Une interrogation sur les capacités d’adaptations d’une société mélanésienne aux bouleversements socioculturels via le culte de John Frum.

Il suffit d’évoquer Malinowski et son analyse du kula pour rappeler combien le monde mélanésien occupe une place de choix parmi les territoires de prédilection de l’ethnologie. C’est dans ces contrées que nous embarque l’ethnologue Marc Tabani grâce à Une pirogue pour le Paradis, monographie s’intéressant au culte de John Frum qui s’enracine dans l’île agitée de Tanna, située dans l’archipel du Vanuatu.

Tabani y interroge les évolutions du mouvement john-frumiste depuis son apparition, ses fondements historico-culturels et surtout le rôle qu’a pu jouer ce culte dans les adaptations socioculturelles de la société tannaise maintes fois bouleversée par ses contacts avec l’Occident. À l’origine des interrogations de l’auteur sur ce culte du cargo particulier se trouve la fièvre millénariste qui s’est emparée de l’île depuis la fin des années 1990.

 

Tanna, l’île-pirogue berceau de John Frum

Embrasser la spécificité d’un mouvement religieux comme celui des John Frum nécessite un détour par le cadre historique et culturel de la société dans laquelle il s’enracine. Tabani rappelle ainsi dans un premier temps les croyances tannaises traditionnelles et l’importance des géosymboles, ces mythes qui s’inscrivent dans l’espace et découpent l’ensemble du territoire depuis le temps des héros mythologiques. C’est la découverte de l’île par Cook en 1774 qui annonce les bouleversements à venir, nés des contacts avec l’Occident. Colonisation anglo-française et évangélisation vont s’accentuer aux XIXe et XXe siècles jusqu’à établir un régime théocratique, la Tanna Law, dont l’obsession est l’éradication des croyances païennes. C’est dans ce contexte qu’apparaît vers 1940 un mouvement nativiste, qui vise à faire revivre la coutume des Tannais, la kastom. Mais dans une population largement christianisée, il s’agira davantage de la "reconstruction d’une tradition sur un mode syncrétique", dont la nouveauté doctrinale est la dimension eschatologique puisque avec le retour de John Frum – un esprit apparu à certains chefs coutumiers – "la pirogue de Tanna voguera vers le Salut", ouvrant le règne de l’opulence et le retour des morts. Cette dimension est d’ailleurs commune à tous les cultes du cargo.

L’intérêt principal de cette première partie provient de l’analyse de la fonction adaptative du  mythe de John Frum, qui permet aux Tannais de "légitimer le changement, de se l’approprier"   .  En faignant de purger les éléments issus de la culture des Blancs, les John Frum les indigénisent et réalisent un syncrétisme innovant, leur assurant une audience importante. À ce titre, John Frum est une synthèse idéale des héros traditionnels mais aussi de Jésus-Jean Baptiste et de l’Esprit-Saint.

L’événement qui va amplifier l’écho des John Frum est le contact avec les troupes américaines en 1942, concrétisation des prophéties annoncées par l’esprit. L’apparition sur le sol de Tanna des "fils de John Frum", les kaoboe (de "cow boys"), impulse un tournant américanophile au mouvement. L’après-guerre marque alors pour le culte john frumiste une organisation et une codification renforcées par l’importation de nombreux symboles. Il devient alors un véritable "dispositif de neutralisation rituelle de l’altérité" écrit l’auteur   . À noter que les sources principales d’inspiration de cette néo-coutume totalement réinventée sont bien éloignées de la culture tannaise : l’Ancien Testament et l’épopée du Wild wild west.

Le chapitre dédié à "l’Amérique dans l’imaginaire tannais" est très instructif quant à ces dispositifs syncrétiques. Il souligne comment la doctrine des John Frum fait des kaoboe des esprits tutélaires permettant de communiquer avec John ; il met en évidence la récupération du symbole de la croix dont les deux couleurs (rouge et noir) permettent de dépasser les oppositions entre anciens chrétiens et païens au sein du mouvement. C’est donc un nouvel ordre symbolique et social qui se donne à voir au cours des défilés de la Tanna Army, tous les 15 février : l’Amérique, comme John Frum, a sauvé leur coutume.

 

Le john-frumisme entre mondialisation et attente eschatologique

Le mouvement John Frum sort grandi de son statut de résistant aux forces coloniales ayant subi de nombreuses vagues de répression. Marc Tabani met en évidence l’importance de la période qui s’étend jusqu’aux années 1970 pour le john frumisme car il permet un élargissement et une codification plus approfondie de l’organisation, des rites et des croyances ; ce qui passe notamment par une traditionnalisation quasi-systématique de la symbolique chrétienne, la kastom devenant ainsi plus large et diversifiée.

