Peut-on dire que la littérature nous offre une connaissance, et celle-ci est-elle d’abord de nature éthique ? Bouveresse examine les raisons qu’il y a de le penser.

La "rentrée" médiatico-littéraire à laquelle nous venons d’assister méritera de rester dans les annales : on aura vu les "grands" journaux et hebdomadaires rivaliser à qui donnerait le plus de place au duo incontournable, Catherine Millet et Christine Angot, soit la bouleversante découverte qu’on peut avoir une vie sexuelle débridée et être néanmoins jaloux (jalouse, en l’occurrence), et le "roman" d’une liaison entre une people littéraire rive gauche et un people rapeur-sarkozyste rive droite, — et des affres qui s’ensuivent. Autant dire une extension du domaine du people, qui finit logiquement par manger le maigre espace dévolu aux livres dans la presse ; et le triomphe d’une maxime sollersienne, selon laquelle (je cite de mémoire…) ce qu’on cherche dans les livres, c’est la découverte de toutes les formes de la sexualité, réelle et possible. Que ce soit là un des attraits de la littérature, dont Sade, Bataille, Genet, Proust, Lawrence et tant d’autres témoigneraient, je ne le nierai nullement. Mais comme l’observait Pierre Bourdieu dans un portrait de Sollers consécutif à un article fort élogieux que l’auteur de Femmes avait consacré à… Édouard Balladur, on thésaurise aujourd’hui grassement sur ce qui a représenté une expérience risquée des limites : "Le culte des transgressions sans péril qui réduit le libertinage à sa dimension érotique finit par faire du cynisme un des Beaux-Arts."  

Un petit ouvrage paru il y a quelques mois semblait annoncer et dénoncer par avance cette tendance à la réduction des pouvoirs de subversion de la littérature sinon à l’évocation micrologique des heurs et malheurs sexualo-mondains des Parisien(ne)s, du moins à la sphère du privé. "Il n’y a pas de raison de croire, notait Jacques Bouveresse, que la littérature ait perdu quoi que ce soit du potentiel subversif que Martha Nussbaum lui attribue [dans Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life]. Mais on peut s’étonner, en revanche, qu’elle ait apparemment cessé d’y croire réellement, et en tout cas renoncé à l’utiliser à une époque où le capitalisme libéré et le marché universel […] ont triomphé apparemment sans partage. […] Jamais probablement la littérature ne s’est trouvée dans une situation de conflit aussi aigu avec le système de pensée de l’économie politique et sa prétention à gouverner la totalité de l’existence des hommes […]. Et pourtant, la posture dominante chez les écrivains d’aujourd’hui, quand ils ne se rallient pas ouvertement au système, semble être beaucoup moins celle de l’opposition et de la lutte que celle de la résignation ou de l’indifférence plus ou moins cynique"   .

Cette remarque n’est cependant qu’une incise, dans un ouvrage dont le propos est bien plus vaste : comment rendre compte philosophiquement de l’importance de la littérature pour nos vies ? Si l’on tente de penser sérieusement son statut, peut-on éviter de dire que la littérature offre une forme de connaissance, quels que soient les problèmes qui ne manqueront pas de se poser pour définir précisément de quelle forme de connaissance il s’agit, en quoi elle diffère de la connaissance scientifique, et en quoi la connaissance n’est évidemment pas son seul objectif ni son seul intérêt ?


Hostile à l’emphase mystique qui caractérise souvent le discours philosophique sur la littérature, mais tout aussi rétif à l’égard des grandes réductions ("ceci n’est que cela"), du type de celle qui a consisté à dire que la littérature ne parlait que d’elle-même, Jacques Bouveresse entreprend de répondre à ces questions avec la précision et la rigueur qui le caractérisent, sans cacher les difficultés que soulève son souci d’accorder une valeur de "vérité" et de connaissance à la littérature.

Se plaçant dans le sillage d’un ouvrage fondamental de Martha Nussbaum auquel il a été fait allusion, et dont on peut s’étonner qu’il ne soit toujours pas traduit, la thèse de Bouveresse est que la littérature offre une forme de connaissance morale irremplaçable. Cette thèse pourrait sembler désuète, mais le souci primordial de vérité qui doit orienter la philosophie ne doit pas se laisser intimider par des questions de mode, et il faudrait bien plutôt, selon Bouveresse, s’interroger sur l’impressionnante "indifférence au contenu" éthique qui a caractérisé une bonne part de la "théorie littéraire", d’inspiration structuraliste, dans les dernières décennies.

Certes, le renouveau d’intérêt pour le contenu et l’abandon d’une thèse d’auto-référentialité ne me semblent cependant pas aussi récents que ne le suggère Bouveresse : songeons aux travaux de Ricoeur qui, dès La Métaphore vive, résistait à ces thèses en estimant précisément qu’elles privaient la littérature de son pouvoir de dé-ranger et de ré-arranger notre rapport au réel. "Si le monde du texte était sans rapport assignable avec le monde réel, alors le langage ne serait pas ‘dangereux’"   .

