À l’heure où Sarkozy tente de marquer l’UE de son empreinte, Florence Autret s’interroge sur la réalité du "retour de la France en Europe".

Dans ce court pamphlet, la journaliste Florence Autret, correspondante à Bruxelles du quotidien La Tribune, décrit les coulisses de la politique européenne de la France à l’ère Sarkozy, de la campagne présidentielle aux semaines qui précèdent le début de la Présidence française de l’Union européenne. Elle le fait d’une plume limpide et volontiers ironique, tout affichant sa maîtrise des dossiers européens. En ce sens, son livre est à rapprocher d’un ouvrage récent de Sylvie Goulard, Le Coq et la Perle (Seuil, 2007) dans lequel la présidente du Mouvement Européen - France dressait la généalogie d’un certain euroscepticisme français.


Un souverainiste masqué ?

La thèse centrale de l’ouvrage est exposée sans nuance dès l’introduction : pour Florence Autret, la politique européenne de Nicolas Sarkozy "a grandi dans la matrice souverainiste". La journaliste juge prépondérante l’influence de la pensée d’Henri Guaino sur l’action du président français. Une pensée exposée dans un ouvrage paru en 1998, L’Étrange renoncement. Nos élites ont décidément un problème avec le peuple (Albin Michel), dont Florence Autret propose une lecture critique. Dans ce livre, l’éminence grise de Nicolas Sarkozy durant la campagne présidentielle exposait ses griefs à l’encontre de l’Union européenne : critique du primat de la concurrence, de l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) et, de manière générale, d’un supposé musèlement du politique par la technocratie bruxelloise. Cette "Europe de Maastricht", Guaino n’a pas cessé de la brocarder au cours de la première année du mandat de Nicolas Sarkozy, obtenant notamment le retrait des objectifs de l’Union de la "concurrence libre et non faussée" lors de la rédaction du Traité de Lisbonne – sans réelle conséquence sur le fonctionnement de cette politique, comme le démontre l’auteur.

Dans certains passages du livre, l’influence de Guaino apparaît si déterminante qu’on croirait Nicolas Sarkozy vampirisé par son conseiller spécial. Or, on peut penser que le président a sur l’Europe sa vision propre. Un regret survient à la lecture de ce Sarkozy à Bruxelles : Florence Autret aurait pu y étudier plus systématiquement les prises de position et déclarations passées du successeur de Jacques Chirac. Elle aurait peut-être découvert que, sur ce sujet comme sur tant d’autres, Nicolas Sarkozy n’a d’autre conviction qu’un certain pragmatisme et un appétit pour tout ce qui sert son intérêt médiatique immédiat.


Le discours à l’épreuve des faits


Tout au long du livre, Florence Autret déroule la chronique des interventions de Nicolas Sarkozy sur la scène européenne avant le début de la Présidence française, s’arrêtant notamment sur l’adoption du Traité de Lisbonne, le lancement houleux de l’Union pour la Méditerranée et la réaction aux signes avant-coureurs de la crise financière, autant de "scènes du retour de la France en Europe".

Première tendance lourde analysée par la journaliste : la propension du chef de l’État à s’arroger les succès des autres, comme lors de l’adoption du Traité de Lisbonne, qu’on peut assez largement attribuer aux tractations menées par Angela Merkel. Toutes proportions gardées, ce scénario se renouvelle aujourd’hui avec le "sauvetage" du système bancaire européen, que l’on doit à Gordon Brown, mais dont le président français s’est réservé le service après-vente. Florence Autret accuse explicitement Nicolas Sarkozy de se servir de l’Europe pour affirmer sa stature d’homme d’État – une tactique aisément compréhensible, étant donné les difficultés qu’il rencontre sur la scène intérieure depuis le début de son mandat.

Deuxième caractéristique de la politique sarkozienne à Bruxelles : le "maquillage des faits", lorsqu’il apparaît que les succès engrangés par la France ne sont en fait que des triomphes de façade. Il en va ainsi du Traité de Lisbonne, censé réconcilier la France du "oui" et celle du "non" au moyen de quelques artifices – suppression en trompe l’œil de l’objectif de concurrence, négation du caractère fédéral du nouveau traité, refus de considérer ce texte comme une reprise quasi-intégrale de la Constitution européenne. Idem pour l’Union pour la Méditerranée, une initiative singulièrement rabotée par les partenaires de la France, malgré tout présentée aux Français comme un projet grandiose.

