Une véritable "Haideromanie" déferle sur l’Autriche depuis que Jörg Haider est mort, le 11 octobre dernier, à 58 ans. Le sémillant leader de l’extrême-droite autrichienne au teint toujours hâlé s’est bêtement tué dans un accident de voiture, avec 1,8 g d’alcool par litre de sang et roulant à plus de 140 km/h sur un tronçon limité à 50.


Le parallèle avec la mort de Lady Di s’impose à beaucoup de commentateurs. Des dizaines de milliers de bougies, de photos, de dessins d’enfants et de lettres sont déposés dans divers lieux de recueillement ; des minutes de silence sont respectées dans les écoles de Carinthie où il était gouverneur ; une rencontre de foot est annulée à Klagenfurt, capitale de ce Land ; une file ininterrompue d’Autrichiens se forme devant la salle des armoiries de la Maison du Land, même s’il y a plus de deux heures d’attente avant de voir le cercueil et signer le livre de condoléances ; une messe exceptionnelle s’est tenue en l’honneur du grand homme le mercredi 15 octobre au Stephansdom (l’équivalent autrichien de la Cathédrale Notre-Dame de Paris) ; la deuxième chaîne nationale de télévision modifie ses programmes pour diffuser le 18 octobre, dans tout le pays et pendant deux heures (!), les cérémonies liées à son enterrement...

Après avoir publié ces derniers mois, en supplément, un DVD sur la vie du bébé panda du zoo de Schönbrunn puis un autre sur les concerts de Falco (grande popstar nationale), le tabloïd Österreich, a sorti le jour des funérailles un DVD exclusif, "La vie de Jörg Haider en DVD", à acquérir pour la modique somme de 2 € afin de disposer ainsi de ses plus beaux discours et ses plus belles photos. Ce DVD affichant en couverture un portrait de Haider dans la plus parfaite esthétique fascisante (menton relevé, front dégagé, les yeux bleus fixant l’horizon) est édité en partenariat avec ORF, la télévision nationale.

Toute la classe politique lui a rendu un hommage extraordinaire, à l'exception notable des Verts qui ne se sont pas rendus aux funérailles . Le président Heinz Fischer a parlé de "tragédie humaine" en regrettant la perte d’un "homme politique de grand talent". Le social-démocrate Werner Fayman, chargé par Fisher de former le nouveau gouvernement, s’est dit "profondément touché" de la perte de cet "homme politique d’exception". Le chancelier actuel, Alfred Gusenbauer, a fait part de son affliction en rappelant que Haider avait "marqué la vie politique autrichienne sur plusieurs décennies". Lors des funérailles, le 18 octobre, il a appelé l’ensemble de la classe politique à témoigner "respect et reconnaissance" à Haider. À droite, le Vice-Chancelier Wilhelm Molterer a loué les qualités de l’homme "qui ne mâchait pas ses mots et nommait les choses par leur nom". Pensait-il aux déclarations qui ont fait le succès de Haider dans les années 80 et 90, notamment l’éloge que cet admirateur des SS faisait de la politique de l’emploi du troisième Reich ("ordentliche Beschäftigungspolitik", 13 juin 1991) ? En 1995, il honorait les vétérans des Waffen-SS en évoquant "des hommes honnêtes qui (…) jusqu’à aujourd’hui sont restés fidèles à leurs convictions  (anständige Menschen, die (…) ihrer Überzeugung bis heute treu geblieben sind)". Les sympathies de Haider pour les anciens ou néo-nazis sont avérées. En 2000, lors de l’entrée de son parti au pouvoir avec les conservateurs du ÖVP, le monde entier a pu s’informer à ce sujet.

Et les intellectuels autrichiens, comment réagissent-ils ? D’abord, force est de constater qu’on ne les entend pas beaucoup, tant la haideromanie domine. Tous ces Autrichiens adulateurs de Haider ont oublié les déclarations de celui-ci sur l’Autriche définie comme "fausse-couche idéologique" au sein du pangermanisme dont il faisait son miel.


Anton Pelinka   , lui, n’a pas oublié. Ce spécialiste de sciences politiques actuellement en poste à la Central European University de Budapest est le co-auteur d’un livre important sur le phénomène Haider. Dans l’entretien qu’il a donné à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel (16 octobre), Pelinka estime que le succès de Haider s’explique par les différentes possibilités d’identification que son personnage permettait, par sa capacité à capitaliser sur les peurs de l’étranger après l’ouverture du rideau de fer qui protégeait l’Autriche et, enfin, par le dénigrement du peu de centralisme d’un pays qui, selon lui, fonctionnerait mieux si les régions gagnaient leur indépendance au sein d’une grande Allemagne. Dans l’entretien paru dans le quotidien de centre gauche Der Standard (13 octobre), Pelinka met davantage l’accent sur le refus de l’Autriche d’assumer sa responsabilité durant la Seconde Guerre mondiale. C’est ce qui, chez Haider, a pu séduire bon nombre d’Autrichiens au moment de l’Affaire Waldheim. En outre, Pelinka s’interroge publiquement sur la responsabilité des médias qui, comme en France avec le Front national, ont entretenu une certaine publicité pour les idées nauséabondes du Parti libéral autrichien (FPÖ) et également, à partir de 2005, du parti “Alliance pour l’avenir de l’Autriche” (BZÖ, né de la scission au sein du FPÖ). Indirectement, Pelinka accorde à Haider le mérite d’avoir permis d’identifier les tâches sombres de l’Autriche, essentiellement son absence de travail de mémoire au regard de l’engagement volontaire du pays du côté des nazis. C’est d’ailleurs un point commun avec le bilan qui a été tiré un an auparavant du rôle de Waldheim (1918-2007).

