Axel Honneth se réapproprie Hegel pour mettre en avant la dimension intersubjective et institutionnelle de la liberté.

Existe-t-il une souffrance liée au fait d’être "indéterminé" ? Dans le vocabulaire d’Axel Honneth, l’indétermination (Unbestimmtheit) réunit des phénomènes apparemment aussi disparates que la solitude affective, l’isolement social, la précarité, l’impuissance politique. À chaque fois, l’individu se trouve exclu de l’usage de ses compétences, renvoyé à une sorte de néant normatif qui le prive de toute prise sur le réel. L’hypothèse qui gouverne ce livre est qu’il existe un continuum entre ces expériences de la dépossession et qu’il est possible d’en rendre compte rationnellement. Les individus souffrent d’indétermination lorsqu’un principe de justice est affirmé abstraction faite de ses conditions sociales de réalisation. L’oubli du contexte institutionnel de l’action au profit de valeurs redondantes est à l’origine de la plupart des "pathologies de la liberté".


La liberté n’est pas l’isolement

Cette hypothèse, Honneth l’emprunte à la pensée hégélienne du droit dont il propose ici une "explication actualisante". On ne peut s’étonner que le principal théoricien contemporain de la reconnaissance rencontre le philosophe de la reconnaissance qu’est Hegel. Honneth avait déjà emprunté au penseur d’Iéna l’idée qu’il existe des sphères de l’interaction qui, de l’amour à la citoyenneté en passant par le droit, structurent l’existence sociale des individus   . Un sujet n’accède à lui-même que s’il est reconnu, en sorte que la liberté de l’autre devient une présupposition de la sienne. Il est plus surprenant de voir Honneth se référer ici aux Principes de la philosophie du droit (1820), un texte où la dialectique de la reconnaissance semble passer au second plan, au profit de l’analyse des conditions institutionnelles de la liberté. Ce livre montre pourtant très bien que la pensée du droit de Hegel peut être lue comme une "théorie de la justice" d’un genre nouveau où les principes ne sont rien hors de leur contextualisation institutionnelle. En rappelant qu’il existe des conditions sociales à l’autonomie et que les droits reviennent moins aux individus qu’aux formes sociales d’existence, Hegel nous donne les moyens de penser la souffrance comme "indétermination".

L’ouvrage procède d’abord à une analyse de l’intention hégélienne. L’identité entre le droit et la liberté revendiquée par Hegel n’est pas d’inspiration libérale : pour lui, l’autonomie n’est jamais donnée comme un fait, mais elle demande des garanties institutionnelles. Il s’agit donc de saisir la liberté là où elle se manifeste, à savoir dans des "formes d’interactions institutionnalisées"   . Loin d’être des obstacles à la liberté, la famille, la société civile et l’État sont les lieux de sa constitution. En d’autres termes, il existe des conditions intersubjectives à la réalisation de soi, c’est bien là tout l’enjeu du concept de reconnaissance.


Puisant à la source de la spéculation sur l’idée de liberté présentée dans l’introduction aux Principes de la philosophie du droit, Honneth montre que le matériau de la liberté (i.e ce que nous voulons) ne peut être contingent, il doit devenir lui-même "un effet de la liberté"   . Devenir libre n’implique pas de se retirer du monde, c’est au contraire une manière de s’y inscrire. Hegel le montre en se référant à l’amour et, dans une moindre mesure, à l’amitié : ces deux sentiments éthiques sont des expressions de la liberté dans la forme de la sensibilité. La liberté se définit d’abord par le fait d’être "auprès de soi dans l’autre" : l’altérité (celle d’autrui comme celle des institutions) n’est plus interprétée comme une adversité, mais comme l’élément dans lequel nous expérimentons nos capacités subjectives. Toute la construction hégélienne du droit est lue par Honneth comme une réflexion sur les "conditions intersubjectives de l’autoréalisation individuelle"   . L’esprit objectif (les institutions et les normes qui y président) devient un ensemble de "relations communicationnelles" qui donnent un contenu (une détermination) au sentiment de la liberté.

D’une manière jusqu’ici habermassienne, Honneth interprète donc les pathologies de la liberté comme des entraves sociales à la communication intersubjective. Mais, c’est tout le bénéfice d’une référence à Hegel plutôt qu’à Kant, il ne s’agit pas de reconstruire abstraitement le contexte social, il faut mettre en lumière les rationalités dont il est saturé. "Nous nous mouvons dans un environnement social au sein duquel des conceptions et des points de vue sont déjà institutionnalisés."   Pour Hegel, la vie éthique (Sittlichkeit) n’est pas le lieu d’une aliénation, mais au contraire celui d’une libération. Comment le comprendre ? D’une manière ou d’une autre, toute libération est libération de soi. Le pari hégélien est qu’il faut prendre le risque de se perdre pour espérer se retrouver : les institutions du monde social désignent ce risque. Une volonté qui ne voudrait pas quelque chose, c’est-à-dire sa propre limitation, ne voudrait rien. En sorte que la reconnaissance des autres est aussi celle des limites de son point de vue, et des dangers qu’il y aurait à l’absolutiser. 


Les pathologies de la liberté ou le rejet du lien social

Nous sommes désormais mieux armés pour comprendre ce que "souffrir d’indétermination" veut dire. Honneth n’hésite pas à faire des Principes de la philosophie du droit un "diagnostic d’époque". Ce qu’il y aurait d’inestimable chez Hegel, c’est le lien qu’il établit entre certaines pathologies de la modernité et des conceptions fausses relatives à la nature de la liberté. Ainsi, l’absolutisation du point de vue du droit privé mène nécessairement à la réduction du lien politique à une société de propriétaires isolés. De la même manière, la valorisation subjectiviste du point de vue moral aurait pour conséquences l’enfermement sur soi et l’opposition ruineuse entre le devoir et les désirs. Promotion unilatérale du contrat comme modèle du lien social et narcissisme moralisant : voilà deux pathologies de la liberté tout à fait caractéristiques de l’individualisme moderne dont Hegel est le premier à dessiner la physionomie. Dans ces deux cas, la valorisation d’un concept mutilé de la liberté a pour conséquence l’apparition de sujets "indéterminés" qui envisagent les institutions (familiales, sociales et politiques) comme des entraves à leur autonomie.



