Une réflexion sur l'histoire des sciences à travers l'étude de situations d'interaction coloniale.

Dans son ouvrage Relocating Modern Science. Circulation and the Construction of Knowledge in South Asia and Europe, 1659-1900, Kapil Raj nous propose une réflexion sur l’histoire des sciences, sujet qu’il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), en prenant comme cadre spatial et temporel de son enquête le monde indien considéré dans la longue durée coloniale. L’étude de situations d’interaction coloniale conduit l’auteur à un triple décentrement au regard de l’histoire des sciences occidentales. D’abord, les cadres d’expérience retenus, associant deux mondes, sont nécessairement des composés mixtes du point de vue politique, social et culturel, qui empruntent et à l’univers colonial et à la société colonisée. Ensuite, l’auteur ne se limite pas aux seuls Britanniques ; en effet, les Portugais, les Hollandais et les Français figurent en bonne place dans cette histoire des sciences dont le développement suit l’établissement des compagnies des Indes orientales par les différentes puissances européennes soucieuses d’imposer leur hégémonie sur les routes commerciales avec l’Extrême-Orient. Enfin, s’agissant du monde indien, l’auteur fait le choix d’une aire culturelle dotée, à date ancienne, d’une élite lettrée productrice de savoirs qui sont référés à des coordonnées culturelles et épistémiques distinctes de celles de la science occidentale. Aussi, dans la lignée du travail de Joseph Needham sur la Chine, Kapil Raj inscrit son propos, d’emblée, dans la remise en cause d’un lieu commun encore tenace, celui du caractère à la fois unique et universel de la science occidentale dont l’extension hors de l’Europe se ferait par une simple diffusion des savoirs théoriques et pratiques, portée notamment par le processus colonial à partir de la fin du XVIIIe siècle.

Pour fonder son propos, Kapil Raj retient six études de cas (déjà parues sous formes d’articles en anglais et/ou en français), qui sont autant de monographies sur des sujets spécifiques. Le premier chapitre porte sur un manuscrit de botanique compilé en Inde, à la fin des années 1690, par le français Nicolas L’Empereur qui décrit la flore de l’Orissa, d’où le titre corrompu en abrégé de cet ouvrage, Jardin de Lorixa, conservé au Muséum d’histoire naturelle de Paris. La conception de l’ouvrage, sa mise en œuvre avec la collaboration d’assistants indiens, la comparaison de son contenu avec des ouvrages similaires à l’époque, le destin de ce manuscrit dans les milieux savants de la France du XVIIIe siècle et les bénéfices que son auteur en escomptait, avant que le manuscrit ne soit oublié dans les archives sont autant de questions qui organisent l’intrigue de cette étude. Le deuxième chapitre traite des débuts de la cartographie, à la fois en Inde et en Grande-Bretagne entre les années 1760 et 1820. Durant cette période, le travail de James Rennel, notamment son Memoir of a Map of Hindoostan publié en 1783, marque l’avancée la plus importante en ce domaine. Mais l’auteur montre qu’on ne saurait mesurer les progrès de la cartographie à l’aune d’une simple diffusion des connaissances importées de la métropole. Les modes de relevés des données sur le terrain, le recours à des employés indiens, les techniques d’impression des cartes et jusqu’à la circulation de l’information engagent nombre d’arrangements, de redéfinitions des procédures pour tenir compte des spécificités de la situation locale.

