils soient plus nombreux et plus détaillés   .

De la même manière, une autre interrogation vient de l’utilisation de l’exemple du traitement du 11 septembre pour illustrer les caractéristiques du récit médiatique, on peut en effet s’interroger sur la pertinence d’un événement et d’un traitement aussi exceptionnels pour décrire une forme type.

Au final, c’est au lecteur de reconstruire les fils de l’analyse de l’information au travers la forme du récit puisque les exemples que donne l’auteur ne sont le plus souvent que les résumés des conclusions de travaux de l’ORM. Le livre ne propose donc soit : que des ouvertures, des pistes pour de futures études ; soit des synthèses d’études précédentes qui ont parfois du mal à s’intégrer à l’ensemble. Le lecteur pourra donc regretter que le livre fasse le choix de la forme du manuel qui se doit d’être rapide, de faire le tour des théories, de ne pas approfondir tout en donnant les moyens de le faire. Car si le livre est un manuel de qualité, il laisse sur sa faim celui qui voudrait comprendre en profondeur les travaux de l’ORM. Puisque, avec Lits en tête, celui-ci propose une vision galvanisante de la place du récit dans la société. En évitant notamment l’écueil typique de l’image d’un téléspectateur incapable de la moindre indépendance face à la forme narrative   et en proposant d’analyser celui-ci comme une rencontre entre les univers du texte et du lecteur, le récit médiatique projette les possibles d’études passionnantes sur la mise en place des représentations d’une société au travers des narrations qui la composent et la recomposent. Mais ce livre n’est pas suffisant pour se lancer pleinement dans cette approche et en comprendre tout l’intérêt. Il faudra donc au lecteur savoir trouver sous la forme du manuel les éléments d’une étude narratologique de l’information, notamment en se référant à d’autres œuvres de Lits ou de l’ORM