Destiné aux initiés ou aux passionnés, l’ouvrage collectif Culture Web s’empare de la problématique des "produits de contenu" numériques.

Entre propos platement descriptifs, discours hautement euphorique ou amèrement alarmiste, il peut s’avérer laborieux de trouver un ouvrage critique et consistant sur le web – un ouvrage qui par exemple irait au-delà de la vulgarisation sans trop jargonner, étayerait ses analyses de références reconnues, ouvrirait des perspectives sans tomber dans la prospective, un ouvrage, en deux mots, intellectuellement satisfaisant.

Que ceux qui cherchent encore leur "Bible" du web se réjouissent donc : voici une somme de plus de 800 pages, fruit de la collaboration d’une soixantaine de chercheurs et universitaires, croisant les disciplines (économie surtout, mais aussi droit, marketing, management de la culture ou des médias, sciences humaines…) et les thématiques (nature de l’information numérique, formes et conséquences de sa distribution, impact sur la créativité, sur les modèles d’affaires, sur la diversité culturelle, sur les régulations juridiques…) pour poser les bases d’une appréhension honnête de la "culture web" - entendez, nouveau système de création et de diffusion de "contenus" numériques, ces innombrables articles, images, vidéos etc. que professionnels et amateurs créent, publient et manipulent sur la toile.
 

Des bases d’abord : non pas ces éternels émerveillements sur MySpace ou Wikipédia (quoiqu’il y soit parfois fait allusion, entre quelques chiffres sur le temps passé en ligne, dans une introduction un peu plus emphatique que le reste de l’ouvrage) mais des concepts outils : versioning (vente d’un même contenu sur des formes ou versions différentes), bundling (vente groupée de contenus différents), typologie des dynamiques de plateformes (d’échanges, d’audience, d’exploitation), marché à deux versants (tirant profit de l’intérêt de deux types d’agents économiques, typiquement audience/annonceurs), effet de réseau (le profit d’un agent économique dépend du nombre d’utilisateurs de la plateforme), stratégies et mesures d’audience, modes de captation de la valeur, j’en passe et des meilleures.

Certains l’auront compris, la "culture web" dont il est ici question est (surtout) une culture marchande, et la création de contenu reste une industrie, en dépit de ce trublion qu’est "l’auto-contenu" (ou UGC, User Generated Content pour ceux que la francisation déroute). Si l’on souscrit dès l’introduction au constat d’un changement qui va bien au-delà d’une simple accélération des échanges, on ne s’enthousiasmera pas au sujet d’une révolution anthropologique. Les pieds sur terre, on nous rappelle sans ambages qu’"aucun producteur ne se présenterait sur le marché s’il n’était sûr en y cédant son bien ou un droit à l’utilisation d’un service, de récupérer une valeur économique, le plus généralement sous une forme monétaire". Et à ceux qui voudraient brandir l’étendard de la gratuité, on répond : "gratuité ne signifie évidemment pas absence de valorisation économique, et il serait stupide de s’engager dans cette voie sans lendemain. Elle montre simplement que les mécanismes de révélation et de mobilisation des valeurs économiques vont devenir plus complexes et qu’il convient d’innover". En d’autres termes, si vous comptiez vous gargariser de la force triomphante du communautarisme altruiste, de l’intelligence collective désintéressée et autre culte de l’amateur, passez votre chemin. Certes, le "web 2.0" inaugure une nouvelle ère créative où "chacun d’entre nous est une plateforme en soi", où "chaque citoyen [peut] passer du statut de simple récepteur à celui d’émetteur récepteur", et l’on osera même dire qu’Internet peut "sous-tendre un domaine public de créativité culturelle", mais "un tel domaine se situe dans une économie de marché, ce qui conduira à combiner les logiques de partage de l’espace public avec celles de l’économie marchande".