Quoi qu’il en soit, un malentendu doit être écarté concernant la thématique du contenu éthique avancée par Bouveresse : il faut se débarrasser ici de toute compréhension "moralisatrice" de l’idée de connaissance morale. La littérature pour Bouveresse ne doit évidemment pas être édifiante : la compréhension de l’éthique qui sous-tend sa thèse est celle de Wittgenstein, philosophe éminemment hostile au "bavardage sur l’éthique" et aux grandes déclarations moralisatrices, pour qui l’éthique est essentiellement quelque chose qui "se montre" dans une attitude envers la vie, une forme, un style d’existence, une manière d’être. Dans cette perspective, on comprend pourquoi, en un sens (et c’était déjà le cas pour Wittgenstein, grande lecteur de Tolstoï, notamment), la littérature est un meilleur moyen d’expression de l’éthique que la philosophie, dans la mesure où dans le roman ou dans une pièce de théâtre (classique), ce qui importe, c’est précisément la façon dont des problèmes de vie se "montrent", s’incarnent, et dévoilent toute leur complexité, telle que les discours généraux et les prescriptions éthiques formelles ont peu de prise sur elle. Inversement, peu de choses peuvent avoir autant d’effet sur la façon dont on voit ce que doit être sa vie, en un sens indissociablement éthique et esthétique ("éthique et esthétique sont une", selon le mot de Wittgenstein), que tel personnage de roman ou, aujourd’hui, de cinéma, etc. Musil, autre auteur fétiche de Bouveresse, estimait que la littérature s’adressait non pas seulement à la raison mais aussi ou d’abord à la volonté, à la différence de la science, et avait ainsi l’intérêt "vital" d’une exploration des possibles pour une volonté.


Cette compréhension large de l’éthique permet peut-être de répondre à deux soupçons qui pourraient germer : le premier est que la compréhension du statut de la littérature qui est ici proposée est excessivement, sinon exclusivement déterminée par le roman, ou du moins par le récit : dans quelle mesure l’idée d’une connaissance morale rend-elle compte de la poésie, par exemple ? Si l’on entend "éthique" au sens "wittgensteinien" qu’on a rappelé, on pourra dire que la poésie donne une vision des choses imprégnée par une manière de voir qui est elle-même "éthique", et il vrai que des Fleurs du mal aux élégies de Rilke, on ne saurait dénier à la poésie une telle portée "éthique" — serait-ce une éthique de la transgression, qui est évoquée par Bouveresse non pas à travers les écrivains de la transgression sexuelle auxquels la philosophie française s’est de longue date intéressée — comme Sade, Bataille ou Genet   — mais à travers les écrivains de la transgression politique et sociale, avec les figures de Dickens et d’Orwell, beaucoup moins consacrées par la philosophie française. Ce choix des références pourrait d’ailleurs illustrer et confirmer la vision d’une éthique qui ne s’exprime pas seulement dans des actes mais imprègne aussi bien les préférences littéraires et artistiques : l’éthique et l’esthétique de Bouveresse se montrent ici à travers la série d’écrivains convoqués de manière privilégiée (Musil, le roman naturaliste, Zola, Henry James, Dickens, Proust…), et l’on pourrait tout à fait approcher les affinités ou les divergences éthiques que l’on peut observer entre, par exemple, Bouveresse et Bourdieu d’un côté, Bouveresse et Foucault de l’autre, à travers leurs références esthétiques privilégiées, celles qu’ils partagent (Thomas Bernhard et Karl Kraus, par exemple, pour Bouveresse et Bourdieu) et celles qu’ils ne partagent pas (Blanchot et Bataille, par exemple, auteurs clés pour Foucault mais pas pour Bouveresse…).

Le second soupçon, ou la seconde crainte, serait de savoir si l’on ne risque pas alors de donner une interprétation excessivement psychologique de la littérature comme "vision du monde" ou comme expérience de pensée à visée essentiellement réflexive. C’est ici qu’une confrontation plus poussée avec les thèses "adverses" serait possible. À cet égard, Bouveresse me semble trop sévère avec le structuralisme : assurément, l’insistance du structuralisme sur la dimension de jeu formel de la littérature a conduit à des excès absurdes, notamment quand elle a pris la forme d’une thèse d’auto-référentialité ou à la constitution de l’inter-textualité en unique objet digne d’intérêt de l’analyse littéraire. Mais elle tentait bien de saisir une dimension décisive du langage littéraire, qui est toujours un peu, comme disait Jakobson, "for its own sake", non pas au sens où il serait absolument sans référence, mais au sens où il "suspend" la référence et comporte une dimension d’exploration et de célébration du langage par lui-même. Outre qu’elle a donné lieu à l’invention de méthodes d’analyse de textes qui restent, à mes yeux, fécondes, cette interprétation rend mieux compte des finalités de certaines œuvres romanesques (Finnegan’s Wake de Joyce, La Disparition de Perec, une part du Nouveau Roman…) qu’une interprétation en termes de connaissance morale. Mais ce n’est vrai que pour une catégorie limitée d’œuvres, et là encore, la notion large de l’éthique qui sous-tend le propos suggère que ce travail même sur le langage a une dimension éthique intrinsèque ("donner un sens plus pur aux mots de la tribu", comme disait Mallarmé). Bouveresse ne nie évidemment pas que cette dimension de travail sur le langage soit consubstantielle à la littérature, pas plus qu’il n’affirme que les raisons de mettre en parenthèses le contenu seraient nécessairement mauvaises (il énumère trois bonnes raisons aux pages 132-133) : il récuse le caractère exclusif qui a été donné à ces dimensions par un certain "textualisme" outrancier, dont le résultat paradoxal est de priver le texte d’une bonne part de ses enjeux — et de ses pouvoirs