L’analyse stimulante mais parfois contestable du spéculateur philosophant.
 

Même si le titre est ronflant, George Soros ne manque ni de modestie ni d’autodérision. L’auteur est en effet parfaitement conscient que c’est en grande partie son aura de "spéculateur à succès" qui l’autorise à nous livrer une analyse que d’aucuns considéreront comme celle d’un "philosophe raté" plus que d’un analyste objectif des marchés financiers. Cette posture n’est cependant pas naïve, puisqu’elle permet d’aller au-devant des critiques et de profiter à plein de sa position d’iconoclaste, tout en drapant d’originalité un discours fortement imprégné d’un néo-keynésianisme non explicité comme tel.

 

Le rejet du "fanatisme de marché"

Si les raccourcis pris par Soros sont parfois déroutants, son livre n’est pas dénué de cohérence, bâti qu’il est sur un scepticisme de praticien à l’encontre de la théorie de l’efficience des marchés financiers. Pour l’auteur, la crise actuelle est un échec de la pensée néo-libérale fondée sur le retour à l’équilibre du marché et devenue dominante aux États-Unis depuis le début des années 1980. La prédominance de cette idéologie a conduit à spécifier des modèles de gestion des risques fondés sur des hypothèses fausses, tout en encourageant "les régulateurs à fuir leurs responsabilités et à se reposer sur les mécanismes du marché pour en corriger les excès"   .

Les troubles actuels ne sont pour Soros que le développement logique de cette illusion initiale. La dérégulation massive explique la création massive de crédit et l’innovation financière que les autorités monétaires et de supervision bancaire ont été incapables d’endiguer. Aujourd’hui, l’opacité de ces produits "hors bilan", c’est à dire non réglementés, entretient la "crise de confiance" sur les marchés.

Face à ce constat de crise immobilière conduisant à une crise généralisée du crédit qui commence à avoir des répercussions sur l’économie réelle, Soros invite à renouveler le cadre de compréhension des marchés financiers. Ce qui cloche profondément dans l’approche dominante - telle que la lit Soros du moins - c’est que le marché y est considéré comme un phénomène physique dont il s’agit de trouver les lois du mouvement. Or, la notion même de confiance et l’expérience des crises successives indiquent plutôt que ces "lois" sont elles-mêmes sujettes à fluctuation en fonction de l’état du marché, que la réaction du marché est subordonnée à un jugement du marché sur lui-même. C’est là le bâton de pèlerin de Soros, et ce qu’il désigne par la "réflexivité" des marchés financiers.

La crise financière actuelle est donc l’échec d’un système de pensée fondé sur "l’unité de méthode" et l’application des lois physiques aux phénomènes sociaux. Les économistes auraient dû lire Bourdieu, peut-être auraient-ils compris qu’eux aussi doivent faire avec la malédiction de toute science sociale, qui est d’avoir affaire à des objets pensants, et non à des objets tout court.

 

La théorie de la réflexivité

À travers la notion de réflexivité des marchés, George Soros propose une variante de cette idée élaborée au prisme de son expérience des marchés et son application à la compréhension des bulles. Cette dernière question revêt en effet un statut central dans la mesure où l’auteur lit la crise actuelle comme la conjonction de l’éclatement de deux bulles. La première est celle du crédit immobilier américain rendue possible par le laxisme des autorités monétaires et bancaires, à laquelle se superpose une "super-bulle" du crédit qui se nourrit de la première grâce aux innovations financières. L’argent bon marché est au départ d’un processus d’inflation des actifs qui désolidarise les prix des fondamentaux. La titrisation des créances risquées a, par la suite, alimenté une bulle spéculative sur des produits peu transparents et dont le prix reposait sur les croyances des émetteurs et des investisseurs au modèle sous-jacent, qui bien souvent reposait, au mieux, sur l’hypothèse de stabilité des conditions de marché, au pire, sur l’hypothèse de croissance perpétuelle.

La critique de Soros repose sur la remise en cause de l’idée fausse à l’origine du développement de la "super-bulle" des dérivés de crédit. Pour comprendre sa pensée, il faut se référer à la Théorie Générale de Keynes dont les allusions émaillent le récit : " Les idées, justes ou fausses, des philosophes de l’économie et de la politique ont plus d’importance qu’on ne le pense en général. À vrai dire le monde  (univers) est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé."   .

Autrement dit, en sciences sociales, comprendre et expliquer, c’est déjà influencer. D’une part les acteurs sur les marchés ont une compréhension imparfaite et doivent par conséquent fonder leurs décisions sur une "vision du monde, qui ne saurait raisonnablement correspondre à la réalité"   , mais d’autre part, le fait même de tenter de comprendre les phénomènes sociaux les influence. Soros propose sa propre version de ce dilemme classique en distinguant entre la fonction cognitive, qui consiste à tenter de comprendre une réalité supposée exogène à l’analyse qui en est faite, et la fonction manipulatrice, dont l’ambition est d’altérer le cours des événements par une action déterminée. L’idée centrale de la théorie de la réflexivité tient dans le lien entre ces deux fonctions puisque, selon Soros, "les idées fausses jouent dans le cours des événements un rôle très important."   .



Cette interaction entre les fonctions cognitive et manipulatrice constitue donc le cœur de la théorie de la réflexivité. Dès lors qu’est reconnue une relation réciproque entre l’appréhension du marché par les acteurs et leurs actions, la notion d’équilibre perd une grande partie de sa substance. En négligeant cette dimension réflexive des phénomènes sociaux, les acteurs prennent des positions similaires sur les marchés, amplifiant la volatilité et les cycles "boom-bust". Cette fois, c’est à un autre pilier de la pensée keynésienne qu’il faut se référer, à savoir le fameux concours de beauté : pour gagner en bourse, selon l’adage de Keynes, il ne suffit pas d’anticiper ce que sera le marché, mais d’anticiper ce que la majorité des acteurs de marché anticipe que sera le marché. En ce sens, l’analyse de Soros est très proche du conventionnalisme "à la française" : plutôt que de se référer à des valeurs fondamentales, il faut lire les mouvements à moyen terme des bourses comme la succession de conventions haussières et baissières sous-tendues par des phénomènes de suivisme (herding).

 

Quelles solutions apporter à la crise ?

Cependant, la partie normative de l’ouvrage se situe bien en retrait de ses ambitions théoriques. Soros adopte sur ce point une attitude bien plus conformiste, en centrant son propos sur les devoirs des régulateurs. À ce sujet, son diagnostic est sans appel : "Les excès des marchés financiers sont dûs dans une large mesure au fait que les autorités de régulation n’ont pas su exercer vraiment leur contrôle"   . L’injection de liquidité par les autorités monétaires et le sauvetage d’institutions financières par les gouvernements implique un fort risque d’aléa moral qui justifie un renforcement du contrôle. Contrairement à ce que pensaient les banques centrales, contrôler la monnaie n’implique pas un contrôle du crédit et il faut trouver des moyens pour réduire l’effet de levier global.

En dénonçant le mythe de l’autorégulation et les fictions mathématiques des économistes libéraux, Soros a une lecture structurelle de la crise financière actuelle qui légitime un changement de paradigme économique. Toutefois, s’il invite à réduire nos exigences vis-à-vis des sciences sociales, il ne prend pas le temps de la description minutieuse nécessaire à l’approche historique qu’il préconise et tombe dans le travers qu’il dénonce en élaborant une théorie de la réflexivité à prétention universelle