Une défense de la posture souverainiste qui montre les limites d'une telle position et pèche par des distorsions et l'omission de réalités tenaces.

Le livre de Jacques Sapir (à ne pas confondre avec André Sapir, l’économiste belge ancien conseiller de Romano Prodi dont les prises de position sont bien différentes) sur le "nouveau XXIe siècle" se donne pour ambition de présenter une vision globale des tendances géopolitiques actuellement à l’œuvre et des réponses à y apporter. Son point de départ est la réfutation de la vision d’un "siècle américain" prophétisée par certains observateurs au moment de la dissolution de l’Union soviétique et de la première guerre du Golfe. Selon ces observateurs, le rapport de force issu de la fin de la guerre froide assurait aux États-Unis une longue période de domination mondiale incontestée. Or, depuis quelques années les difficultés en Irak, les déséquilibres macroéconomiques et la montée en puissance simultanée de l’économie chinoise et du prix des hydrocarbures se sont combinés pour remettre en question l’hyperpuissance américaine.

Le "nouveau XXIe siècle" annoncé dans le titre est, selon Sapir, ce qui remplace cette hégémonie avortée. Il est multipolaire, marqué par la montée en puissance d’acteurs émergents dont les élites dirigeantes partagent une vision économique moins ouverte et plus protectionniste que celle de l’Occident. Face à des États-Unis présentés comme irrémédiablement affaiblis au plan tant financier que stratégique, l’heure serait alors à la réhabilitation de la souveraineté des États comme principe organisateur de l’ordre mondial.

Dans sa conclusion, Sapir examine la situation de la France, et recommande une stratégie nationale qui relègue le "monstre institutionnel" qu’est devenue l’Union européenne à un rang de priorité subalterne, pour se concentrer sur des alliances interétatiques avec les grandes puissances montantes, avant tout avec la Russie et éventuellement la Chine.

Il est tentant de caricaturer ce livre engagé comme un héritage régressif du climat créé par la guerre froide chez nombre d’intellectuels français. Son anti-américanisme obsessionnel suscite des mises en perspective contestables : à propos de l’intervention militaire au Kosovo en 1999, Sapir suggère par exemple que c’est l’intervention de l’OTAN qui a provoqué les massacres d’albanophones par les Serbes, une affirmation qui en choquera plus d’un. À l’inverse, les nombreux travaux de Sapir sur la Russie le conduisent à accorder à celle-ci une importance sur la scène mondiale (avec des titres tels que "la centralité de l’enjeu russe") dont le contenu factuel reste discutable. L’attention prioritaire accordée à la Russie s’accompagne d’une vénération impressionnante de Vladimir Poutine, décrit par exemple   comme "le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005", des mots qui prennent une résonance nouvelle après la guerre en Géorgie (le livre a été publié en mars).

Sa vision économique est empreinte d’un dirigisme qui s’accorde mal avec les réalités du rapport contemporain entre États et entreprises. Lorsque par exemple il affirme   que "la solution serait de concevoir, au moins à l’échelle d’un groupe de pays (l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, par exemple), des politiques industrielles coordonnées se traduisant par les concentrations et les restructurations des groupes industriels et l’entrée dans leur capital des fonds souverains russes et sans doute chinois", Sapir semble oublier que chez nos voisins l’État n’est guère considéré comme légitime à intervenir dans l’évolution du capital des entreprises privées (à supposer qu’il le soit en France), et que les outils juridiques et financiers dont disposent en cela les pouvoirs publics ne leur permettent tout au plus d’agir que très à la marge. Sans compter que l’entrée des fonds souverains chinois ou russes dans le capital des "champions nationaux" n’est populaire dans aucun des pays cités.

Enfin, il ne se réfère que rarement aux observateurs les plus cités de la vie politique internationale, surtout lorsqu’ils sont américains et même lorsque ces derniers développent des analyses en partie convergentes avec la sienne notamment sur la fin du "moment unipolaire" américain, ainsi Charles Kupchan   , Jeremy Rifkin   , Joseph Nye   , ou Fareed Zakaria   pour ne citer que ceux-là. Au total, seule une fraction des contributions qui ont animé le débat géopolitique ces dernières années sont mentionnées dans Le nouveau XXIe siècle, alors même que Sapir se cite lui-même dans pas moins de quarante-sept notes de bas de page, un chiffre remarquablement élevé pour un livre de ce format.

Pourtant, le courant de pensée que Sapir incarne dans cet essai est loin d’être marginal en France. Sa vision d’un axe Paris-Berlin-Moscou faisant pièce aux États-Unis a pendant une brève période correspondu à la ligne diplomatique officielle de Jacques Chirac et Dominique de Villepin face à l’invasion de l’Irak. Le malaise qu’il exprime vis-à-vis d’une ouverture économique internationale qui ne répond pas à des mécanismes de contrôle démocratique équivalents à ce qui existe au niveau national est partagé par une grande partie de la population en France comme dans bien d’autres pays développés.

