Comment analyser le phénomène du commentaire sur un blog littéraire ? Petites polémiques entre amis ou formation d'une nouvelle communauté de réflexion ?

"À quoi bon en rajouter ?", Polémikoeur, avr 22, 3:16  

Critique littéraire et auteur de romans, Pierre Assouline tient depuis 2004 un blog culturel très fréquenté sur le site du Monde. Depuis l’ouverture de la page, certains lecteurs postent des commentaires, font surgir d’autres sujets, évoquent leurs expériences, confrontent leurs vues, et ils ont fini par s’apprivoiser entre eux jusqu’à former une société d’habitués. Pierre Assouline, reconnaissant la richesse de cet échange et y voyant un "nouvel âge de la conversation", a donc publié, sous le titre Brèves de blog, une anthologie de ces commentaires, sans ses propres articles. Sa sélection présente des interventions regroupées par thèmes, eux-mêmes rangés dans un ordre alphabétique facétieux qui met en avant des sujets chauds et des routines de dialogue (comme les "zadieux"). Sa préface est une réflexion sur la sociabilité instaurée par la pratique du blog et les statuts d’auteur et de lecteur.

Mais le thread continue après l’anthologie. La parution du livre, annoncée le 11 septembre par un extrait de sa préface sur "La République des livres", a suscité de nombreuses réactions – 851 exactement, record dépassé seulement par des billets sur Les Bienveillantes et sur Alain Robbe-Grillet si l’on en croit les statistiques d’Assouline –, et la discussion s’est poursuivie jusqu’à d’autres blogs. Au détour de "Clopineries", par exemple   ou de "Stalker"   , on découvre la dynamique d’un dialogue au cours duquel la parole est passée d’Assouline à ses commentateurs, puis d’eux à lui pour leur revenir enfin. Leur échange révèle l’architecture complexe du réseau et la solidité d’une communauté de causeurs reliés par les fils de la discussion et de l’ADSL.

Avant de présenter l’ouvrage que Pierre Assouline consacre aux commentaires de la "RdL"   il faut donc reconnaître ce que l’exercice a de circulaire. Comment rendre compte et s’extraire d’une discussion sans fin ? Commenter des commentaires qui se commentent les uns les autres et ont déjà pris possession du livre qui s’est écrit sur eux, n’est-ce pas finalement les continuer ? Si l’on se prête au jeu, c’est après avoir envisagé sa limite : on arrive trop tard, mais sans pouvoir donner le mot de la fin.


Un "salon d’esprits postmodernes" ?, Rachel Poule, avr 7, 16:02
 

Saisir le phénomène "blog" supposait une perspective double, celle de la sociabilité révolutionnée par les TIC, et celle de l’analyse du discours. Pierre Assouline manie les deux de concert   et fait références à quelques analyses statistiques des réseaux sociaux, mais privilégie finalement l’approche littéraire pour proposer l’ébauche d’un traité. Sa préface est ainsi une invitation à écrire les Fragments d’un discours blogueux, ou une Critique de la raison blogosphérique. "Forum", "agora", "salon littéraire", "ring", "divan", "salon de thé", mais aussi "café des sports", la "toile" se prête à toutes les métaphores et l’auteur fait la liste des textes canoniques à la suite desquels pourrait se placer un tel traité. Le passage des Essais de Montaigne consacré à "l’art de conférer", ou le traité De la conversation de l’abbé Morelet fournissent à cette anthologie un cadre d’analyse, mais servent aussi la revendication d’une valeur littéraire. Si le Traité de conversation à l’usage des temps nouveaux n’est pas encore écrit, la référence aux genres littéraires traditionnels et aux actes de langage permet de comprendre les règles du commentaire. On pense d’abord à une correspondance, mais dont les destinataires sont multiples   et qui mêle le littéraire au mondain. Ici, Scholem répond à Paulo qu’il approuve son jugement sur l’œuvre de Houellebecq, là, Mauvaise Langue salue les autres commentateurs de la part de Montaigneàcheval hospitalisé.
 


La rubrique "Critiques (nous sommes tous des)" analyse la distance entre le commentaire de blog et la critique littéraire. Des passages poétiques, des presque calligrammes numériques   , ou des questions en l’air surgissent au détour d’un article, et quand il s’agit de rendre hommage à un travail que tous les commentateurs semblent apprécier, le blog apparaît comme un lieu de mémoire, "une bulle de parole dans un océan de silence"   . Certains messages se font didactiques, et chacun, comme en témoigne Pierre Assouline lui-même, y apprend beaucoup, quand cela ne déclenche pas un enchaînement de pamphlets. "Annibal, votre sottise n’a d’égale que votre malveillance", commence Mauvaise Langue, habitué des attaques caractérisées. Ailleurs, Opitz43 répond à Ramiel par une bienveillante diatribe ponctuée de "Fumant !"ou de "fumiers vaseux"qui font bondir et sourire.

La critique n’est pourtant pas toujours charitable : certains coups semblent porter directement à l’ego de leur cible – et pour Diagonal, c’est d’ailleurs "la règle du jeu"   . Puisque le blog ne permet pas de joindre le geste à la parole, les cris et les coups passent par le discours, la toile devient une arène. Or, une fois que la loi de Godwin   a été vérifiée, tout est permis : "peut-être pourrait-on te prendre au sérieux si ton langage n’était pas le stéréotype même de l’élève prépubère qui essaie d’écrire de grandes phrases" peut-on lire à la page 291. Tout le monde peut devenir citoyen de "La République des livres", mais au risque de ne pas choisir entièrement son rôle.


