Quelle forme donner au discours sur les rapports entre l'art et la philosophie ?

Isabelle Thomas-Fogiel était jusqu’ici principalement reconnue pour ses ouvrages hautement spéculatifs consacrés à Fichte (Fichte, Paris, Vrin, 2000 ; Critique de la représentation, Paris, Vrin, 1999) ou à des questions métaphilosophiques (Référence et autoréférence, étude sur le thème de la mort de la philosophie dans la pensée contemporaine, Paris, Vrin, 2006). On aura pu s’étonner en conséquence de trouver depuis juin dernier dans les librairies son dernier livre consacré à l’art : Le Concept et le lieu. Figures de la relation entre art et philosophie. Cet élargissement à un champ d’études moins abstrait des recherches d’Isabelle Thomas-Fogiel est l’occasion pour ceux qui ne seraient pas familiers avec les problèmes abscons de la métaphilosophie de découvrir une œuvre d’une grande richesse, exemplairement rigoureuse et assez significative de l’esprit de la philosophie française de ce début de XXIe siècle. Le Concept et le lieu est un très beau livre, toujours fidèle à ses exigences au point d’en être parfois quelque peu déconcertant ; un très beau livre, et, plus encore peut-être, un bel objet de réflexion. Un de ces ouvrages de vraie philosophie qui, quoi qu’on puisse penser des réponses qu’ils proposent, voire des problèmes qu’ils posent, donnent à penser.

Raison de plus pour ne pas essayer de cacher les limites de ce livre ; car si celles-ci s’avéraient tenir au projet lui-même plus qu’à sa réalisation, ce constat, du reste assez conforme aux thèses énoncées par Isabelle Thomas-Fogiel, ne laisserait pas de répondre à son tour à la question essentielle de l’ouvrage concernant la possibilité de construire un discours philosophique sur la relation de l’art à la philosophie. Réintégration circulaire des limites du texte aux thèses énoncées, qui ne saurait déplaire à un auteur réputé pour ses travaux sur l’autoréflexion et la circularité. Et si les limites du texte étaient comme prescrites par ses principales thèses ?
   

La déconcertante rigueur de la solution topologique

Le Concept et le lieu est une redoutable machine de guerre contre toutes les solutions "fortes" (mais par là même trop "lourdes" pour être rigoureusement tenues) au problème de la relation de l’art à la philosophie. Il stigmatise l’excessive radicalité des thèses dites "annexionnistes" et y oppose la militante non-radicalité, la souplesse de la solution dite "topologique" prônée ici, dans le sillage de Merleau-Ponty.

L’annexionnisme est le nom prêté ici aux théories qui, dans leur tentative de définir le rapport, intuitivement étroit, entre l’art et la philosophie, ont mené à une annexion de l’une de ces disciplines à l’autre. Hegel et le dernier Heidegger sont les figures exemplaires de cette tendance. Ainsi, pour Hegel, l’art est un moment de la réalisation de l’esprit qui n’a pas encore pris la forme conceptuelle, et doit être subsumé (aufgehoben) par la philosophie ; pour le dernier Heidegger, l’art (en l’occurrence, la poésie) nous "achemine" vers le "dict de l’être" que le logos philosophique ne parvient pas à dévoiler (a-létheia), mais occulte (léthè) au contraire. Dans les deux cas, une relation hiérarchique est imposée aux deux disciplines, l’une "dépassant" et "abolissant" l’autre selon le schéma hégélien. Ces deux théories fonctionnent sur le même schéma, dont on peut d’emblée constater un lourd présupposé : que l’art et la philosophie sont pour ainsi dire sur le même terrain, doivent dire la même chose, même de manière très différente.



Or la différence radicale de langage (ou de "grammaire", pour reprendre, avec Isabelle Thomas-Fogiel, cette expression de Wittgenstein) entre les deux disciplines peut nous amener à douter de ce point. L’analyse "archéologique" de ce présupposé conduit à faire ressortir le modèle temporel qui sous-tend chacune de ces tentatives annexionnistes — ce que laissait entendre l’allusion à Hegel et Heidegger. La hiérarchie est toujours liée à la temporalité et n’a pas de place dans l’espace : c'est parce que, dans le temps, deux choses différentes ne peuvent pas être simultanément sur le même terrain qu’un ordre s’instaure nécessairement entre elles, et que l’une doit nécessairement prendre la place de l’autre. Le modèle temporel, hérité significativement de Hegel, fausse notre compréhension de la relation de l’art et de la philosophie. La question : "Peut-on penser cette relation de manière non axiologique (ou annexionniste) ?", devient alors : "Peut-on penser cette relation sur un mode purement spatial, libéré de la tendance hiérarchisante (stigmatisée ici) du temps ?"

