La publication des actes du premier colloque consacré à Bernard Noël, qui ouvre une des grandes perspectives de l'œuvre : le "corps du verbe".

Bernard Noël, le corps du verbe, volume collectif proposé par Fabio Scotto, poète, traducteur et professeur à l’université de Bergame, sous forme d’hommage à l’écrivain – pour ainsi dire en remerciement de son œuvre – inclut, à son début et à son terme, trois textes inédits du poète ("Les mots recousus", "Le jardin d’encre", "Une rupture en soi"), et un important dossier, intitulé "L’outrage". Ce dernier publie les actes et les témoignages récoltés lors du procès intenté, en 1973, à l’auteur du Château de Cène, pour outrage aux mœurs, pour l’édition saisie d’un livre publié alors sous pseudonyme (Urbain d’Orlhac). On lira, peut-être tout d’abord, avec un plaisir certain cet "Outrage", rédigé et documenté par l’écrivain Jean Frémon. Le matériau biographique manipulé, issu notamment des conversations de Jean Frémon avec Bernard Noël, nous autorise à entrer de plein pied dans la souffrance et la colère d’une œuvre dont l’auteur n’hésite pas, comme les personnages de ses récits, à "s’étudier jusqu’à la douleur".

On a en effet pu qualifier l’œuvre de Noël d’écriture "comme résistance"   , ce qui restera sans doute le constat de lecture et d’analyse que cherchent toutes à formuler à leur tour, avec plus ou moins de distance, les contributions au colloque de Cerisy (11-18 juillet 2005), rassemblées sous la direction scientifique de Fabio Scotto. La nécessité d’"être inacceptable", c’est-à-dire de "ne pas accepter les oppressions de l’ordre moral et de sa propre soumission", selon les mots du poète, aurait ainsi constitué l’adage de l’écriture noëlienne, non seulement à l’occasion de la censure exercée par la justice sur le Château de Cène, mais aussi durant toute son œuvre, toujours, et sans cesse, en cours.


Rumeurs d’une œuvre

Pour présenter les actes de ce premier colloque consacré à l’œuvre de Bernard Noël, le volume Bernard Noël : le corps du verbe propose une répartition des interventions en quatre grands temps : "L’horizon poétique de Bernard Noël", "Lectures phénoménologiques", "Poétique/rhétorique" et "Esthétique". Cette répartition somme toute classique s’appuie notamment sur l’apport critique précis de certains des intervenants ; la participation de Michel Collot, poète et professeur à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, autorise ainsi ce dernier, ainsi que plusieurs de ses interlocuteurs, à manier le concept d’horizon poétique, désormais définitivement ancré dans l’analyse littéraire, à l’usage d’un auteur encore neuf pour la critique universitaire.



Cet "effet de style" critique apparaît symptomatique d’un ouvrage collectif qui accueille tant de plumes reconnues, autres poètes, compagnons d’écriture de Bernard Noël ou fidèles commentateurs, alors que chacun cultive, de manière toute personnelle, une approche critique qui va par moments bien au-delà d’une simple réception universitaire. Néanmoins, la présence en filigrane des textes de philosophes d’inspiration, comme Jean-Luc Nancy, ou encore d’auteurs de référence, comme Antonin Artaud ou Georges Bataille, constitue, par exemple, l’un des points de convergence de ces lectures rassemblées. La citation fréquente de l’assez récent Corpus   ou le rappel de la "parole soufflée" derridienne reprise par Bernard Noël   témoigneraient de cette communauté de regard, autour d’une œuvre dense et prolifique, dont la difficulté excitante de ressaisie semble tenir, entre autres choses, à une diversité générique (poésie, romans et récits, journal, essais – histoire, politique, littérature, arts –, théâtre, littérature de jeunesse, cinéma – comme la bibliographie tente de le résumer), parcourue en tous sens par l’expérimentation constante des possibilités du langage, le poème restant le lieu idéal d’une "investigation lyrique de l’organique corporel", quelles qu’en soient, encore une fois, les manifestations scripturales.


