Une bonne initiative que de publier un répertoire des commandes publiques artistiques en France depuis 1983, mais le résultat est un peu décevant.
 

25 ans de commandes publiques en France, plus de 700 réalisations : il était temps de dresser un bilan de cette tradition artistique française qui puise ses sources dans l’Ancien Régime et qui a été formalisée en 1983 par le Ministère de la Culture, grâce à la création un an auparavant de la Délégation aux Arts Plastiques par Jack Lang.
L’initiative revient naturellement au ministère et à ses équipes. L’ouvrage est édité avec le Centre National des Arts Plastiques, introduit par Olivier Kaeppelin, Délégué aux arts plastiques, et dirigé par deux conservateurs : Laurent Le Bon – conservateur du Patrimoine au Centre Pompidou et directeur de Beaubourg Metz – et Caroline Cros – conservateur du Patrimoine, inspectrice à la Délégation aux Arts Plastiques – qui ont eux-mêmes fait appel à des conseillers pour les arts plastiques et des historiens de l’art au titre de spécialistes. Cette équipe nous livre un ouvrage plutôt élégant, de 272 pages, muni d’un important album d’illustrations, sous la houlette graphique des M/M (qui figurent également à l’intérieur du catalogue au titre d’artistes bénéficiaires de la commande publique en 2007). Le principe est simple : un album photographique des commandes publiques classées chronologiquement depuis 1983, suivi de quelques essais sur les différentes problématiques liées à cette politique de mécénat public et de quelques études de cas. En fin d’ouvrage, un index alphabétique recense les notices des œuvres et leur emplacement, suivi d’un corpus de quelques projets non réalisés et d’une bibliographie.


Une base de données visuelle incomplète

L’album d’images constitue naturellement l’intérêt majeur de l’ouvrage : donner enfin à voir les 700 œuvres réalisées dans le cadre de la commande publique dispersées sur l’ensemble du territoire français, offrir un aperçu de la diversité des media employés et proposer une autre approche de la création artistique depuis 1983. Le lecteur s’attend également à pouvoir juger de l’intégration de ces réalisations dans l’espace urbain et de la pertinence de la réponse apportée par l’artiste à une situation donnée.
Le résultat est très inégal. Il faut reconnaître que la photographie n’est qu’un piètre témoin de la situation. Elle crée la frustration de la vision unique de l’œuvre et, surtout, elle ne rend pas compte du contexte. Par ailleurs, les œuvres ne sont pas toutes traitées de la même façon : certaines bénéficient de plusieurs photographies, d’autres sont documentées par une seule image, parfois de très mauvaise qualité, qui ne permet pas de saisir pleinement l’œuvre. L’album est donc une succession d’aperçus plus ou moins efficaces, assurément peu loquaces en raison du manque d’informations sur les images qui se contentent de décliner le nom de l’artiste, le titre de l’œuvre, la date, la ville où a été réalisée la pièce. Il s’agit en fin de compte d’un mémorandum illustré à grande échelle.
En dehors de la qualité de la documentation, la méthode nous laisse également perplexe : le classement des images par année est-il pertinent ? Permet-il de dresser un état des lieux significatif de la commande publique et de ses orientations, année après année ? Ce choix permet certes de constater la permanence de la commande depuis 1983, mais en doutait-on ?
Nous aurions sans doute préféré avoir accès à une répartition géographique des projets : au fond, le lecteur curieux ne souhaite-t-il pas avant tout pouvoir accéder lui-même à ces œuvres publiques ? L’insertion d’une carte de France n’aurait-elle pas permis à tout un chacun de s’orienter dans la profusion de cette production et de mieux apprécier la densité de ce programme ? Il est vrai qu’une telle solution risque de valoriser les inégalités géographiques de la commande publique, certaines régions étant particulièrement dotées en la matière. Quitte à dresser un bilan, autant fournir de véritables indicateurs afin de pouvoir se faire une idée de la situation globale.
Aucune hiérarchie n’est faite entre les interventions pérennes, les pièces réalisées dans le cadre de manifestations temporaires, et les œuvres aujourd’hui disparues ou détruites. Prenons le cas de la sculpture monumentale Clara-Clara de Richard Serra   installée au Jardin des Tuileries dans l’axe royal en 1983 : cette pièce avait suscité à l’époque une polémique qui avait conduit à son démontage et son installation temporaire dans le parc de Choisy avant d’être finalement stockée. Ironie du sort, Clara Clara a retrouvé son emplacement d’origine à l’occasion de l’exposition  "Monumenta" consacrée à Richard Serra en 2008… et sa photographie dans L’art à ciel ouvert est à nouveau pertinente. A l’instar d’une Clara Clara surmédiatisée, combien de pièces auront disparu de leur emplacement d’origine sans que cela soit clairement signalé dans l’ouvrage ? Par ailleurs, il aurait été intéressant d’opérer une distinction entre les œuvres inscrites dans l’espace urbain et accessibles à tous à tout moment, et celles qui nécessitent un billet d’entrée, s’agissant souvent d’œuvres éphémères, réalisées spécifiquement dans le cadre de manifestations temporaires. On ne peut en effet négliger la question légitime du destin de ces œuvres et de leur disponibilité à l’égard du public : qu’est donc devenu, par exemple, le  "dispositif scénographique" intitulé Le Baron de Triqueti, inventé par Xavier Veilhan pour la  "Force de l’Art" en 2006 (manifestation payante) ? Ni l’image – prise dans le contexte du Grand Palais – ni l’index n’apportent la réponse souhaitée.
Par ailleurs, on peut regretter l’absence d’informations sur le contexte des œuvres illustrées dans l’album. N’oublions pas qu’une commande publique est une réponse à une demande spécifique qui tient compte d’un lieu précis : l’index des réalisations par artistes en fin d’ouvrage reste très succinct et n’offre que peu d’éléments pour contextualiser l’intervention et évaluer la pertinence de ces réponses. Une petite note pour résumer l’enjeu de chacune des commandes aurait pu constituer pour le lecteur un élément d’appréciation et de compréhension de la proposition artistique.
Enfin, la praticité même de l’outil est à revoir : pour voir les réalisations de tel ou tel artiste, il faut se reporter à l’index de fin, chercher les pièces concernées, relever les années de réalisation afin de feuilleter l’album chronologique à l’intérieur duquel les artistes sont présentés par ordre alphabétique. En somme, le résultat est loin d’être immédiat.


