Un ouvrage ambitieux qui pêche par son manque d’unité mais propose plusieurs pistes de réflexions et un riche parcours du théâtre anglophone.

 

Ce volume de deux cent cinquante pages reprend, sous la forme d’articles, quinze communications proposées en mai 2007 lors du 47e congrès annuel de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur. L’atelier Théâtre y était dirigé par Florence March et Claude Coulon qui assurent ici la direction de l’ouvrage. Il atteste de la vitalité des éditions l’Entretemps, qui complètent avec leur collection théorique "Champ théâtral" leurs remarquables publications consacrées à la pratique, notamment dans la collection "Les voies de l’acteur".


Un sujet séduisant mais ambigü

Le thème proposé, l’envers du théâtre, séduit d’emblée par la richesse de ses possibilités d'interprétation. Invitation à explorer en détail la réalité de la représentation théâtrale, les problématiques de scénographie et de mise en scène, ce thème se décline aussi plus largement en une réflexion sur les rouages du théâtre tels qu’ils apparaissent dans le texte lorsque celui-ci s’interroge sur ses propres modes de fonctionnement. Enfin, l’expression renvoie par métaphore à tous les aspects généralement moins connus et souvent moins reluisants qui entourent l’économie du monde du spectacle, les enjeux politiques et économiques qui le sous-tendent. D’une manière générale, les essais rassemblés dans ces pages entraînent donc le spectateur dans des recoins inattendus du théâtre : la perspective frontale est toujours éludée au profit d’un regard de biais, depuis les coulisses, qui traque et révèle les ficelles qui fondent l’artefact théâtral.

Ce regard de biais n’est toutefois pas uniquement celui du collectif d’auteurs rassemblés ici : c’est aussi, peut-être avant tout, celui des auteurs auxquels ils consacrent leurs réflexions. Une large place est ainsi consacrée aux œuvres méta-théâtrales, mettant en scène leur propre théâtralité et dénonçant elles-mêmes les artifices auxquels elles ont recours. De Shakespeare à Don DeLillo en passant par Wesker et Tennessee Williams, c’est l’envers du décor qui est mis en scène, qui devient son endroit. Mais peut-on figurer autre chose que l’envers du décor au théâtre? Et quel peut être l’endroit du décor lorsque son envers est montré d’emblée? Leur exploration de l’envers du décor mène ainsi les auteurs à une réflexion stimulante sur la nature même de l’art théâtral, et sur l’impasse (qui n’est qu’une invitation au dépassement) à laquelle mène la logique de réversibilité et d’inversion mise en place par ce théâtre miroir de lui même autant que du monde.

Ambitieux projet, donc, que celui de cet ouvrage qui de surcroît se propose de couvrir un spectre chronologique et géographique extrêmement large. La première partie est ainsi consacrée au théâtre anglais de Shakespeare et à la tragédie bourgeoise du XVIIIe siècle, la seconde, au théâtre anglais contemporain autour de figures aussi centrales que Harold Pinter, Martin Crimp ou Sarah Kane. Tandis que la troisième franchit l’Atlantique pour s’intéresser au théâtre américain de la seconde moitié du XXe siècle. Cette organisation, si elle se révèle pratique, est toutefois prise en défaut par certaines contributions dont l’approche pluridisciplinaire s’accommode mal d’un tel découpage. C’est particulièrement sensible dans les articles de la première partie qui s’intéressent aux productions récentes, et notamment américaines, des pièces de Shakespeare.


Une pluralité d’approches stimulante


La complexité du sujet mène les auteurs à adopter différentes stratégies d’approche qui parviennent avec plus ou moins de bonheur à articuler les différents niveaux d’acception de l’expression. Les approches les plus littérales s’avèrent souvent les plus convaincantes, et plusieurs articles s’attardent ainsi avec un certain succès sur les problèmes concrets que posent l’architecture du théâtre élisabéthain, finement analysée par Nathalie Rivère de Carles, ou les problèmes scénographiques que posent les textes de Sarah Kane et Martin Crimp. Éléonore Obis, en comparant quatre mises en scène récentes de 4.48 Psychose et Atteintes à sa vie, met clairement en évidence la difficulté même de concevoir un décor pour ce théâtre "qui ne cesse de dire son impossibilité à dire" et dans lequel "la déconstruction et l’effacement du corps sur scène restent l’illusion centrale et fondamentale". En étudiant Une sorte d’Alaska de Pinter, Liza Kharoubi montre quant à elle la façon dont "la domesticité de l’espace ‘pintérien’ agit comme un leurre sur son public" et dont l’auteur transforme par la langue un espace en apparence familier en un "espace-minotaure".