Écrivain et essayiste de renom, Robert Menasse s’est exprimé dans le quotidien conservateur Die Presse (17 octobre). Le commentaire invité qu’il a livré est particulièrement intéressant puisqu’il établit un lien direct entre Haider et l’austrofascisme des années 30. Il explique clairement que si Haider était indiscutablement un "fasciste", il n’était pas directement un adepte du national-socialisme. Menasse note que le "problème avec l’austrofasciste, c’est que, contrairement au national-socialisme, celui-ci n’a jamais été sanctionné et n’a pas fait l’objet d’un travail collectif de mémoire." Puisque les austrofascistes s’opposaient aux nazis, ils ont au contraire bénéficié après-guerre du statut de victime leur permettant  de fondre leur idéologie dans le patriotisme et le soutien de courants importants au sein de l’église catholique autrichienne. C’est également ainsi que l’on peut comprendre les thèses d’Armin Thurnher, rédacteur en chef de l’hebdodamaire Falter depuis sa création en 1977. Celui-ci a introduit le néologisme "féchisme" pour qualifier la forme de fascisme introduite par Haider, caractérisée par des liens plus étroits avec l’église catholique et, pour les cadres du parti, par un mélange de vexations publiques et de rituels de soumissions. On retrouve aussi le culte du corps et notamment celui du chef vu comme un gendre modèle   .

Interrogé par téléphone sur l’ampleur que prenaient les réactions à la mort de Haider, le sociologue Christoph Reinprecht, de l’université de Vienne, s’est dit très choqué par les déclarations de la classe politique, mais aussi par le comportement de bon nombre d’Autrichiens, et pas seulement dans le fief de Haider en Carinthie. "C’est tout le pays qui perd la tête", estime-t-il. Pour lui aussi, ce qui se passe aujourd’hui témoigne plus que jamais de la nécessité d’aborder non seulement le passé de l’Autriche aux côtés des nazis, mais aussi l’austrofascisme des années 30 dont Haider ne serait qu’un prolongement moderne.

Du côté des lettres, cela fait longtemps que la grande Elfriede Jelinek refuse les entretiens et utilise un blog pour diffuser ses textes et ses oeuvres. À cette date, le dernier texte en date étrille Haider (avant sa mort), à l’occasion des propos qu’il a tenus, expliquant vouloir confiner les demandeurs d’asile malades dans un centre spécial (une Sonderanstalt aux relents historiques nauséabonds dans le choix des mots) à 1200m d’altitude, gardé par une milice privée. Son texte est percutant à souhait.

Enfin, avant de boucler ce petit tour d’horizon des réactions dans le monde des idées, il reste à rapporter les propos que nous a confiés Hannes Gellner, réalisateur autrichien qui avait livré en 2005 un imposant Télé Vérité Autriche, huit films de 60 secondes sur huit places névralgiques qui devraient servir au travail de mémoire dont l’Autriche a encore tant besoin. Selon lui, on assiste aujourd’hui à une troisième "phase catastrophique" de l’histoire contemporaine de ce pays : le début des années 1990 était marqué par les propos élogieux de Haider sur le nazisme et la peur qui gagnait l’Autriche à l’ouverture des frontières (pour mémoire, quatre anciens pays du Bloc de l’Est, la Slovénie, la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque, se sont retrouvés d’un coup aux portes d’un bien petit pays) ; l’année 2000 restera celle de l’arrivée au pouvoir du parti fasciste de Haider, avec les réactions embarrassées en Europe… et la période actuelle restera celle de la "déferlante Haider" qui a envahi l’Autriche, aussi bien dans les médias, dans les sentiments et les opinions que dans l’espace public.

Il faut sans doute vivre en Autriche pour mesurer l’ampleur de ce phénomène. Si l’on se souvient que fin septembre, les électeurs votaient à plus de 28% pour les partis d’extrême-droite (43% chez les hommes de moins de 30 ans !), si l’on considère que la grande coalition tant décriée entre les sociaux-démocrates et les conservateurs est en train de se reformer, que dans bien des domaines, le pays vit une crise morale (un exemple parmi d’autres, une athlète convaincue de dopage est recrutée au LCC Wien pour prendre la place de celui qui avait permis que ce dopage soit découvert)… il ne reste plus qu’à espérer que les intellectuels autrichiens dont les analyses ont été ici rapidement présentées parviendront, selon le mot de Marx, à "transformer" le pays

 

* À lire également :


- J. Segal, "Kurt Waldheim: un ‘éclaireur’ ?",  L'Arche, n°591, juillet 2007.
- M. Gravier, "L’Autriche : entre populisme, social-démocratie et féminisation de la politique", Mouvements, n°35, 2004.
- B. Pätzold, "Un guide au temps des médias", Le Monde diplomatique, décembre 1995.