Un reportage hallucinant sur une démocratie qui se noie dans la démence d'une guerre sans fin.

Ce livre, c’est un peu l’apocalypse, une multitude de voix aussi. La guerre sans fin de Dexter Filkins, grand reporter travaillant désormais pour le New York Times, se présente comme une saisie directe de ce qui se passe sur le front de la guerre, celle d’Irak en particulier. Avec le prologue, on entre dans l’ouvrage par la brutale description d’une attaque américaine à Falluja en novembre 2004. Le lecteur est aussitôt assourdi par le vacarme de la détonation, les ordres hurlés par les militaires et une chanson du groupe de metal AC/DC ("Hells Bells"), crachée par des haut-parleurs qu’ont installés les Marines dans l’espoir de couvrir, semble-t-il, les invocations à Allah de leurs adversaires. Difficile de ne pas songer à la célèbre scène d’Apocalypse Now, le film de Coppola, où des soldats américains bombardent des Vietnamiens sur fond de "Chevauchée des Walkyries". Le livre de Filkins, bien qu’il soit documentaire, emprunte beaucoup au cinéma, pour sa narration. Le cinéma de Hollywood, donc, mais il y a quelque chose là-dedans d’un autre langage, celui du réalisateur Alexandr Sokourov, lorsque avec empathie il suivait dans sa série Voix spirituelles la vie quotidienne de soldats russes postés en Afghanistan.

Filkins, en de nombreux endroits, vit avec les combattants américains, il ouvre les yeux et les oreilles. Il écoute les discussions et note les propos de ceux et celle qu’il rencontre, l’enfant dans les rues de Bagdad, le sergent un peu perdu dans ce désert, comme l’homme politique irakien. L’une des forces exemplaires de cette enquête tient justement à ce va-et-vient entre le triste et minutieux spectacle de la guerre, donné avec toute sa fureur, et le souci de rendre compte de centaines de conversations, de bribes de paroles échangées, avec les humbles et les puissants. L’autre réussite de l’ouvrage vient de ce qu’il y ait un fantôme dans la machine, c’est-à-dire un je qui compose le tout. Autant Filkins donne à voir, à entendre, se confondant avec la position de l’observateur, autant il rappelle aussi, régulièrement, que ce qu’il formule n’est pas impersonnel. D’où ces passages où le narrateur se décrit en train de faire son jogging, et qui fonctionnent à la façon d’un leitmotiv. Filkins court d’un point à l’autre du livre et du globe, de l’Afghanistan à Ground zero, de l’Irak au campus de Harvard ; mais son point de vue n’est pas une vérité absolue, transcendante, il reste le sien. La guerre sans fin est l’œil d’une caméra ; pourtant, la subjectivité qui enregistre les épisodes, qui assemble le recueil de reportages n’est pas artificiellement effacée. Bien sûr, cette force, à rebours, est la faiblesse d’un livre qui s’empêche de regarder au-delà de soi.

 

Témoignage sur la démence d'une guerre

Avant de m’engager dans cette critique, je veux tout de même souligner que Filkins délivre un extraordinaire témoignage. Le récit est frappant, dans la première partie, par sa description du régime des Talibans, avec la police permanente, les exécutions publiques et l’entassement d’interdits. La description des combats, l’évocation de la mort des soldats en Irak retiennent encore. Plus que cela pourtant, l’apport de l’ouvrage est psychologique, pour ainsi dire. Comment un "juge" en vient-il, à Kaboul en 1998, à justifier que des rapports homosexuels doivent être punis par l’abattement d’un mur de briques sur le coupable ? Que dire de ces policiers new-yorkais qui, la nuit du 11 au 12 septembre 2001, dans un grand magasin abandonné par ses occupants à la suite de la panique qu’a provoquée l’attentat contre le World Trade Center, s’amusent à essayer des vêtements trop grands pour eux ? Qu’est-ce qui transforme un gamin de la campagne américaine en tueur volontaire sur le sol irakien ? Par quels mécanismes un individu banal se mue-t-il en bombe humaine terroriste ? Filkins interroge. Il relate ces dizaines de vies interrompues et le hasard de ces existences croisées.

 

 

Plus spécifiquement, sur l’Irak, qui occupe la majeure partie du propos, le reportage laisse deviner l’incompréhension fondamentale entre les différentes parties du conflit. Filkins ne cache pas que les dignitaires américains sont le plus souvent les dupes de ce qu’il nomme un "double langage". La plupart des interlocuteurs irakiens ont compris très vite que les émissaires des États-Unis avaient besoin d’entendre certains mots. Ils donnent alors dans une rhétorique à usage exclusif de l’occupant, tandis qu’ils ont de tout autres discours pour leurs concitoyens. La divergence est augmentée par l’incompétence linguistique. Une anecdote pathétique est à l’image d’une certaine politique américaine : Filkins explique que des soldats ont ouvert le feu et tué aussitôt six membres d’une famille irakienne parce que leurs victimes n’arrêtaient pas leur véhicule, incapables d’entendre l’ordre prononcé par les militaires. "Stop", dit le Marine, est pourtant un "mot universel"   . Illustration d’un cruel américano-centrisme qui ne peut même pas saisir qu’il existe autre chose que le réel états-unien.

