Quand des scientifiques arpentent le rivage... Deux beaux petits ouvrages.

Dans la collection "Conservatoire du littoral" dirigée par Dominique Legrain (directeur adjoint du Conservatoire du littoral créé en 1975) et Jean-Paul Capitani directeur commercial et du développement des éditions Actes Sud, réalisée par son atelier graphique, on trouve – puisque c’est son ambition – une série de textes courts offrant des "rivages maritimes et lacustres" à la connaissance de "tous ceux qui souhaitent marcher, rêver, écouter, respirer, s’émerveiller à la découverte de l’extraordinaire diversité de ces territoires à la frontière de la terre et des eaux"   . Parmi les plus de vingt titres qui la jalonnent depuis ses débuts   , je voudrais m’attacher à ces deux ouvrages parus en 2008 non seulement parce qu’ils sont récents mais parce qu’ils ont tous deux été écrits par des scientifiques "de haut niveau" qui, comme d’autres qui les ont précédés (dont les très connus Gilles Clément, Bernard Picon et Keneth White) ont trouvé important de mettre leur savoir au service de ce qu’on appellerait aujourd’hui un "tourisme durable", puisqu’il s’agit de conjuguer visite de hauts lieux touristiques et conscience de la fragilité et de la responsabilité de chacun pour la protection des ces espaces naturels littoraux. En effet Fernand Verger, auteur de L’Anse de l’aiguillon, géographe physicien spécialiste de télédétection et de modélisation spatiale, a contribué à la notoriété de ce lieu qui lui a servi de "modèle" pour comprendre les processus entre terre et mer, comme la drosophile est un modèle pour les expériences biologiques. Jean-Claude Lefeuvre, qui signe La Baie du Mont-Saint-Michel, a fondé sa réputation d’écologue fortement engagé dans l’interdisciplinarité entre sciences de la nature, sciences de la société et problèmes d’environnement, sur une observation continue et une analyse interdisciplinaire de cet écosystème complexe depuis plus de vingt ans, qui constitue aussi sa base théorique pour diriger un programme européen sur le fonctionnement des marais salés de côtes ouest de l’Europe. Il a d’ailleurs déjà publié en 2000 un ouvrage sur la baie du Mont-Saint-Michel dans cette même collection.


Ce qui m’intrigue et m’incite à rendre compte, dans une même analyse, de ces deux ouvrages de 45 pages, courts et élégamment illustrés comme s’ils étaient destinés à un amoureux de conte plus qu’a un lecteur de guide bleu, c’est de tenter d’évaluer ce qu’une écriture scientifique apporte à un visiteur non averti mais curieux de lecture d’un double point de vue : contribue-t-elle à augmenter la connaissance proprement dite de ces lieux entre terre et mer, à les rendre intelligibles à tout âge et à tout visiteur ordinaire ? est-elle lisible au point de le convaincre – ou plutôt de le conduire – à adopter les bonnes pratiques que ceux-ci exigent pour garder leur beauté et permettre un accès ouvert et respectueux au public ?


En ce qui me concerne, les deux ouvrages se lisent d’un trait comme une nouvelle qui ferait le récit d’un lieu. Malgré la différence de discipline des deux auteurs, ils suivent un ordre presque identique. Racontant d’abord comment naissent et se forment ces endroits que l’on nomme aujourd’hui "anse" ou "baie" en relation avec le niveau des mers et les changements du climat, le récit évoque aussitôt la part que les hommes ont prise à chaque période dans la formation de ce paysage pour les uns "plat et monotone", pour les autres regorgeant de ressources et de beauté, avec les conflits entre les différents usages (la cueillette, les pêches, la conchyliculture, l’agriculture, l’élevage des moutons sur les prés salés, et aujourd’hui le tourisme) qui s’exacerbent aujourd’hui avec les enjeux environnementaux. La description des paysages n’est pas dissociée de l’histoire de la faune ("innombrables oiseaux") et de la flore avec les espèces disparues et celles qui apparaissent, le mouvement incessant de la vie et des matières dans ces milieux entre terre et mer. Dans les deux ouvrages l’État est présent, ainsi que les politiques européennes, car ces lieux fragiles et mouvants sont sous protection, et parce que "Bassins versants, marais, polders, prés-salés et vasières forment un tout indissociable qui doit être géré globalement"   . C’est que leur avenir est au croisement de l’image sociale que les acteurs politiques s’en font, des effets du changement climatique et des systèmes d’érosion ou d’atterrissement qu’ils cherchent à anticiper.