 

 

Dans les troisième et quatrième chapitres, l’auteur considère l’émergence des savoirs orientalistes autour d’un homme, William Jones, et d’une institution coloniale, le Fort William College. Juge à la cour suprême de Calcutta, fondateur de l’Asiatic Society of Bengal, en 1784, compilateur des traités de droit hindou, William Jones est aussi l’auteur des premières traductions en langue anglaise de la littérature sanscrite, notamment le célèbre drame de Kalidasa, Shakountala, publié à Calcutta en 1789 et qui enchanta l’Europe des lettres. Le mouvement de connaissance orientaliste initié par Jones, qui mourut en 1794 sans avoir achevé la masse des travaux juridiques et littéraires qu’il avait engagés, se déploya au sein du Fort William College créé à Calcutta, en 1800, afin d’y former les cadres de l’Inde coloniale Britannique. Mais l’attention de l’auteur se porte moins sur les institutions de production des savoirs orientalistes dont l’histoire est esquissée en arrière plan, que sur les structures relationnelles entre deux mondes lettrés qui se rencontrent dans ces lieux de savoirs orientalistes : d’une part celui des administrateurs britanniques, une poignée d’entre eux au moins et, d’autre part, celui des lettrés indiens, pandits, munshis et maulvis, qui collaborent avec les premiers. Kapil Raj dégage ainsi les nouveaux modes de sociabilité, les formes de civilité savante qui s’élaborent conjointement dans cette rencontre, et sans lesquelles on ne peut comprendre le processus de production, voire de co-production des savoirs orientalistes.

Le cinquième chapitre, qui peut être lu en continuité avec le précédent, porte sur un autre établissement d’importance dans la vie culturelle et sociale de Calcutta au XIXe siècle, le Hindu College. Mais à la différence des institutions précédentes, cet établissement a été fondé, en 1817, à l’initiative d’un groupe de lettrés bengalis qui demandaient qu’on leur enseignât la langue anglaise, étant soucieux de s’approprier la culture tant littéraire que scientifique des nouveaux maîtres coloniaux. L’étude de manuels scolaires rédigés et publiés à Calcutta, dès la première moitié du XIXe siècle, pour répondre aux demandes des élites bengalies de la capitale coloniale, atteste de l’engagement actif de ces groupes dans le processus de production et de diffusion des savoirs. Le chapitre six, enfin, revient sur la cartographie de l’Inde en s’attachant aux explorations scientifiques menées au Cachemire, au Tibet et en Asie centrale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le contrôle de la frontière himalayenne était alors un enjeu militaire et politique d’importance entre les grandes puissances européennes alliées ou rivales, en particulier la Russie et la Grande-Bretagne. Pour des raisons d’ordre à la fois linguistique, culturelle et stratégique, les Anglais eurent recours, dans ces régions difficiles d’accès où les étrangers risquaient leur vie (on peut y ajouter le cas du géographe français Dutreuil de Rhins qui périt dans une embuscade, en 1894, lors d’une mission officielle), à des émissaires indiens dont les plus illustres furent Nain Singh, surnommé le "Pandit", et Sarat Chandra Das qui a publié en anglais, autour des années 1900, outre ses travaux scientifiques, le récit détaillé de ses expéditions.

 

 

Ces six études sont précédées d’une introduction où Kapil Raj expose clairement les enjeux théoriques de son travail, et elles sont suivies d’une conclusion qui en dégage les acquis. Une bibliographie et un index complètent très utilement le volume. L’originalité de ce livre, au regard des travaux portant sur la genèse des savoirs sur l’Inde coloniale, tient à l’abandon d’un cadre macrosociologique pour penser la diffusion des sciences en dehors de leur aire occidentale d’origine. Inspiré des travaux de Steven Shappin et Simon Schaffer, en Angleterre, et de Bruno Latour, en France, Kapil Raj s’attache à décrypter des arrangements locaux en portant son attention davantage sur les réseaux relationnels entre les agents que sur des espaces structurés par des positions institutionnelles ou sociales. Une des intentions explicites de l’auteur est de restituer la part importante qui revient dans ces montages aux agents indigènes, lettrés, techniciens ou simples employés, compris comme coproducteurs des savoirs de type colonial produits sur le monde indien. En outre, par des comparaisons bienvenues avec l’état des sciences et des techniques en Europe aux périodes considérées, Kapil Raj soutient que l’avancement scientifique de la Grande Bretagne, par exemple, doit être relativisé.