La guerre sans fin se fait ainsi collection de scènes, d’épisodes qui illustrent le chaos et la démence de ce conflit, et que l’auteur le plus souvent garde dans une pertinente brutalité, sans glose supplémentaire. Il y a ces Irakiens regroupés devant une vidéo muette, représentant la torture de prisonniers politiques à l’époque de Saddam Hussein, et qui semblent médusés, fascinés, par la violence filmée. Ce général américain offrant au gouverneur irakien de la province d’Anbar un portrait de John Wayne comme emblème de sa mission. Ce capitaine qui, tout en mangeant sa tartelette à la framboise, explique qu’il feignait de mettre aux enchères l’une de ses subordonnées (une blonde), afin de faire sortir les hommes de leurs maisons et fouiller discrètement le village. Cette effarante idée de la part d’un chef de compagnie d’utiliser, dans une mosquée, la pièce normalement attribuée à la conservation des exemplaires du Coran, en guise de toilettes publiques pour ses hommes. Ce jeune white trash qui rêve, une fois qu’il aura terminé d’assassiner des Arabes, de revenir chez lui pour chasser "tout ce qu’on trouve en saison : le chevreuil, l’écureuil, la dinde, la palombe"   . Filkins remarque à bon droit qu’il serait absurde de donner une version "sentimentalisée" des kids, et il se demande comment ils arrivent à se poser si peu de questions   . Il a l’honnêteté d’ajouter qu’il doit cependant sa vie, à plusieurs reprises, à cette stupidité entretenue, ces mêmes soldats le protégeant et le sauvant par réflexe. Rien de plus normal, de la part d’un reporter qui est resté sur le terrain avec les belligérants et qui s’est trouvé au coude à coude avec ces jeunes gens, que de suspendre ici une certaine critique. Mais au-delà même de cette reconnaissance, la difficulté de l’empathie adoptée par l’auteur devient de plus en plus grande. Tout le livre est un gigantesque travail d’identification, en cela impressionnant. Seulement, n’est-il pas nécessaire de s’affranchir ensuite de cette participation ? Cela ne peut être que la tâche des lecteurs, car l’ouvrage reste désespérément accroché à un point de vue essentiellement conditionné par les forces dominant la politique américaine aujourd'hui.

 

 

Effets hors-cadre

La guerre sans fin a beau être en cinémascope, nous voyons tout à travers un cadrage très particulier. Je ne fais pas allusion à cette subjectivité, qui est montrée, et que, dès lors, je respecte ; je pense à la construction préalable, politique et sociale du je de Filkins, et qui n’est presque jamais remise en cause. La cohérence du récit et son intensité ne doivent pas faire oublier que tout le hors-cadre exerce une sidérante influence sur la narration. Cela apparaît chaque fois que l’auteur parle des Irakiens et des Américains en général, attribuant des sentiments et des réflexions aux uns et aux autres sans se demander s’il y a des différences. C’est le jargon militaire qui prédomine. Ils sont comme ceci, et nous comme cela. Alors qu’il essaie d’éviter de légitimer l’occupation américaine, Filkins donne néanmoins l’impression, à plusieurs reprises, d’avoir une conception, disons, croquignolesque du conflit. On dirait que, en gros, les soldats des États-Unis sont venus en Irak pour repeindre les écoles ou les hôpitaux et faire tomber des pluies de dollars sur le pays, quand les autochtones, traumatisés par la dictature de Saddam Hussein et emportés par le fondamentalisme, ont pour double occupation principale de plumer la poule aux œufs d’or et de faire exploser ses poussins. De plus, la composition du recueil qui enchaîne la description de l’Afghanistan des Talibans avec l’évocation du 11 septembre et le compte rendu de la présence en Irak correspond exactement au framing de l’administration Bush. En disposant les événements de cette manière, le journaliste certes respecte une logique événementielle   . Hélas, il paraît aussi souscrire à la légende selon laquelle l’invasion de l’Irak était une nécessité  par la destruction des tours jumelles du World Trade Center.