L’écriture est incontestablement celle de scientifiques : l’exactitude, la précision du vocabulaire – même s’il est peu usité -, l’enchaînement logique des descriptions et du récit, tout est fait de part et d’autre pour que la lecture facilite le passage du visuel à l’entendement proprement dit des lieux et des milieux en question. Même les illustrations finement dessinées portent la marque de cette précision sans complaisance, par exemple lorsqu’il s’agit de faire comprendre ce que sont les diatomées de toutes formes : "microalgues vivant sur le fond, qui, à marée basse, lorsque l’eau se retire, captent la lumière. En forte densité, elles donnent à la vase une teinte brunâtre ou verdâtre. Reprises par le flot à marée haute, elles vont jouer un rôle analogue au phytoplancton."   . On ne peut pas trouver ailleurs explication plus documentée et pertinente sur la question "Le Mont doit-il rester une île ?" et sur l’état des lieux actuel du projet global et intégré de gestion de l’entité baie pour garder au Mont-Saint-Michel son caractère maritime. Même remarque pour celle posée pour L’Anse de l’Aiguillon : "Demain, simples estuaire ?". Les deux auteurs sont incontestablement les meilleurs connaisseurs de ces lieux et nous livrent les informations les plus récentes et les plus sérieuses sur les processus en cours.


En passant de l’un à l’autre on perçoit à la fois ce qui fait la spécificité de ce type de milieu "entre terre et mer" et ce qui constitue la singularité de chacun d’eux. Les convergences apparaissent : importance de l’eau ou plutôt des va-et-vient entre eaux douces et eaux salées et de ce qu’elles transportent, étroite liaison entre la faune, la flore et le milieu si bien que – dessinées différemment puisque les illustrateurs sont J.P Arcile pour L’Anse de l’Aiguillon et Fabien Seignobos pour La Baie du Mont-Saint-Michel – on retrouve aux bords des pages les mêmes espèces comme la bette maritime, la salicorne, l’obione mais aussi le canard siffleur, l’anguille et le mulet. Les "paysages de vase et de sable" (Fernand Verger, L’Anse de l’aiguillon, Actes Sud/Dexia, 2008, p. 27) surgissent aussi des deux côtés, amples et mouvants mais rigoureusement interprétés. Du coup, on se plaît à reconnaître les différences qui renvoient à une histoire dissemblable de la mise en valeur – par les moines et les polders pour la baie du Mont-Saint-Michel ou par le commerce maritime pour l’anse de l’Aiguillon – ainsi que par une présence différente de l’État aménageur face à des enjeux de plus ou moins grande envergure… Mais le plus surprenant c’est que ces différences d’usages et d’images jouent aussi sur la biodiversité des deux milieux qui se révèle avec ses particularités et engage des politiques de gestion qui n’ont de semblable que les termes abstraits de "protection" et de "réserves naturelles".


Ainsi à la première question posée : "les auteurs ont-ils réussi à concilier rigueur et clarté scientifique avec lecture aimable pour un visiteur quelconque ?", ma réponse est clairement positive même si, n’étant pas vraiment un lecteur non-averti, il aurait fallu faire confirmer mon point de vue par des expériences auprès de lecteurs moins "diplômés"   . Il me semble que, sous l’apparente homogénéité de cette écriture, la sensibilité et la volonté de chaque auteur la rend à la fois intelligente et vibrante. Jean-Claude Lefeuvre ne cache pas l’émotion que suscite en lui, depuis son enfance, le surgissement, au milieu des grèves, de la "pyramide somptueuse" qui l’envoûte encore et le fait poursuivre inlassablement l’idée que l’on ne peut aimer le Mont que si l’on aime la baie toute entière et l’interaction complexe et évolutive entre ces deux "monuments". Quant à Fernand Verger, sous une apparence plus froide, il déploie la même passion pour faire comprendre la complexité et la beauté de cet écosystème, malgré sa moindre notoriété.


Mais que conclure autour de la deuxième question ? Les deux auteurs mettent l’accent sur la fragilité et les risques qu’encourent ces deux milieux : "Pointe d’Arçay et anse de l’Aiguillon offrent ainsi des sites exemplaires par une évolution extraordinairement rapide que le changement climatique risque d’infléchir" (Fernand Verger, L’Anse de l’aiguillon, Actes Sud/Dexia, 2008, p. 45). Tous deux soutiennent ardemment la politique de protection qui y est engagée : "Il est plus qu’urgent de réglementer l’ensemble des usages dans toute la baie, estran compris" (Jean-Claude Lefeuvre, La Baie du Mont-Saint-Michel, Actes Sud/Dexia, p. 45). Mais touchent-ils vraiment le cœur du problème : la responsabilité de chacun, de chaque usager, dans sa pratique de ces milieux ? Pour réhabiliter le "physique" qu’ils connaissent si bien, n’est-il pas nécessaire de toucher le social et en particulier l’individu et le visiteur potentiel ou habitué ? La protection de ces rivages maritimes et lacustres ne doit-elle pas s’articuler à la connaissance des pratiques sociales ordinaires au delà de celle des gestionnaires officiels qui en ont la charge ? On aimerait que le point de vue des sciences sociales soit plus présent dans cette collection ou plutôt qu’il ne se limite pas – malgré l’excellence de l’analyse dans ces deux ouvrages – au point de vue historique ou politique