Au regard des enjeux théoriques affirmés tout au long du livre avec conviction, le traitement du sujet suscite cependant une réserve au moins. Elle tient à la forme fragmentaire retenue par l’auteur. Si la diversité des thèmes abordés (botanique, géographie, droit ou philologie) permet de multiplier les points de vue, le gain se fait au dépend d’une cohérence du propos d’ensemble. Ainsi pour l’étude du manuscrit sur la flore de l’Orissa. Vouloir tirer de ce cas datant de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, fût-il rapproché de travaux hollandais par exemple, des conclusions portant sur les sciences naturelles comme discipline dont la genèse, en Inde, remettrait en cause la notion de champ scientifique, paraît une montée en généralité un peu excessive. Pour être convaincant, il eût fallu suivre le développement de cette discipline dans toute la durée coloniale afin de dégager le processus d’institutionnalisation et de pleine appropriation de ce type de savoirs par les chercheurs indiens. Par ailleurs, pour comprendre les tribulations du manuscrit de Nicolas L’Empereur, en France, dans les milieux savants et aristocratiques, Kapil Raj aurait tiré profit de l’étude inégalée de Sylvia Murr sur le célèbre manuscrit d’un jésuite français, le père Cœurdoux, Mœurs et coutumes des Indiens (1777) dont le destin est similaire sur bien des points à celui de L’Empereur (Sylvia Murr, L’Inde philosophique entre Bossuet et Voltaire, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1987, 2 vol.). Á une exception notable, toutefois : le manuscrit du père Cœurdoux fut approprié par une tierce personne, l’abbé Jean-Antoine Dubois des missions étrangères à Paris, imprimé par l’East India Company sous le nom de l’abbé Dubois et toujours réédité, lorsque le Jardin de Lorixa et Nicolas L’Empereur sont tombés dans l’oubli le plus complet, avant que l’historien ne leur restitue un peu de leur éclat perdu.

 

 

Des remarques de même ordre peuvent être adressées aux études portant sur les débuts du mouvement orientaliste à Calcutta. Dans la compréhension de ces savoirs, la difficulté est de tenir ensemble à la fois une relation de domination politique et culturelle, que Kapil Raj ne sous-estime pas, et une relation de collaboration avec des intermédiaires de toutes sortes dont le travail était indispensable à l’entreprise coloniale britannique. Deux questions cependant. Les historiens plus traditionnels, moins ancrés dans l’histoire des sciences que l’auteur, et qu’il critique souvent, ont-ils été si ignorants de la place des Indiens dans la production des savoirs coloniaux ? Dans le cas des pandits avec lesquels travaillait William Jones (dont il est juste de rappeler les intérêts financiers dans le choix d’une carrière de juge, en Inde, mais qu’il est réducteur de taxer d’ "arriviste" – le sociologisme n’est pas loin ici), les travaux de Rosane Rocher, qui ne sont pas mentionnés (pour ne citer qu’eux), sont beaucoup plus complets et informatifs que les simples mentions marginales de l’auteur aux collaborateurs de Jones. Enfin, est-il si nouveau de souligner que les Indiens eux-mêmes furent demandeurs, dès le premier tiers du XIXe siècle, d’un enseignement de la langue anglaise, contrairement aux tenants de la thèse d’une imposition culturelle ? L’historien américain Robert E. Frykenberg a montré, dans un article ancien, que dans le sud de l’Inde, à Madras, les élites tamoules étaient également porteuses des mêmes demandes que leurs homologues bengalies. C’était d’ailleurs, à l’époque, la thèse soutenue par les milieux missionnaires pour défendre leur travail éducatif et apologétique. Ici encore, une sociologie de l’ordre colonial requiert que l’on pense ensemble domination et collaboration, imposition et acceptation des formes nouvelles d’un ordre politique et symbolique dont participe le processus de production des savoirs sur l’Inde, dans la longue durée coloniale. C’est le mérite du livre de Kapil Raj d’appeler au débat en explicitant, sur différents exemples, les enjeux de cette histoire des sciences