"Enfermés dans les pages d’un livre", Clopine Trouillefou, le 14 septembre 2008 à 09:48  

Brèves de comptoir virtuel ou feuilleton littéraire ? C’est le dilemme de cette communauté dans laquelle les statuts d’auteur, de commentateur, de critique et de lecteur sont l’objet de revendications constantes, et où chacun tente de se forger une image à son goût. C’est pourquoi certains commentateurs reprochent au papier de les figer dans une identité trop étroite. Ils s’étonnent de "se retrouver, sans l’avoir demandé, enfermés dans les pages d’un livre, qui porte un nom d’auteur (mamma mia ! Ca fait pas un peu dieu le père, ça, le nom de l’auteur sur la couvrante ?)"   . La parution de Brèves de blog révèle le fait que la parole, sur "La République des Livres", était déjà publique ; les convives semblent prendre soudain conscience du fait que la salle est pleine, qu’ils sont sur scène, et que le rôle qu’ils jouent avec une spontanéité un peu dramatisée a gagné une valeur documentaire. Ajoutons que dans ce spectacle, les commentateurs et Pierre Assouline lui-même   sont tour à tour spectateurs et acteurs, ce qui brouille considérablement les codes d’une parole prise entre ostentation et observation, dans une lucarne qui sert à la fois de scène et d’écritoire à l’ "intervenaute"   .
 


Comment lire, alors, cette fresque dont les acteurs nous apparaissent comme dans une fiction ? On voit bien, d’un côté, ce que le blog et le livre supposent d’engagement personnel pour les auteurs, et combien les comptes qui se règlent sont réels. Mais les pseudonymes contribuent à romancer un débat dans lequel la parole se répartit selon des "rôles sociaux"   mi-fictifs, mi-véridiques. "J’ai peu l’habitude de ce blog", écrit Etis   "Mauvaise langue y joue-t-il vraiment le rôle du méchant ? Est-il payé pour cela ? Est-ce Assouline sous un pseudo pour maintenir la tension dramatique ?" La remarque semble d’autant plus pertinente que Mauvaise Langue se représente lui-même en "Alceste"   , et que ClopineTrouillefou parle, pour caractériser les commentateurs, de "posture[s]".


"Après je pense donc je suis, il y a j’attaque Pierre Assouline donc je suis", Elo, sept 4, 9:53  

Qui sont vraiment ces "intervenautes" et pourquoi écrivent-ils ? La préface de Pierre Assouline nous renseigne sur leurs professions ("une certaine proportion d’enseignants du secondaire et d’universitaires", un éditeur dont le nom n’est pas révélé, peu de "netocrates") mais les caractérise surtout par un même goût : ce sont de grands lecteurs. On pourrait aussi relever les disparités d’âges pour souligner encore une fois le trouble semé dans les codes du langage : les rares commentaires dont les auteurs se signalent comme adolescents sont rédigés dans une langue soutenue, parfois affectée, alors que certains commentaires d’ "intervenautes" repérés comme des adultes s’aventurent vers le langage "texto" ou vers une expressivité défoulatoire dans des commentaires dont la vulgarité est assumée. D’autres partent en guerre contre la cuistrerie : "Là, il faudrait s’arrêter un peu, ça commence à faire salon de thé avec le petit doigt en l’air", déclare JL   .

L’entrée "Commentaires" présente ainsi des extraits concernant la pratique du commentaire, la plupart du temps pour dire combien elle est vide, et ajouter à la liste des lignes déclarées vaines une ligne sur la vanité. Pourquoi écrire alors ? Pour instruire et pour se renseigner – car, comme le souligne Dominique Piotet   , l’engagement dans un réseau virtuel suppose investissement et retour sur investissement – et parfois, comme sur les forums techniques ou les tutoriaux, pour trouver de l’aide plutôt que de rendre copie blanche   . Pour soulever les grands débats de l’histoire littéraire qui, s’ils ne sont pas nouveaux, s’en trouvent réactivés : "les romans illustrent-ils des idées ou sont-ils eux-mêmes des systèmes d’idées ?"   ; "Quel est le rapport entre la vie de l’écrivain et son œuvre ?", se demande-t-on à propos de Paul Celan   . Plus simplement, pour "être ensemble", analyse Pierre Assouline. Pour être avec lui, pourrait-on ajouter. Arnaud s’étonne ainsi du sentiment qu’il éprouve à la mort de Christophe de Ponfilly, dont il admire le travail : "C’est incroyable la façon que l’on peut avoir parfois de "s’approprier" l’amitié d’une personnalité connue…"   . Certains passages laissent à penser que la relation des "intervenautes" à Pierre Assouline part de ce même sentiment, tout comme la lettre au grand écrivain, selon Judith Lyon-Caen   , constituait au temps de Balzac une pratique romantique de transgression sociale et d’invention de soi.

 



Lettres à une personnalité ou contributions à un club de lecture, à une discussion politique ou à une "baston" à coups de "clics", ces commentaires frappent surtout par la fidélité de leurs auteurs au lieu et au lien virtuel de la "RdL". Avant "Traduction", avant "Mein Kampf", avant "Editeur", "Duras" ou "Cyberlittérature", Assouline a choisi de placer l’entrée "Addiction"