Fort de ses imperfections, le portrait sincère et juste d'un groupe de rock et d'une génération.

“On approche le bloc, on le mesure. On va le tailler, parce qu’il y a, dedans, ces profils, et ce qui doit bien nous enseigner, si on s’est autrefois reconnu dans ces musiques, qu’elles nous ont chacun formés. Peu importe l’ordre ou bien de mêler les noms et les dates. Leur musique se présente d’abord comme masse. On a affaire au compact, au non-divisible. Il faut laisser les éléments s’organiser depuis leur propre loi, et comme dans la mémoire ils s’organisent.

Bloc ? Bloc brut d’expérience humaine aux limites. Quatre types de vingt ans poussés à bout, mais précisément à l’endroit du plus grand désordre du monde, où se rejoignent les lignes de fracture. Et l’un y restera épinglé, mort bouffi dans du vomi".


Décollage


"L’un", c’est John Bonham, le batteur, dont la mort, dans la nuit du 25 au 26 septembre 1980, mettra fin à la formidable machinerie rock qu’était Led Zeppelin. Dans ce portrait polyphonique, il tient peut-être la place la plus importante. Force de la nature, capable d’élans de générosité comme des pires excès – dont il sera abondamment question dans la légende noire du groupe –, il impose une frappe d’une puissance encore jamais entendue.

Comme le chanteur, Robert Plant, il est né dans un faubourg de Birmingham, cité industrielle bien éloignée de la matrice artistique londonienne. Chacun de leur côté, ils écument les pubs et salles de concert de la région avec des groupes de fortune, avant de rejoindre les deux autres dans ce qui formera Led Zeppelin. Les deux autres donc, ce sont le guitariste Jimmy Page et le bassiste multi-instrumentiste John Paul Jones. Eux ont déjà un solide passé de musiciens de studio en 1968, lorsque le groupe est lancé sous le nom des New Yardbirds – les Yardbirds, qui ont compté Clapton puis Jeff Beck en leur sein, étant devenus le véhicule de Page.

Enfin, le manager Peter Grant, personnage en tous points hors normes, complète le tableau. D’une carrure colossale, catcheur, doublure de cinéma, homme à tout faire, enfin manager, il comprend qu’il tient enfin sa chance avec ces musiciens. Il les accompagnera du début à la fin, organisant les tournées, veillant à tous les aspects pratiques de la vie du groupe, seul capable de réprimer les embardées du batteur ("Behave, Bonham"), sans jamais empiéter sur les questions musicales.




Ascension et désintégration


Le groupe, dont les membres sont déjà parvenus à une certaine maturité musicale, construit une musique nouvelle fondée sur une véritable architecture sonore, une lourdeur assumée jusque dans le nom. On mesure pourtant à quel point, dans le fourmillement du Londres des années 60, les styles aujourd’hui cloisonnés pouvaient cohabiter, voire fusionner – John Paul Jones a produit le Hurdy Gurdy Man de Donovan, François Bon nous montre un Page fasciné par Joan Baez et Joni Mitchell.

Les albums s’élaborent souvent à partir de blues des vieux maîtres, Willie Dixon   ou Sonny Boy Williamson. Dès le troisième et le quatrième album, cette veine s’enrichit d’une inspiration plus acoustique, tirant vers les légendes nordiques (Immigrant Song, Stairway to heaven), puis l’orientalisme (le majestueux Kashmir).

Page et Jones utilisent à plein les possibilités des studios, qu’ils connaissent parfaitement pour y avoir passé plusieurs années, jouant les utilités pour les musiciens de passage   et, parfois, assurant les parties de guitare de groupes renommés dont la technique est encore incertaine   . Si les albums sont des succès immédiats, c’est pourtant à travers les tournées que Led Zeppelin s’impose à l’Amérique et au monde. Après plusieurs années au sommet – jusqu’en 1975 – viendront les ennuis judiciaires, les tragédies et l’explosion en vol, en 1980.


Close-up


C’est donc un véritable portrait de groupe que dresse François Bon, qui les a découverts sur scène, adolescent, lors d’un concert à Earl’s Court en 1975. Flash-backs, flash-forwards, inserts de coupures de presse ou d’invitations, rythment un récit dense, touffu, regorgeant de détails techniques sur la façon particulière qu’a Bonham d’arranger sa batterie, sur les guitares de Page, sur l’enregistrement, décrivant le rythme effarant des concerts, la sauvagerie aussi des excès.

François Bon ne recherche pas l’anecdote – bien que le groupe en ait fourni un stock appréciable à la presse rock   – s’abstient de tout jugement définitif, ne s’autorise pas de faire la part des choses envers un groupe qu’il a aimé, et continue d’aimer, sans mesure.

On trouvera par exemple un "Entracte nécessaire : vie fabuleuse de Peter Grant". "Ou plutôt : vie édifiante de Peter Grant. Ou bien : poème pour Peter Grant. Mon chant pour Peter Grant, que je n’ai jamais vu ni connu." Le style est impétueux, parfois heurté, parsemé de sautes et d’écarts d’écriture qui peuvent laisser perplexe. L’auteur cite abondamment les membres du groupe et les textes des chansons en anglais, en proposant une traduction très libre, voire par endroits nettement fautive – à dessein ? Du moins le croyons-nous.

L’imperfection semble en effet un parti pris, un refus des écueils jumeaux que sont le regard "esthète" – et Led Zeppelin n’a jamais beaucoup plu aux esthètes du rock – et une "écriture rock" qui prétendrait restituer le mouvement de la musique mais sombre en général dans les tics   . Ainsi, pas une fois François Bon n’utilisera le diminutif de Led Zep, pourtant passé dans l’usage courant, comme pour se tenir à une distance respectueuse. Avec toutes ses imperfections parfois agaçantes ou déroutantes, grâce à une candeur assumée, l’écriture atteint donc une forme de sincérité brute, particulièrement sensible dans le récit du viol d’une journaliste par Bonham et plusieurs membres de l’entourage du groupe   . La naissance, à travers Led Zeppelin, d’un style nouveau, bien que né aux sources du blues le plus traditionnel, n’intéresse pas tant l’auteur que la concentration dans cette musique d’une époque ("à l’endroit du plus grand désordre du monde"), l’épuisement progressif que provoquent les tournées et le cirque qui les entoure, et en creux, ce vers quoi cette débauche d’énergie peut tendre. Il ne reste sans doute pas grand-chose de cet élan, sinon une musique qui, après Robert Johnson, Elvis, les Stones, les Who, avant le punk, a su retrouver la pulsion originelle. Après les Rolling Stones et Dylan, François Bon dessine ainsi en négatif, à travers Led Zeppelin, le portrait sans artifices ni regrets d’une jeunesse