Critique de l' "idéologie de la fin des idéologies".

En 1963, Raymond Aron évoquait son "scepticisme à l’égard des systèmes globaux d’interprétation du monde historique au nom desquels un parti se croyait investi d’une mission et voué à la destruction de l’ordre existant et à l’édification d’un ordre radicalement autre". C’était la "fin des idéologies". À une époque où "les extrêmes", voire l’opposition "droite/gauche" elle-même, sont de plus en plus raillés au nom d’un "principe de réalité" qui impliquerait "modération", "synthèse" et "pragmatisme" pour gérer les affaires de notre monde, la réédition de cette réflexion menée par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski (initialement publiée en 1976) arrive à point nommé pour ajouter une pierre au débat sur cette "vision du monde" qui paraît presque trop inéluctable et trop évidente pour ne pas être questionnée. Appliquant, à l’intersection du champ du pouvoir et du champ académique de leur époque, les principes fondamentaux du schéma théorique bourdieusien reposant sur une homologie structurale entre positions et prises de position, ils reviennent sur les transformations du champ politique après 1945 et la mise en place d’une "forme spécifiquement économique de l’idéologie de la fin des idéologies"   .

À l’aide de la "science royale" qu’est la science économique, cette idéologie présente, selon les auteurs, comme "inéluctable" l’avènement d’un monde régi par des lois économiques impersonnelles, et comme "nécessaire" "la “discipline librement consentie”", autrement dit "la “coopération” de toutes les classes dans un nouveau “contrat de progrès”", au prix d’une "liquidation du passé" (par exemple la "disparition des techniques périmées")   . Cette idéologie se fonde sur un "fatalisme du probable qui est au principe des usages idéologiques de la statistique"   et qui agit comme une prophétie autoréalisatrice : "un discours puissant, non pas vrai, mais capable de se rendre vrai – ce qui est une façon comme une autre de se vérifier – en faisant advenir ce qu’il annonce, en partie par le fait même de l’annoncer"   . Dans le même temps, cette idéologie s’appuie sur une lecture de "l’histoire des régimes, des institutions, des événements ou des idées" qui fonctionne comme une "méthode de perception et d’action politiques, ensemble de schèmes opératoires qui permettent d’engendrer, en dehors de toute référence aux situations originaires, des discours ou des actions chargées de toute une expérience historique"   . Cette lecture, "selon l’enseignement explicite de “sciences po”", s’appuie sur un "schème triadique" qui fait s’opposer deux extrêmes (dirigisme et libéralisme, parlementarisme et fascisme) pour "élever le débat" et faire apparaître une "troisième voie" : l’"économie concertée", symbolisée par la mise en œuvre du Plan, politique "dépolitisée, neutralisée, promue à l’état de technique"   . En s’appuyant sur des oppositions formelles qui sont aussi des expériences vécues, telles que tradition/modernité, bloqué/débloqué ou encore droits acquis/dynamisme, cette idéologie fonctionne comme une matrice de discours et d’actions qui participe à la production d’un "convertisme reconverti", conforme aux intérêts objectifs de la classe dominante : "Le conservatisme progressiste est le fait d’une fraction de la classe dominante qui se donne pour loi subjective ce qui constitue la loi objective de sa perpétuation, à savoir de changer pour conserver."   Sont notamment passées au crible de la critique, sous la forme d’une "encyclopédie des idées reçues et des lieux communs", les réflexions d’intellectuels comme Michel Crozier, Jean Fourastié ou Stanley Hoffmann, de même que celles d’hommes politiques comme Jacques Delors, Valéry Giscard d’Estaing ou Michel Poniatowki, ou celles de journalistes comme Jean-Jacques Servan-Schreiber ou Alain Duhamel.



Après s’être penchés sur "les racines"   de cette idéologie dominante, qu’ils retrouvent à l’intersection des pôles économique et intellectuel de la classe dominante, dans des parcours militants qui ont cheminé du Front populaire au Commissariat au Plan, en passant par l’expérience vichyste et les mouvements de Résistance, les auteurs tentent d’entrer dans la "boîte noire" du mode de production de cette nouvelle idéologie dominante. Alors, ils notent que la production est assurée par une circulation des idées et des schèmes d’interprétation du monde propres à cette avant-garde éclairée de la classe dominante, qui "engendre la croyance collective en instaurant une sorte de chaîne prophétique dans laquelle chacun prêche des convertis qui prêcheront à leur tour, et sans en avoir l’air, d’autres convertis"   . D’instances de formation telles Sciences po ou l’ENA à un journal comme Le Monde, en passant par les sondages d’opinion organisés par l’IFOP et les débats politiques télévisés, ensemble de "lieux neutres", autrement dit, de lieux qui se donnent toutes les parures de la scientificité, de l’objectivité et de la neutralité, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski tentent d’analyser, "inséparablement, un corpus de discours, un corps de producteurs, un ensemble de lieux de production de discours et de production de producteurs de discours"   qui participent à la reproduction de la classe dominante par l’élaboration d’une nouvelle idéologie dominante : la fin des idéologies.

Selon les auteurs, seule une telle socio-analyse peut permettre de lutter contre la domination des dominants, contre ces penseurs qui, ne reconnaissant "la pensée conservatrice que dans sa forme réactionnaire, celle-là même que le conservatisme est le premier à combattre", sont toujours "en retard d’une guerre". Au contaire, dévoiler cette idéologie du "fatalisme du probable", c’est aussi "ce qui rend possible, en fonction d’une autre intention politique, la réalisation du moins probable"   . Autrement dit, "toute politique ignorante du probable qu’elle veut contrarier s’expose à collaborer malgré elle à son avènement ; tandis que la science qui dévoile le probable a au moins pour vertu de dévoiler la fonction du laisser-faire"   .

Très "bourdieusien", ce texte souffre des séquelles habituelles que l’on attribue à Pierre Bourdieu. C’est notamment le statut de la "science", de la "vérité" et de l’ "objectivité" qui interroge : il existerait une fausse science, "idéologique" et une vraie science, "du dévoilement". Les sociologies qui s’intéressent empiriquement à la construction des faits scientifiques ont depuis longtemps remis en cause cette asymétrie objectiviste qui rabat systématiquement les contenus – faussement – scientifiques, à l’origine sociale de leurs auteurs, avec pour objectif d’en dévoiler les "fonctions cachées". Digne d’un fonctionnalisme systématique et écrasant, les contenus sont exclusivement ramenés à leurs fonctions, simultanément appréhendés comme les produits, les manifestations et les moteurs de la structure sociale. Mais ce texte est aussi représentatif d’un "moment" de l’histoire de la sociologie et de l’histoire des mouvements sociaux, d’un "moment" de l’histoire politique de la sociologie. Laissons le soin à Luc Boltanski d’y revenir et de dévoiler, à son tour, les "fonctions cachées" de sa production