Commande publique : enjeu politique, défi temporel


En complément de la base de données visuelle, les auteurs ont souhaité aborder la problématique de la commande publique de façon transversale au gré de plusieurs essais. Caroline Cros repose les enjeux historiques, politiques et esthétiques de la commande publique avant de préciser les orientations actuelles d’une production artistique qui va davantage à la rencontre du public, depuis la nécessaire implication du public dans les années 1960-1970 jusqu’aux grands projets de transports publics, d’une ville pionnière comme Strasbourg aux réalisations récentes de la ville de Nice. Du reste, la politique n’est pas dissociable des choix artistiques, comme le montre l’historienne de l’art Valérie Bussmann dans son essai consacré aux hommages aux grands hommes sur la place parisienne. La commande publique représente pour l’Etat français un remarquable instrument de réparation à l’égard des grands protagonistes de son histoire. C’est aussi une façon de revendiquer une certaine exception culturelle en mettant à l’honneur les hommes qui représentent les idéaux intellectuels et culturels de la France. Toutefois, le choix des personnalités à honorer, tout comme celui des artistes chargés de la commande, se réduit hélas souvent à un affrontement partisan entre gauche et droite, loin des aspirations humanistes et culturelles qui devraient présider à de telles décisions. Hormis le remarquable hommage à Arago réalisé par Jan Dibbets (135 médaillons à son nom implantés au sol sur l’axe nord-sud du méridien de Paris), force est de constater que l’esthétique de ce programme d’hommages aux grands hommes ne connaît pas l’adhésion du public et des critiques.  "Oscillant entre patrimoine et création"   , ces statues ne se dégagent pas de la tradition de la statuaire de la IIIe République et donnent lieu à une production désuète, à un compromis peu représentatif de la sculpture contemporaine.



La commande publique n’a pas seule l’apanage de l’intervention artistique dans l’environnement collectif, comme le rappelle Paul Ardenne : les artistes n’ont pas attendu les commandes de l’Etat pour agir dans l’espace public, de manière transgressive ou confidentielle, ou bien au contraire en suscitant la plus grande attention lorsque la contrainte du patrimoine devient un paradigme essentiel à l’élaboration de l’œuvre telle que la définit Daniel Buren avec son travail in-situ. De façon clandestine ou revendiquée, les artistes ont su s’emparer de l’espace collectif pour créer une autre poétique de la ville, à l’instar de son façonnement par la puissance publique.
De retour à la commande publique, une série de petits essais rédigés par des conseillers pour les arts plastiques en région permet de reposer les enjeux inhérents à chacun des projets : l’insertion dans l’espace rural, une intervention dans un patrimoine industriel, la commande publique à l’échelle d’une ville, la collaboration avec les Nouveaux Commanditaires, l’élaboration d’un cahier des charges… La prise en compte du contexte du site d’implantation pose la question de l’implication éventuelle du public, qui peut garantir la bonne réception de l’œuvre concernée. Cette situation est développée par Anne-Laure Zini, qui soulève la question de la perception et de la difficulté de préparer la médiation de l’œuvre. Enfin, Laurent Le Bon évoque le rapport au temps de la commande publique – la durée incertaine de sa réalisation et sa permanence au sein de l’environnement qui lui a été choisi – et met en exergue la contradiction entre une  " commande en quête d’éternité " et l’exigence sociale d’une réponse artistique contemporaine. La solution résiderait peut-être dans la commande éphémère, qui pourrait devenir pérenne si sa réussite était avérée ou si, comme le suggère l’artiste Antoni Muntadas, le public devait se prononcer ainsi. C’est sans doute là le cœur du sujet : la commande publique est-elle par essence une œuvre pérenne ? Doit-on solliciter le public qui la côtoiera au quotidien ? Les auteurs de l’ouvrage se gardent bien de trancher la question.
Saluons, enfin, la présence en fin de volume d’un petit  "Salon des Refusés de la commande publique", florilège de projets non réalisés. Les motivations qui ont présidé à ces refus ne sont pas explicitées pour chacun des artistes, mais il est importe de conserver une trace de ces projets, archives de réponses artistiques qui n’ont pas su rencontrer l’assentiment de la puissance publique, puisées dans le fonds des maquettes, dessins et esquisses des travaux préparatoires. Caroline Cros souligne l’importance de ce fonds qui pourrait donner lieu à une  "nouvelle forme de musée permanent, entièrement consacré à l’art public, nourri par l’ensemble de ce corpus préparatoire, retenu ou abandonné (…) qui assurerait [à l’art] une transparence sociale et économique, absolument indispensable à son appropriation et sa compréhension par le public".  
L’art à ciel ouvert reste une belle initiative qui crée une frustration par rapport à l’ampleur du projet initial. Gageons que ce premier inventaire sera suivi d’études complémentaires plus détaillées afin de pouvoir mieux apprécier l’un des manifestes de l’exception culturelle française