La réponse qu’il suggère d’y apporter, la révision à la baisse des ambitions multilatérales, développée dans un chapitre conçu comme le cœur analytique du livre, se réfère explicitement au concept introduit par Vladimir Poutine de "démocratie souveraine", supposé trancher les contradictions de la mondialisation en combinant la démocratie dans l’ordre interne et la souveraineté dans l’ordre international – c’est-à-dire, dans le contexte de l’argumentaire du livre, vis-à-vis des États-Unis. Même si Sapir se distingue par sa russophilie, on retrouve ici des échos de l’influence persistante de Jean-Pierre Chevènement dans la sphère intellectuelle de gauche, et à droite des coups de menton nationalistes de Jacques Chirac, du "patriotisme économique" revendiqué par Dominique de Villepin, et de certains aspects de la diplomatie idiosyncratique de Nicolas Sarkozy tels que son insistance sur les relations personnelles de chef d’État à chef d’État (ou de gouvernement).

Le constat initial, selon lequel l’économie de marché ne se suffit pas à elle-même pour créer un ordre politique stable, est en fait partagé par bien plus d’observateurs que Sapir ne veut bien le reconnaître ; mais la démocratie souveraine qu’il prône comme réponse ne résout en fait aucune des contradictions du temps présent, et il feint d’ignorer au contraire comment elle les aggrave potentiellement. Tout d’abord, dans cette conception qui identifie poids géostratégique et pouvoir économique d’État, il ne peut y avoir qu’un petit nombre de grandes puissances réellement souveraines, laissant à l’écart une grande partie de l’humanité. Comme le soulignait récemment Dmitri Trenin, un analyste politique basé à Moscou, "l’élite russe assimile la souveraineté au fait d’être une grande puissance et selon cette logique il y a au maximum une douzaine de pays souverains dans le monde". Le fait que la France puisse encore s’imaginer faire partie de ce petit nombre d’États dominants ne suffit guère à occulter le caractère intrinsèquement injuste et surtout instable d’un tel ordre international.

En outre, comme Sapir le reconnaît lui-même sa doctrine s’accompagne nécessairement d’un tournant vers le protectionnisme (qu’en citant un document du patronat russe il qualifie de "raisonnable"). Mais toute l’histoire des décennies et des siècles passés nous enseigne sans ambiguïté, comme le suggère d’ailleurs la théorie économique, que le protectionnisme défensif est toujours appauvrissant pour les sociétés qui le choisissent, alors que l’ouverture économique, si elle s’accompagne presque toujours de mutations sociales douloureuses et souvent destructrices, est généralement associée à une croissance d’ensemble forte du type que celle que le monde a connu ces dernières années   . Sapir n’apporte guère de répartie à l’argument selon lequel ses recommandations de politique économique se traduiraient par une moindre prospérité pour tous.

Enfin, la posture de souveraineté ne permet d’apporter aucune réponse crédible aux quelques défis collectifs qui se présentent à l’ensemble de la planète, comme la prolifération nucléaire, le réchauffement mondial, ou les grands déséquilibres macroéconomiques. Sur le premier point, Sapir, fustigeant la posture d’interventionnisme libéral qualifiée de "colonialisme humanitaire", arrive à la conclusion surprenante que "c’est en rétablissant le principe de la souveraineté dans toute sa force […] que l’on pourra réellement s’opposer au processus de prolifération des armes nucléaires" – mais sans donner aucune indication sur les moyens réalistes d’y parvenir dans un tel contexte. Le changement climatique est carrément ignoré par l’auteur, lequel se détache ici résolument du consensus français et international qui y voit l’un des défis stratégiques majeurs du moment. Enfin, si certains aspects de la critique du FMI sont justifiés, il est difficile de voir comment les enjeux financiers internationaux pourraient être traités dans un cadre purement national, sauf à hérisser l’espace financier international de murailles qui pour avoir quelque effet devraient nécessairement s’élever à une hauteur spectaculaire.

L’incapacité de la posture souverainiste à apporter des réponses constructives aux grands défis contemporains apparaît en négatif comme la leçon essentielle de ce livre. Par ailleurs, la critique souvent pertinente des insuffisances et de certains effets pervers des modes de coopération internationale hérités de l’après Seconde Guerre mondiale est gâchée par les distorsions massives de perspective et l’omission de réalités tenaces. C’est dommage, car le débat international manque encore cruellement de points de vue européens qui puissent contribuer à une compréhension plus équilibrée de l’évolution géostratégique