Or, sortir définitivement de ce schéma temporel suppose un véritable effort de pensée, et, plus encore peut-être, une grande modestie de la part du philosophe. Car il est inévitable que des thèses atemporelles, moins hiérarchisées, et donc moins systématiques, paraissent fades, déconcertantes, au regard des séduisants édifices annexionnistes. On ne retracera pas la profusion de commentaires de philosophes (aussi différents que Hegel, Wittgenstein, Merleau-Ponty et Danto, pour n’en citer que quelques-uns) qui jalonnent ce parcours, et à travers lesquels le lecteur est progressivement (et fort habilement) amené à se détacher des représentations hiérarchiques pour considérer enfin l’art et la philosophie "sur le même plan", en se contentant de leurs simples différences et "ressemblances de familles", selon l’expression de Wittgenstein. Toute la difficulté sera alors d’énoncer autre chose que de simples platitudes (de simples constats de la forme : "ici, sur ce point, l’art et la philosophie disent des choses comparables, mais pas là…"), et de trouver un principe directeur qui permettra, sinon de systématiser les résultats obtenus, du moins de les lier entre eux pour en tirer une connaissance utile. C'est un modèle mathématique, celui de la topologie, qu’utilise à cet effet Isabelle Thomas-Fogiel : "En un mot, la topologie propose des concepts précis qui permettent de penser les différents types de mise en relation dans l’espace ou, plus précisément encore, elle confère un sens conceptuel à des notions intuitives comme celles de continuité, voisinage, limite, mais aussi les notions d’"ouvert", de "fermé", de "convergence" ou de "connexité". Quelles peuvent bien être les modalités de cette "proximité" de l’art et de la philosophie ? Peut-on la caractériser précisément et sortir ainsi définitivement du schéma temporel ?"
 
Le choix de la topologie comme fil directeur de la mise en relation de l’art et de la philosophie fournit en tout cas une garantie de rigueur. Il impose en contrepartie au reste du livre une méthode expérimentale, non-systématique, voire tâtonnante : la deuxième et principale partie de l’ouvrage, conformément au modèle "spatial", est constituée d’une simple juxtaposition d’exemples.



Expérimentation et mise à l’épreuve


La construction tripartite de l’ouvrage semble signaler le malaise que laisse la solution purement topologique à un tel problème (méta)philosophique. Si les deux premières parties du livre (théorie : "La mise en relation comme topologie", et application : "Expérimentations") établissent véritablement que le dernier mot au problème est énoncé par le modèle topologique, la troisième ("Réflexions") n’apparaît-elle pas comme une tentative déguisée de récupérer l’exigence de systématicité abandonnée précédemment au nom de la spatialité ? La thèse topologique est en effet liée à une exigence extrême d’empiricité et un refus catégorique de la systématisation : le dernier mot de la topologie n’est autre que l’expérimentation – ou, si l’on préfère, il n’y aura pas de dernier mot.

En vérité, conclure un livre comme Le Concept et le lieu met le philosophe convaincu par la méthode topologique devant un véritable dilemme, ultime mise à l’épreuve de sa thèse. La topologie a résisté à l’épreuve de l’expérience ; la réflexion doit prouver sa validité philosophique et sa capacité à répondre aux exigences propres à cette discipline : exigences d’abord historiques (répondre à certains problèmes philosophiques majeurs concernant la relation de l’art à la philosophie), exigences conceptuelles ensuite, et surtout, une certaine exigence de systématicité, qu’une pénétrante lectrice de Fichte ne peut ignorer. La "réflexion" conduit la thèse topologique à se confronter avec l’exigence ("temporelle") de systématicité inhérente à la philosophie. Peut-on tirer de la topologie une réponse au problème de départ qui aurait une quelconque validité générale ? La topologie peut-elle mettre en relief (ce qui serait l’image "spatiale" de la hiérarchie) la quintessence, le caractère essentiel de ses thèses ? L’enjeu est clair, qui parcourait déjà tout le livre : un discours général (et donc philosophique) sur les rapports de l’art à la philosophie est-il (encore) possible ? On sent bien qu’à ce jeu, la topologie risque fort de renier ses propres exigences et de rentrer en contradiction avec elle-même. Le dilemme apparaît : soit la "réflexion" parvient à tirer une thèse philosophique générale des différentes "expérimentations", au risque de renouer avec la tendance hiérarchisante de la philosophie ; soit elle renonce définitivement à cette tendance et s’enferme consciemment dans l’empiricité extrême qui lui interdirait d’émettre un discours général. Or, Isabelle Thomas-Fogiel a trop défendu l’essence de la philosophie dans ses autres ouvrages pour accepter cette dernière possibilité : la limite de la philosophie est atteinte dans cette question portant sur la validité d’un discours philosophique général ; mais cette limite ne saurait être dépassée, cela va de soi, par la philosophie.

#sdp


Il est donc conséquent de la part de l’auteur d’avoir choisi de tirer une leçon de ses recherches philosophico-artistiques, et de l’énoncer sous forme d’une thèse générale. "Entre l’art et la philosophie, on observe un entrelacement des questions, mais une indépendance des grammaires." Tel est le nerf, le fil directeur, ou/et le résultat des recherches topologico-philosophiques d’Isabelle Thomas-Fogiel. La même matière est traitée avec la morphologie et la syntaxe propres à chacune des deux disciplines. Cette thèse, somme toute assez wittgensteinienne, est sans commune mesure avec la grande qualité et l’extrême richesse du livre. Si bien que Le Concept et le lieu laisse le lecteur dans un état de perplexité – comme s’il venait d’assister à un échec. Non pas tant l’échec du livre, excellent à tous égards – mais plutôt l’échec de la philosophie à parler de l’art, et plus encore d’elle-même… ne pouvant en parler et ne pouvant se résoudre, pourtant, à se taire – épreuve tragique de la devise du Tractatus, 7. Le Concept et le lieu pourrait se lire comme l’envers de Référence et autoréférence, comme mise à l’épreuve de la capacité de la philosophie à parler d’elle-même (dans le cadre particulier de son rapport à l’art), et comme mise en évidence des contradictions qui s’attachent au métadiscours philosophique qui avait pourtant permis de détruire les arguments des anti-philosophes dans le livre de 2006. Les apories de la réflexivité sont toujours au cœur de la philosophie d’Isabelle Thomas-Fogiel ; ce livre, plus ou moins volontairement, nous permettra peut-être de nous les faire expérimenter