Autre effet de hors-cadre, plus inquiétant. Filkins rapporte les souffrances endurées par Mowaffak Al Rubaie, un ancien prisonnier politique aux mains de bourreaux du parti Baas. Il souligne que ces tortures étaient monnaie courante pour ceux qui devaient finir à la prison d’Abu Ghraib. Là-dessus, comment expliquer que le texte ne rappelle pas que ce même lieu, récupéré par les forces d’occupation américaine, a été le site de nouvelles tortures, perpétrées par des soldats américains à l’encontre de leurs détenus ? Filkins indique, parmi les humiliations subies par Al Rubaie, qu’il fut "forcé de faire le chien, de marcher dans sa cellule à quatre pattes et d’aboyer"   . Cette même pratique, oui exactement celle-ci, a été utilisée à Abu Ghraib, par des militaires américains. Pourquoi n’en trouvons-nous pas mention ici ? Et s’il est vrai que montrer à l’opinion américaine les snuff movies de l’époque Saddam Hussein  – qui sont encore vendus au bazar de Bagdad – permettrait aux citoyens des États-Unis de comprendre mieux la situation là-bas (ainsi que l’affirme l’auteur au même endroit du livre), que révèlent les vidéos filmées par des Marines où des détenus irakiens sont frappés ou contraints de se masturber ?

 

 

"Omettre" ces événements parallèles est grave, d’autant que les enquêtes officielles et journalistiques ont mis à disposition les pièces à conviction et établi le rapport entre ces "débordements" et les techniques d’interrogatoires validées au sommet de l’État américain. Et comme l’ont montré certains chercheurs, comme Colin Dayan   , il serait vain de croire que ces tortures effectuées par des Américains sont de purs épiphénomènes contemporains, quand, au contraire, elles s’inscrivent dans une tradition du châtiment qui remonte au moins à l’époque coloniale et l’esclavage   .

 

Le paradigme de la guerre

La limite du livre de Filkins, c’est donc qu’il finit par ratifier, bon gré mal gré, les éléments du mythe politique qui permet à George Bush, ses supporters et les intérêts qu’ils représentent, de justifier l’injustifiable : nous contre eux, l’immaculée liberté américaine, la logique de guerre. Quelles que soient les intentions de l’auteur – et je crois volontiers qu’il ne soutient pas, ou plus, l’occupation américaine –, ce livre, en plus de la valeur de son récit, est un parfait exemple de la confiscation du débat politique à laquelle on assiste aujourd'hui aux États-Unis. En pleine campagne présidentielle de 2008, le paradigme de la guerre est tout puissant et, impitoyablement, il cadre les interventions. Barack Obama, opposant à l’invasion de l’Irak, en vient, par opportunisme, à menacer d’un conflit avec l’Iran. Il ne peut pas non plus parler de son adversaire républicain sans ressasser que John McCain est un héros de guerre. Cette formule tantrique installe dans une continuité allant de la guerre froide à la guerre du Vietnam (où McCain fut prisonnier) à celles d’Irak ou contre la Terreur. McCain est le trait d’union du militaro-politique. Il est la Guerre.

Quoi d’étonnant, alors, à ce que John McCain parle de rester cent ans en Irak ; voire, comme il l’a ensuite précisé, mille ou dix mille ans ? La promesse hitlérienne d’un Reich de mille ans est dépassée par l’ahurissant dix mille de McCain   . Le millénarisme théologique, qui imprégna bien des politiques, et pas seulement le nazisme bien sûr, est ici rejoué par hyperbole. Il faut dire que McCain n’a rien d’autre à proposer que la bonne vieille guerre de toujours. La guerre sans fin est ainsi un titre éloquent, qui, renvoyant à un conflit qui n’en finit pas, fait également signe vers la guerre à jamais, seul horizon, unique perspective pour une démocratie malade. Si la pensée du combat est à l’œuvre dans l’expérience de la politique (ne serait-ce que par la dynamique des camps, des oppositions, des alliances), il est certain que la parole du pouvoir aux États-Unis est actuellement dans une phase hystérique, où la guerre devient le langage dominant et proprement la fin de la chose publique. Une victoire des Républicains aux élections de la fin 2008 correspondrait à la continuation de cette décadence de la démocratie formelle dans un abîme belliqueux.

 

 

La reconnaissance de la folie du combat, telle que la favorise l’enquête de Filkins, pourrait en revanche contribuer à une réaction suffisant à la défaite de McCain, qui, militaire jusqu’au bout, tente le 24 septembre 2008, sur le terrain économique, le coup de l’Union sacrée derrière le président afin de masquer son incompétence en la matière. Mais il faut davantage, il s’agit d’aller bien plus loin qu’Obama maintenant. Non pas la remise en cause de cette guerre seulement ; la critique du lien consanguin entre la guerre et ce régime politique. La multiplicité des voix ne fait rien entendre que la coercition lorsque la partition des choristes est partout la même. S’il reste quelque volonté de rendre possible un débat politique aux États-Unis, l’urgence directe est de rapprendre à penser hors la guerre, quoique la détérioration financière semble appeler à d’autres considérations. Cela rétabli, à peu près tout serait encore à régler dans un pays fragilisé. Mais sans l’abandon de ce paradigme nécrosant, les futurs gouvernements américains risquent de n’être plus que les gestionnaires antidémocratiques d’une guerre pour toujours

 

* Cette rencension se base sur la version américaine du livre, The Forever War.