D’autres auteurs font le choix d’une lecture plus imagée et plus politique : c’est ici l’arrière-plan de la politique culturelle qui est envisagé. Anne Étienne, dans une contribution aussi passionnante qu'inattendue, décrit les derniers jours d’une censure (abolie en 1968 en Grande-Bretagne) prise entre les deux feux d’un gouvernement de plus en plus favorable à une réforme de l’institution et d’une aristocratie de plus en plus inquiétée par les débordements de dramaturges volontiers polémiques. De leur côté, Carole Guidicelli et Estelle Rivier s’appuient sur une documentation riche et précise pour éclairer la manière dont les administrateurs de la Comédie Française ont, depuis les coulisses, influencé les mises en scène de Shakespeare dans leur maison. Avec une remarquable clarté, et en s’appuyant avec bonheur sur les détails, et notamment les scénographies des productions récentes, les auteurs démontrent à quel point l’endroit du décor est conditionné par un envers politique insoupçonné.

La dimension politique est parfois directement portée par le texte. C’est ce que montrent Jean-Marc Pfeiffer dans son article sur trois pièces engagées de Djuna Barnes, Arnold Wesker et David Storey, et Pascale Drouet au sujet de Coriolan de Shakespeare, en rattachant ces pièces au contexte historique de leur production. La richesse de leur analyse tient toutefois à leur prise en compte de la modalisation du discours de ces œuvres par le prisme, nécessairement biaisé, de la représentation théâtrale. En étayant son propos de renvois lumineux à la mise en scène de Christian Schiaretti, Pascale Drouet expose ainsi l’ambiguïté d’un discours réversible, qui pose avant tout la question éminemment théâtrale de la transposition, de la transformation.



Des œuvres moins connues

Un mérite particulier de ce volume est d’offrir, à côté des incontournables, une introduction stimulante à certaines œuvres moins connues. Jeffrey Hopes propose ainsi un contrepoint intéressant au classicisme shakespearien en analysant un genre dont la durée de vie devait être brève : la tragédie bourgeoise du XVIIIe siècle, notamment représentée par George Lillo.

C’est toutefois des Etats-Unis que viennent les surprises les plus importantes. Claude Coulon se penche ainsi sur une pièce rarement lue et plus rarement jouée encore de Tennessee Williams, Out Cry, « son œuvre la plus pirandellienne », qui met en scène un frère et une sœur jouant le rôle d’un frère et une sœur dans une pièce dont ils ne parviendront plus à s’échapper. Son article complète utilement les pages que Brigitte Gabbaï consacre à Un tramway nommé désir et La Ménagerie de verre. De même, si l’on connaissait Don DeLillo romancier, son œuvre dramatique reste largement inconnue en France. Céline Jalliffier en donne une présentation extrêmement intrigante en commentant sa pièce The Day Room, où réalité et théâtre semblent se mêler en un jeu de miroir vertigineux. Parmi les Américains encore, Christine Kiehl voit dans Something in the Air de Dresser une pièce qui "dévoile l'envers du décor du rêve américain et met en scène des personnages victimes du libéralisme économique dans une société sans repères, qu’ils soient moraux ou identitaires". Si la pièce met en avant sa propre théâtralité en jouant sur des stéréotypes et des situations éculées, c’est pour mieux mettre en avant, derrière la faillite de la narration, la faillite d’une idéologie.

Parmi les contemporains, deux articles sont également consacrés, et l’on s’en réjouit, au travail de deux compagnies, l’une américaine, The Wooster Group, dont Xavier Lemoine analyse la mise en scène de Hamlet, l’autre britannique, le Théâtre de Complicité. Liliane Campos propose une étude détaillée d’un spectacle de ces derniers, Mnemonic, qui explore la notion de mémoire et élabore un langage théâtral novateur et interactif. En s’interrogeant sur la place du corps comme lieu d’une réversibilité du sujet et de l’objet, elle transpose avec habileté la question de l’envers du décor et questionne la nature même de notre regard de spectateur, tout en prolongeant la réflexion déjà esquissée dans les articles d'Eléonore Obis et Samuel Cuisinier-Delorme sur le rôle dévolu au corps sur la scène contemporaine.

À l’image de son titre polysémique, ce recueil offre une palette d’articles qui varient tant par leurs objets d’étude que par leurs angles d’approche. Comme le souligne Claude Coulon dans sa postface, le livre ne peut que rassurer quant à la vitalité des études théâtrales anglophones en France, et donne un bon aperçu de la diversité du répertoire et des grandes tendances critiques du moment. Certaines contributions étonnent ainsi autant par leur sujet qu’elles convainquent par la vigueur de leur démonstration. Toutefois, on pourra regretter que, dans leur diversité, ces articles ne parviennent pas à une conceptualisation plus précise et peut-être plus unifiée de cet envers du décor : il manque à l’ensemble une clarification des différents niveaux de lecture du titre, et l’on glisse ainsi souvent d’un sens à l’autre sans que ce glissement soit toujours clairement spécifié ou même justifié. C’est sans doute là l’envers du décor d’un projet ambitieux qui n’a pas toujours su résister aux charmes d’une formule trop séduisante pour ne pas égarer parfois les auteurs