Un recueil d'articles sur la question des "minorités", des rapports entre "dominants" et "dominés", qui sont plus des prises de position que des analyses.

Christine Delphy, militante féministe et sociologue au CNRS, propose ici un recueil d’articles d’origines variées ("papiers académiques pour des congrès ou des revues, interventions dans des meetings politiques, articles de journaux, auditions devant des comités gouvernementaux"), traitant du lien entre sexisme et racisme, de la parité, des mouvements homosexuels, de la loi sur le foulard islamique, de l’Afghanistan. Ils ont en commun d’être des prises de position beaucoup plus que des analyses.
   
Un deuxième point commun est que ces prises de position consistent toutes dans la défense des minorités : sexuées (femmes), sexuelles (homosexuels), raciales (gens de couleur), traitées comme des catégories homologues. Le principe, assez simple, peut se résumer ainsi : les dominants (hommes, hétérosexuels, blancs ou encore "représentants de l’organisation hétéro-patriarcale", mais aussi Occidentaux, Américains, Israéliens, Medef, opposants au port du voile) ont toujours tort ; tandis que les dominés (femmes, homosexuel(le)s, minorités ethniques, musulmanes empêchées de se voiler, "non-occidentaux" ou encore "victimes afghanes des bombardements américains") ont, bien sûr, toujours raison.

Le support théorique de cette position, explicité dans l’introduction, repose sur l’idée que toute catégorisation "à la fois dichotomique et exhaustive" (telle que homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, blanc/couleur) implique une hiérarchisation : "l’une des catégories est forcément supérieure à l’autre et l’autre forcément inférieure à la première". L’argument ne convainc guère : les légumes se divisent en espèces à racines comestibles et espèces à feuilles comestibles sans que cela implique, que je sache, une hiérarchie entre les unes et les autres. Et puis, la récurrence d’un phénomène constaté – en l’occurrence, la hiérarchie – en fait-elle pour autant une fatalité ? Cette question délicate mériterait une discussion solide, appuyée sur les travaux des anthropologues qui en ont traité ; mais l’auteur semble ignorer le nom même de Françoise Héritier.
 
Étant donné cette disqualification, au nom de l’égalité, de toute catégorisation binaire, on attendrait que la directrice des revues Questions féministes et Nouvelles Questions féministes milite pour la suspension des différences, dans la droite ligne de la position dite "universaliste". Il n’en est rien : elle n’a pas de mots assez durs pour les tenants de cette position, qui serait "en fait une défense de l’accaparement de l’universel par une catégorie très spécifique de la population, les hommes blancs" (la conclusion s’impose : les nombreuses femmes, blanches ou de couleur, qui défendent un féminisme universaliste, ne sont que des gourdes). L’auteur s’aligne sur les positions dites "différentialistes", en se déclarant favorable aux quotas de femmes, et en refusant farouchement la loi interdisant le port du voile islamique dans les établissements scolaires - ce qui ne l’empêche pas de prétendre à un "vrai" universalisme. Mais que serait ce "vrai universalisme", qui s’accommoderait de cette injustice suprême qu’est la réduction des individus à des propriétés dont ils ne sont pas responsables (ce à quoi revient la politique des quotas ou de la parité) ? Delphy ne le dit pas, se contentant d’affirmer que "c’est l’abolition du genre et non sa consolidation qui représente le terme ultime du combat". Faut-il en conclure qu’elle ne le sait pas elle-même ?