 



Florence Autret reproche également au président français de se complaire dans les postures incantatoires. L’un des passages les plus intéressants du livre est consacré aux réactions de l’Europe, et plus particulièrement de la France, aux premiers soubresauts de la crise des subprimes. L’auteur y déploie sa connaissance des mécanismes économiques pour expliquer que les rodomontades françaises d’alors sur le "capitalisme financier" n’ont débouché sur aucune mesure concrète, sinon sur un renforcement de l’influence britannique. Pire, on découvre dans ces pages la pusillanimité du gouvernement français dans son soutien à une initiative italienne en faveur d’une meilleure régulation du système bancaire européen, afin de ne pas déplaire aux "bastions administratifs nationaux".

Le Sarkozy à Bruxelles de Florence Autret est empreint d’une lucidité qui tourne souvent à la charge violente contre la politique européenne de la France – dans son introduction, l’auteur se défend pourtant de tout anti-sarkozysme "primaire", assurant qu’elle aurait pu voter pour le candidat UMP. Avec de telles prémices, on pouvait s’attendre au pire pour la Présidence française du Conseil de l’Union européenne, présentée par l’Élysée comme le grand moment du quinquennat sur le plan international.


Et la crise survint…

Mais voilà. Ce qui s’annonçait aux yeux de l’auteur comme une Présidence française tristement prévisible, écartelée entre un discours flamboyant et la réalité des rapports de force bruxellois, s’est mué en un mandat  de crise, à la faveur duquel Nicolas Sarkozy a pu avancer ses pions dans une Europe déboussolée.
   
À l’été 2008, le conflit en Géorgie a vu l’UE jouer les médiateurs entre Moscou et Tbilissi, quand les États-Unis, en pleine transition présidentielle, sont restés quasiment atones. De quoi faire réfléchir les pays d’Europe centrale et orientale sur leur relation spéciale avec Washington et – sait-on jamais – donner des ailes à la politique étrangère européenne. De cet épisode, la plupart des observateurs ont retenu le rôle crucial de la France et de Nicolas Sarkozy, soulignant à quel point les choses auraient été différentes si la Présidence de l’UE avait été détenue par un "petit" pays, a fortiori issu de l’ancien bloc soviétique.
   
Plus encore, l’effondrement des marchés survenu quelques semaines plus tard, semant un vent de panique dans l’économie mondiale, aura permis au président en exercice de l’Union de déployer l’activisme dont il est friand et d’incarner le "retour du politique" en Europe. S’il est encore trop tôt pour dire si cette frénésie d’action aura des effets concrets sur la régulation du système financier international, la crise aura permis à la France d’affirmer sa vision économique interventionniste, sans susciter d’opposition majeure. Même l’Allemagne d’Angela Merkel, d’abord réticente, a fini par se résoudre à l’adoption du plan de sauvetage européen concocté par Gordon Brown et ficelé par Nicolas Sarkozy. Cette faillite du capitalisme financier aura aussi contribué à redonner du crédit aux thèses d’Henri Guaino, qu’on avait quelque peu mis sur la touche après le sommet euro-méditerranéen. Sur le plan européen, on assiste aujourd’hui à la tentative d’inventer une nouvelle forme de leadership, illustrée par les déclarations tonitruantes de Sarkozy en faveur d’un pilotage politique de la zone euro. Le système politique européen dans lequel s’inscrit le discours de Florence Autret a peut-être vécu.

Finalement, des circonstances exceptionnelles ont fait dérailler le scénario esquissé par l’auteur, qui prévoyait un rapide retour à la réalité européenne du vibrionnant Sarkozy. "Pendant que le président déroule le feuilleton du 'retour de la France en Europe', l’histoire – la vraie – continue", écrivait elle en quatrième de couverture de son ouvrage. Mais l’Histoire – la grande – s’est invitée sans crier gare et pourrait bien accélérer une recomposition du paysage européen plus favorable à certaines vues françaises

 

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Jean-Dominique Giuliani, Un européen très pressé (Éditions du moment), par Alexandre Barthon de Montbas.