Au cours de cette période, en raison d’une intégration plus poussée de l’île à la mondialisation, c’est une tension permanente entre tradition et modernité qui tiraille les John Frum, et ceci dans l’ensemble des sphères de la vie sociale, particulièrement dans les domaines économiques et politiques. Les enjeux économiques, en effet, sont lus à l’aune du message de John Frum, ce qui n’est pas sans poser de problème pour le développement de l’île et notamment le tourisme : "No tourist, no money, no problem" disent les John Frum. Le champ politique met lui aussi en évidence une rationalité john frumiste particulière, qui passe notamment par l’instrumentalisation des tensions entre puissances occidentales dans la région. À titre d’exemple, la bannière étoilée est progressivement écartée quand le mouvement devient francophile, pro-blanc et anti-indépendantiste ; cette orientation étant justifiée par l’aide de la France qui aurait contribué à sauver la coutume contre l’Angleterre (et ce malgré les ambitions de l’Hexagone dans la région). Enfin, le cas édifiant et improbable de cet aventurier corse, Antoine Fornelli, devenu "roi de Tanna", illustre bien cette capacité d’adaptation du culte tannais, toujours en référence à une coutume idéalisée.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur revient sur l’évènement à l’origine de ses  interrogations : la parousie de John Frum et ses conséquences depuis la fin des années 1990. Aux clivages hérités de la domination coloniale s’ajoutent depuis les années 1980 les dysfonctionnements de l’État, les désillusions relatives au développement économique, et plus globalement l’incurie des élites politiques ainsi que le renouveau missionnaire chrétien – éléments qui expliquent le repli traditionaliste des John Frum. En parallèle, des conflits pour le leadership du mouvement vont entraîner "des surenchères concernant leurs capacités à capter le pouvoir de John"   , surenchères dont témoignent notamment par les incessantes prophéties sur les catastrophes naturelles à venir. L’un des chefs, Fred Nasse, va tirer profit de l’activité sismique de l’île et surtout de la catastrophe du lac Siwi, "un miracle" sans aucune perte humaine pour imposer une nouvelle organisation au mouvement. Celui-ci va annoncer la fin du monde pour le mois de janvier 2001 et inviter ses fidèles à construire une nouvelle pirogue, nouvelle arche de Noé, pour rejoindre le paradis. Le nouvel ordre social et religieux vise à restaurer l’unité du mouvement et s’appuie sur un discours œcuménique dont l’objectif est de rassembler l’église, la coutume et John Frum, avec la parousie de John-Jésus pour horizon.

Par la suite, à la répression qui affaiblit ce qu’il convient d’appeler "le mouvement de Fred Nasse", s’ajoutent les désillusions consécutives à une fin du monde qui se fait attendre. Ceux qui continuent à se revendiquer ouvertement de John Frum s’enfoncent dans une voie néo-coutumière et traditionaliste, férocement anti-moderniste. Malgré les divisions et les désillusions, les mouvements revivalistes ne sont pas à l’agonie mais bien plutôt entrés dans une "phase délirante" nous dit l’auteur, dans une "direction toujours plus millénariste". Évoquons ici pour terminer un élément qui prête à sourire mais qui paraît profondément révélateur de la dérive idéologique du mouvement : le rejet de l’Amérique et le soutien à Ben Laden, inspiré par l’esprit de John pour que les musulmans défendent leur kastom.

 

Le mythe comme outil d’adaptation aux bouleversements socioculturels

Incontestablement, Une pirogue pour le paradis livre des données précieuses pour saisir les processus d’adaptation aux évolutions socioculturelles. Le mythe de John Frum permet d’intégrer la nouveauté, de l’enraciner localement. Il s’agit, pour des groupes sociaux soumis à l’intrusion violente d’éléments culturels exogènes, de "les recycler par un biais rituel, de sorte à ménager dans le présent et l’avenir une place à l’héritage de la coutume". Et le cas étudié par Tabani est paradigmatique : "John Frum est fondamentalement demeuré une emblématisation de l’identité collective en devenir des Tannais et de l’adaptation de leurs spécificités culturelles en considération du jeu des influences globales"   .

L’approche méthodologique est un empirisme revendiqué, laissant parler les sources et les acteurs, évitant toute conclusion théorique définitive et faisant ainsi preuve d’une modestie intellectuelle certaine. Marc Tabani, n’hésite pas également à faire part de ses émotions face à l’aura de Fred Nasse, écartant momentanément la froide objectivité pour faire ressentir au lecteur l’autorité et le charisme d’un des chefs de ce mouvement religieux. On reste cependant parfois sur le bord de la route tannaise en raison du manque de références à d’autres travaux analogues, de certains développements trop succincts. Enfin, l’absence bibliographique du deuxième tome de l’ouvrage fondamental de Bonnemaison, Les hommes lieux, dont des centaines de pages évoquent le mouvement John Frum, est intrigante