La petite perversion du langage consistant à se dire, "en fait", plus "universaliste" que les universalistes qu’elle attaque (histoire, sans doute, d’avoir le beurre du différentialisme avec l’argent du beurre de l’universalisme) se retrouve par ailleurs dans les approximations, les sophismes, les torsions argumentatives, voire les contresens. Ainsi, l’absence de contextualisation du propos est assez gênante chez une sociologue ("chaque personne est nécessairement classée en femme ou homme, mais aussi nécessairement en non-Blanche ou Blanche, et nécessairement aussi en homosexuelle ou hétérosexuelle" : mais où, quand, comment, par qui ? Peut-être serait-il temps de commencer à faire de la sociologie). L’auteur ne se prive pas non plus d’approximations : "Les maux dont souffre ce pays sont d’abord un sexisme patent, brutal, institutionnel, omniprésent, systémique ; et un racisme patent, brutal, institutionnel, omniprésent, systémique." Or le propre du sexisme et du racisme est précisément de n’être pas institutionnel – ils sont même illégaux – mais simplement ancrés dans les mœurs et l’esprit de beaucoup de gens, au mépris des lois démocratiques. Gênantes également sont les confusions sémantiques, notamment avec l’usage abusif du terme de "caste" : l’auteur confond faiblesse de la mobilité sociale ("je tenterai de prouver cette "immobilité" sociale du groupe dit "maghrébin") et système de castes, c’est-à-dire barrières instituées et infranchissables entre catégories natives ; et elle déplore que ce mot ne soit "pas utilisé par les sociologues et les politologues, marxistes ou non, en France", sans voir que cette abstention a une excellente raison : les castes au sens strict n’ont jamais existé en France (quant au sens figuré, il est heureusement exclu par les disciplines sociologique et politologique, pour des raisons de rigueur évidentes mais qui ne semblent pas préoccuper Christine Delphy). Même un étudiant de première année, en lisant une phrase telle que "le genre, un système de castes fondé sur l’invention de sexes différents", rétablira de lui-même : la différence des sexes n’est quand même pas entièrement "inventée", sauf dans l’esprit de quelques constructivistes délirants ; et elle ne fonde pas des droits différents mais – nuance – elle engendre des discriminations de fait.

Entre misère conceptuelle ("au principe, à l’origine de l’existence des Uns et des Autres, il y a donc le pouvoir, simple, brut, tout nu, qui n’a pas à se faire ou à advenir, qui est"), généralisations paranoïaques ("la société dominante veut que les dominés gardent une identité endommagée, car c’est une des conditions de la perpétuation de l’exploitation") et mensonges ("donc on va supprimer le droit fondamental de ces jeunes filles d’être scolarisées" : or chacun sait qu’elles peuvent soit rester scolarisées sans foulard, soit suivre l’enseignement à distance, leur droit à la scolarisation – obligatoire, rappelons-le – restant intact), la pensée de Christine Delphy n’hésite devant aucun réductionnisme, surtout s’agissant des positions adverses. Ainsi, l’universel ne serait rien d’autre que "les façons de faire et d’être du groupe dominant" ; ou encore, "personne ne donne jamais aucune définition" du communautarisme (alors qu’il suffit de lire les nombreux écrits sur la question pour en trouver la définition : c’est le fait de fonder un droit sur des caractéristiques communes qui soient natives et non pas acquises). Mais sans doute faut-il ces contorsions intellectuelles, ces abus de langage et ces contre-vérités pour produire l’apparence d’une cohérence dans une position qui, tout compte fait, revient ni plus ni moins à inverser l’injustice au lieu de la supprimer (la "discrimination positive" étant, comme le reconnaît l’auteur, "ce qu’on appelle parfois discrimination inverse"), en favorisant par exemple les femmes, et non plus les hommes, en raison de leur sexe et non pas de leurs compétences (œil pour œil, dent pour dent).



Il semble qu’aux yeux de Delphy les femmes qui ne pensent pas comme elle sont soit inexistantes (elle parle "des" féministes à propos de ses propres positions, comme si celles-ci recouvraient l’ensemble du courant), soit odieusement manipulées ("les campagnes contre l’oppression des femmes dans le monde ont été instrumentalisées par les grandes puissances"), soit encore carrément "antiféministes", comme elle en accuse Élisabeth Badinter en un cocasse retournement des choses. Quant au mot de "négationniste" appliqué à cette dernière ("le camp des négationnistes, de celles et de ceux qui comme Badinter, nient l’existence actuelle, sous nos latitudes, de l’oppression des femmes"), qu’en dire, sinon qu’il relève du classique renversement pervers consistant tout d’abord à déformer la thèse adverse (Badinter ne nie évidemment pas le sexisme mais entend le combattre par d’autres moyens que le différentialisme), puis à placer une victime (potentielle) dans la position de son persécuteur ?