Lectures phénoménologiques


Afin peut-être de préserver la prolixité de l’œuvre noëlienne, le partage entre les genres ne constitue pas, dans cette étude collective, un principe structural. La part fondamentale, chez le poète, tenue par les écrits sur l’art (à propos d’André Masson, d’Henri Michaux, d’Olivier Debré, de Zao Wou-Ki, etc.), comme chez d’autres contemporains, Jacques Dupin ou Claude Esteban par exemple, retient l’attention de chacun, sans qu’un espace critique lui soit spécifiquement réservé. La capacité de la phénoménologie à envisager "sympathiquement" l’univers de la poésie est cependant abordée et recensée avec précision par les lectures de Jacques Ancet ("La coïncidence", pp.85-93) ou de Steven Winspur ("Convertir le temps en espace", pp.113-127). Cette "phénoménologie de l’expérience esthétique"   organise en son fond et en son principe la "poétique de la relation"   à l’œuvre chez Bernard Noël dans son "portrait du Monde"   :  "L’économie fait de l’espace dans lequel nous vivons celui de la solitude : la conscience travaille à en faire tout au contraire celui de la relation. Regardez comme dans cet espace en mutation chaque corps en soi est déjà, vers vous, un geste et une pensée, chaque corps un signe."  




Poétique de la relation critique


La parole de Bernard Noël, nous le voyons à l’échelle de cette citation, comme à celle du colloque consacré à son œuvre, est une parole située, offensive et parfois violemment réactionnaire à toute obstruction faite au sens. La vertu proprement politique de cette démarche se manifeste dans un "retour au monde"   , significatif chez plusieurs poètes contemporains, soucieux du repli, voire de l’isolement d’une poésie contemporaine en perte de repères, mais aussi de lecteurs. Le trajet phénoménologique proposé par notre ouvrage échappe ainsi, de par sa force et son impact peut-être, à la classification des interventions. L’article éclairant d’Anne Malaprade   , "Le corps dans tous les sens, le corps en tous sens"   , pourtant situé en dehors des "Lectures phénoménologiques" du deuxième chapitre, évoque ainsi dès ses premières lignes l’apport crucial de la phénoménologie pour la perception et la connaissance du corps, comme en témoigne la mise en œuvre de la fascinante "archéologie de l’espace corporel, mental et fictionnel"   que déploie l’œuvre de Bernard Noël.

Le métaphorique corps parlant de la poésie noëlienne semble ainsi excéder lui-même les cadres volontiers rigoureux d’une approche strictement universitaire, pour étendre des rhizomes qui traversent et dépassent, comme en toute nécessité, l’effort descriptif de la critique. Ce pourquoi, sans doute, nombre d’intervenants, eux-mêmes auteurs et poètes (Jacques Ancet, Mohammed Benis, Mickaël Bishop, Hervé Carn, Yves Charnet, Michel Collot, Antonio Dominguez Rey, Serge Martin, Claude Ollier, Yves Peyré, Fabio Scotto…), s’affranchissent parfois de l’écriture critique pour cultiver d’autres jardins d’écriture. La cohérence et la facilité de lecture de cet ouvrage collectif, qui apparaît d’abord comme un ouvrage de consultation, s’en trouvent néanmoins affectées.

Si l’ouvrage dirigé par Fabio Scotto cherche de toute évidence à proposer, en une polyphonie critique qui demeure éclairante, une étude du traitement du corps dans l’œuvre de Bernard Noël, c’est bien au corps politique de celle-ci que reviennent in fine les diverses interventions ici rassemblées. Le parti-pris cognitif éclairé par exemple par l’étude d’Hugues Marchal, "Des corps en extension. Bernard Noël et André Leroi-Gourhan"   , nous renseigne ainsi sur la composition d’un "idiologue"   , dont les terminaisons conceptuelles enrichissent le devenir social d’une œuvre de rupture, et semblent par conséquent susceptibles d’innerver toute l’actualité de cette "pratique critique de la langue". "Corpus" ouvert, l’œuvre noëlienne apparaît de fait, malgré les brèches lumineuses taillées par le collectif dirigé par Fabio Scotto, encore bien inentamée