L’individu souffre de son "indétermination" lorsque l’appartenance aux institutions sociales est vécue comme une aliénation. Paradoxalement, Axel Honneth trouve dans l’idéalisme de Hegel le ressort d’une critique sociale : la manière dont se constitue le monde social dépend de la manière dont nous le comprenons. Nos conceptions diverses de la liberté ne sont donc pas des idéologies, mais le moteur d’une édification institutionnelle. C’est pourquoi on peut tout à fait reconnaître une "fonction thérapeutique" à l’analyse hégélienne de l’esprit objectif   . Devenue critique sociale, la philosophie ne permet certes pas de remédier aux dénis de reconnaissance, mais elle peut isoler leur origine qui réside toujours dans une conception partielle de l’existence éthique.

Le propre d’une pensée dialectique est de montrer que le négatif (ici la souffrance sociale) est le fait d’une contradiction entre ce que les individus déclarent être et ce que les institutions leur permettent de réaliser. Pour Honneth relisant Hegel, il est clair que les pathologies sociales modernes proviennent toujours d’un "refoulement d’une intersubjectivité antérieure"   . Dans ce cadre, on peut interpréter la promotion hégélienne des institutions politiques (dont Honneth critique par ailleurs le caractère absolu) comme le signe de ce que le marché n’est pas en mesure de garantir par lui seul les prétentions subjectives à l’autoréalisation. S’il ne l’est pas, c’est précisément parce que l’individualisme possessif qui préside aux relations économiques refoule le primat du lien social sur l’atomisme des intérêts. De ce point de vue, la philosophie hégélienne du droit anticipe sur les critiques de l’"individualisme négatif" où les injonctions à être soi sont d’autant plus creuses qu’elles ne sont jamais coordonnées à ce qui les rend socialement crédibles   .


Quelle place pour les institutions ?

Cette insistance sur le négatif rend discutable le présupposé que Honneth énonce sans le justifier : l’actualisation de la pensée du droit de Hegel doit se faire indépendamment de sa logique. Seule une logique dialectique permet de comprendre vraiment les contradictions dans lesquelles s’enferrent les individus dès lors qu’ils privilégient une conception unilatérale de leur propre liberté. De même, l’idée d’une "détermination" de soi qui constitue aussi une "libération" par rapport à sa finitude est d’abord élaborée dans un cadre logique. De ce point de vue, il semble qu’Axel Honneth demeure fidèle à la leçon de Habermas à propos de Kant : les réactualisations des grandes pensées de la modernité passent par la mise en suspend de leurs fondements métaphysiques. Mais il faudrait sans doute préciser ce que l’on entend par "métaphysique", un terme qui semble parfois désigner tout ce qui n’est pas intuitivement vérifiable   .



Il y a un autre aspect de la pensée hégélienne que Honneth juge inactualisable, et on le suivra plus volontiers sur ce point. La promotion de l’État comme la plus haute des sphères de la vie éthique marque le retour des liens verticaux, alors même que le thème de la reconnaissance privilégiait l’horizontalité des rapports sociaux. Certes, Hegel envisage l’État comme l’institution qui doit "préserver les différentes sphères communicationnelles"   . Dans une analyse très fine de la "surinstitutionnalisation"   , Honneth montre toutefois que l’auteur des Principes ne traite que des liens subjectifs qui peuvent être institués par l’État. C’est ainsi que l’amour prend le pas sur l’amitié comme "disposition d’esprit éthique" : à l’inverse de la seconde, le premier peut être institué dans la famille et le mariage. Tout se passe comme si Hegel n’accordait de valeur éthique qu’aux liens affectifs qui reçoivent un cadre juridique, et deviennent donc contrôlables par l’État. Or une pensée de la reconnaissance accordée à la démocratie plus qu’à l’État doit être en mesure d’intégrer des rapports intersubjectifs qui, sans être traductibles dans le langage du droit, participent néanmoins de l’exigence de justice.

 Dans sa préface, Franck Fischbach remarque avec raison que Honneth aurait tout aussi bien pu insister sur le déficit d’institutions qui se trouve à la source de certaines pathologies modernes de la liberté. S’il ne le fait pas, c’est probablement parce qu’il s’attarde davantage sur la conception hégélienne de la famille (caractérisée, en effet, par un institutionnalisme fort) que sur celle de la société civile. À l’intérieur du marché, la "dérégulation" (droit du travail, sécurité sociale) est clairement à la source de nouvelles pathologies sociales.     La "sur-instiutionnalisation" dans certaines sphères sociales n’est pas nécessairement exclusive du manque d’institutions dans d’autres, l’essentiel étant de savoir si c’est à l’État seul qu’il revient de remédier à la "souffrance d’être indéterminé". En définitive, ce livre permet de nuancer les jugements sur l’individualisme moderne qui pêchent si souvent par leur caractère tranché. Tout en reconnaissant, comme Hegel, une légitimité au principe de cet individualisme, Honneth décrit les pathologies consécutives à son absolutisation anti-institutionnelle. Il parvient à rendre compte sur un mode non pathétique des caractéristiques d’une "vie mutilée", séparée du monde au point d’être incapable de le rejoindre