On se demande finalement ce que les historiens du futur pourront bien comprendre à ce paradoxe : une féministe s’oppose radicalement à la loi interdisant le port du voile islamique dans les établissements scolaires, au motif qu’elle ne serait pas anti-sexiste mais raciste (le débat sur le foulard n’ayant été qu’une "grande libération de la parole raciste") ; et elle défend la société islamique, victime des représentations erronées que s’en feraient les Occidentaux en l’imaginant "misogyne, antidémocratique, répressive, belliqueuse et cruelle" - car pour l’auteur, la polygamie n’est qu’un détail, et le sexisme islamiste n’est qu’une invention des sociétés démocratiques et de leur "stratégie coloniale".

Comment donc expliquer cette perversion de la pensée politique ? J’y vois à l’œuvre deux mécanismes principaux, qui se retrouvent dans bien d’autres domaines que celui du féminisme et, à ce titre, méritent pour finir un petit éclairage. Le premier mécanisme relève de ce vieux réflexe gauchiste qui consiste à être systématiquement contre les "dominants", quitte à oublier les "dominés" lorsqu’ils sont eux-mêmes dominés par d’autres "dominés" (ainsi, les femmes afghanes ne seraient victimes que des bombardements américains, mais pas de l’apartheid imposé par les talibans). C’est de ce type de posture que relève le déni d’un mouvement tel que "Ni Putes ni Soumises", ces femmes qui ont osé se soulever contre la domination imposée par des hommes eux-mêmes discriminés en raison de leurs origines ethniques. La première allusion – subliminale – à ce mouvement n’arrive que vingt pages avant la fin du livre : "on sent se dessiner en filigrane une vision dans laquelle la lutte contre le racisme peut entrer en contradiction avec la lutte contre le sexisme, et réciproquement" ; et il n’est explicitement mentionné que pour critiquer sa lutte pour "aider les femmes des quartiers à quitter leur milieu et leurs familles", alors qu’elles "n’imagineraient pas l’exprimer vis-à-vis d’elles-mêmes" : faut-il en conclure qu’aux yeux de Delphy, l’émancipation des femmes est une infamie ?

 
Le second mécanisme, tout aussi pervers, relève du refus de distinguer entre ces deux niveaux de rapport au monde que sont le plan des principes et le plan des faits, de la norme et du constat, des valeurs et des pratiques, de la loi et de l’expérience vécue. L’assimilation abusive du "normatif" au "fictif" ("…le caractère fictif de la règle officielle"), et le rabattement de principe de "la règle officielle" sur "la règle effective", ou encore du "sujet de droit du droit commun" (l’universel) sur "sa figure particulière" ("l’homme", bien sûr) seraient, là encore, des procédés regrettables mais pardonnables chez un étudiant ; chez un chercheur payé pour penser, ce n’est plus une erreur de raisonnement mais une faute professionnelle. Ce refus systématique de la loi, assimilée à la "domination", repose sur un déni délibéré de la spécificité et de la légitimité du niveau légal : "On décrète que pour obtenir une société égale, il faut faire comme si elle l’était. Or, faire comme si elle l’était quand elle ne l’est pas, c’est perpétuer l’inégalité." D’où cette inversion délirante, digne d’un Jacques Vergès : "Le scandale n’est pas que la règle officielle ne soit pas la règle effective mais que quelqu’un ose le dire" ; alors que ceux qui ont "dit", bien avant Delphy et ses quelques disciples, le scandale de la non-conformité entre les pratiques et les valeurs, sont les députés qui ont bataillé pour voter des lois justes, et alors même que c’est toute la dignité d’un pays démocratique que d’opposer des lois justes à des pratiques injustes - dignité que méprise et salit la réduction systématique de la loi à la pratique, du juridique au comportemental, de la norme au fait.
   
Ce déni de la différence entre le niveau des valeurs et celui des faits est d’ailleurs au principe de ce recueil de textes, qui ne proposent tout compte fait guère plus que des opinions, au demeurant si mal fondées qu’on hésite, à les lire, entre fou-rire et consternation. Aucun de ces articles n’aurait jamais pu trouver place dans une revue scientifique, même de bas niveau. C’est dire que si cette publication peut avoir un mérite, c’est celui de nous convaincre qu’il est urgent de réformer nos institutions de recherche : que le CNRS puisse laisser ses postes de recherches servir durant des décennies à de telles productions, au détriment des jeunes chercheurs brillants qui pourraient y exceller, cela seul suffit à justifier un sérieux resserrement des procédures d’évaluation