Le décor est posé, et l’utopiste en vous bien muselé : nous sommes entre gens sérieux. Et c’est pourquoi l’on a dit "appréhension honnête" : pas d’idéalisme ici, pas de manifeste, pas (ou peu) de points de vue trop aventureux. À la question sur laquelle se ferme l’ouvrage, "le web peut-il civiliser la mondialisation ?", Francis Balle répond par une mise en garde contre les clichés et les idéologies. L’idée forte selon laquelle Internet serait un facteur potentiel de "croissance endogène" sera donc interrogée, fouillée, disséquée, éclatée en états des lieux, exposée en débats détachés que le lecteur pourra assembler pour construire sa propre opinion éclairée. Car vous ne lirez sûrement pas cette somme du début à la fin comme un essai : vous vous saisirez probablement d’une partie, d’un chapitre, de paragraphes et d’encadrés mêmes, comme un manuel. Chacune des huit parties est autonome (sommaire et introduction). Les chapitre sont autant de thèses miniatures, solidement structurées, dont les hypothèses s’appuient souvent sur de grands auteurs ou des travaux universitaires antérieurs, et se ferment sur une bibliographie complète fort appréciable. Des "points de vue", plus courts, plus enlevés, mais non moins exigeants, viennent ponctuer les chapitres.

Si c’est bien le côté marchand de la force qui vous attire, la partie cinq sur les "biens-web et modèles d’affaires" vous donnera les principes d’"appropriation économique des produits de contenus" et autres stratégies d’audiences. Ne vous arrêtez pas là : vous trouverez sans doute de précieux rappels sur les mesures d’audience dans les parties deux et trois.

Ceux qui seraient plus sensibles au domaine de l’art et de la culture seront tout aussi bien servis, car sachez qu’il s’agit là d’une thématique majeure – le revers de l’économie peut-être, sur cette médaille de la "société civile numérisée" que l’ouvrage fait voltiger ? La partie quatre "Auteurs et créations de contenus numériques" évoque entre autres "l’impact de la révolution numérique sur les professions artistiques" et "l’œuvre d’art numérique". Vous entendrez aussi parler musées dans les parties deux et six. Là encore, ni recettes ni sirènes, mais des points sur "les pratiques muséales", "le concept d’œuvre numérique", "la valeur ajoutée du numérique et de l’Internet dans les métiers d’art". Des clés d’entrée, et non de sortie.

Si vous n’êtes versé ni dans le management de la culture ni dans le marketing, vous risquez d’être déçus. Mais peut-être trouverez vous toujours de quoi alimenter vos réflexions politiques et sociétales dans la partie huit, intitulée "diversité et éthique dans la société civile numérisée", ou vos spéculations juridiques dans la partie sept sur la "régulation du canal web", ou simplement votre curiosité avec un chapitre sur les mangas ou les blogs et la politique, le point de vue du directeur de Canal+ sur la façon de "mettre l’innovation technologique au service du talent"… Mais ce serait manquer l’objectif de mise à niveau quasi scientifique et pluridisciplinaire de l’ouvrage.


C’est cette exigence scientifique et cette pluridisciplinarité, plus que le nombre de pages, qui interdit de résumer le propos de Culture Web : il ne s’agit pas d’une démonstration univoque, mais d’un panorama impressionniste, procédant par petites touches de connaissances spécialisées, à déguster à la carte, et dont émergera, selon la sensibilité, la curiosité et l’assiduité de chacun, une grille de lecture théorique solide et pérenne d’un phénomène en mouvement : la construction de nouvelles chaînes de valeur autour des "contenus " (texte, images, sons, vidéos…) transposés ou fabriqués sur Internet.

La quatrième de couverture le rappelle bien : cet ouvrage s’adresse aux étudiants, spécialistes et professionnels en information-communication, économie, gestion, droit et sociologie. Ces derniers pourront, sans en attendre un Mercator du numérique, compter Culture Web dans ces références qui vieillissent bien car elles posent modestement mais efficacement les bases d’une réflexion à réactualiser sans cesse. Quant aux profanes, si l’austérité et la difficulté du traitement académique ne les découragent pas, ils gagneront à passer au crible le sommaire détaillé pour s’assurer qu’ils trouveront réellement contrepartie accessible à l’investissement financier et intellectuel non négligeable que constitue l’acquisition et l’appropriation de ce monument

 

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique