Contre le sacre de la postmodernité, J. Vidal signe un vibrant plaidoyer en faveur des Lumières dans un style pamphlétaire qui dessert cependant son propos.

Expression d’un inconscient européen non-dénué de parts d’ombre ou de fulgurance universaliste, les Lumières demeurent paradoxalement une valeur sûre du débat intellectuel contemporain et un exemple volontiers convoqué pour mettre en perspective l’incessant débat sur les questions du progrès et de la science, de l’humanisme, de Dieu, du pouvoir politique.

Jordi Vidal entreprend avec Servitude et Simulacre de redonner un peu de vigueur à un flambeau universaliste de la pensée critique, soi-disant menacé de s’éteindre au terme de quatre décennies de déconstruction. Pour lutter contre ce "processus de décomposition des Lumières", la postmodernité, voilà l’ennemi !

En douze courts chapitres rédigés avec une fougue libertaire que n’auraient pas démentie ses ancêtres anarcho-syndicalistes, Jordi Vidal entreprend de régler leur compte aux pseudo-révolutionnaires labellisés "pomos" - "le petit nom des postmodernes" par Olivier Sécardin [NDLR : Olivier Sécardin est membre de nonfiction.fr, responsable du pôle littérature]. Pour ces apôtres du relativisme réfugiés dans les départements de littérature comparée, de cultural, de gender, de postcolonial et de postfeminist studies, les Lumières et leur héritage libéral ne seraient qu’un simulacre, une façade universaliste destinée à asseoir la domination du "mâle européen blanc et hétéronormé". Pour Jordi Vidal, au contraire, le conservatisme réactionnaire se situe du côté de la postmodernité et de son culte du virtuel, de l’illusion, de l’indifférenciation esthétique, morale, politique permettant un règne incontesté de l’hypercapitalisme.

La posture est certes séduisante et bon nombre des remarques de Jordi Vidal sonnent juste. Ainsi, du rejet de la réécriture intégrale de l’histoire européenne comme celle de l’oppression, de la dénonciation de toute évocation de la liberté comme masquant en fait pratiques liberticides, racisme, misogynie et totalitarisme, ou encore du cours uniquement marchand que suivraient les sociétés. De la même façon, face à l’humanité du fragment, une humanité par synecdoque, on ne peut que souscrire à sa défense d’un homme des droits de l’homme et tant pis pour ceux qui persistent à y voir la matrice de toutes les oppressions voire de tous les conflits contemporains. Comment, également, accepter "un monde où l'expérimentation et la raison n’ont plus cours ; un monde où les conquêtes de la science seront ravalées au rang du récit et du mythe" ?

La dénonciation d’une chape de plomb qui se serait abattue sur l’université pour y parasiter les outils méthodologiques et mêler les disciplines en un infâme b(r)ouillon d’inculture renvoie pareillement à des phénomènes parfaitement identifiés. De fait, on serait bien en peine de contredire Jordi Vidal lorsqu’il note qu’"il est maintenant possible de faire carrière à l’université en devenant un expert dans l’art de manipuler une langue dont le sens est de moins en moins déterminant."

Enfin, les diverses illustrations choisies d’une école postmoderne protéiforme prônant le relativisme le plus absolu et l’évacuation sans autre forme de procès de la problématique des valeurs (toujours contingentes… dès lors équivalentes) témoignent de la formidable prolixité d’une pensée réactionnaire habillée d’un discours pseudo-révolutionnaire et toujours prompte à l’amalgame. Mais, de la crise des banlieues à Zidane, un portrait du XXIe siècle en passant par les caricatures danoises et les militants de l’OLP, Jordi Vidal succombe à cette tentation du zapping qu’il tente précisément de dénoncer : une indigence de la pensée. Au point de se demander si lui-même n’est pas furieusement postmoderne.

Si, dès lors, on peut souscrire à un certain nombre de remarques de l’auteur et le suivre dans certaines de ses analyses, l’ouvrage demeure néanmoins inabouti à bien des égards car truffé de citations non attribuées, écrit sur un mode indirect, parsemé d’allusions, de confusions, de considérations outrancières qui desservent son propos   , ou d’assertions gratuites. La caravane postmoderne s’arrêtera-t-elle aux imprécations galeuses de Jordi Vidal ? Rien n’est moins sûr.

Certes, in fine quelques modes universitaires importées d’outre-Atlantique se trouvent égratignées, mais la postmodernité ? Face à la maladresse de la charge du fort en anathème, elle demeure intacte, impensée car indéfinie. Faute d’avoir précisément circonscrit son terrain de bataille et sa littérature, l’auteur ne convainc pas. Peut-être l’exposition Servitude & simulacre en temps réel et flux constant, organisée à l’espace Agnès B. à Paris en janvier 2008 sera-t-elle pour Jordi Vidal l’occasion de préciser son propos. Et l’avenir dira s’il menait le combat d’arrière-garde de celui qui se sera refusé à voir qu’une fois encore le temps était désarticulé.