Un livre qui vise à entretenir la mémoire des pieds-noirs, menacée par la mort des témoins. Pas un récit historique, mais un matériau utile.

Livre de mémoire "pied-noir", collection de mémoires singulières, l’ouvrage de Dominique Fargues n’est pas un livre d’histoire. Le choix des intervenants, dont aucun n’appartient à la classe des grands propriétaires terriens installés en Algérie, les extraits rassemblés, tout oriente vers une mémoire identitaire, celle des classes moyennes européennes présentes en Algérie et déracinées lors de leur venue en France. C’est volontairement que cette présentation occulte toute réflexion historique. Pour autant, les voix des témoins constituent un matériau de l’historien, qu’il convient d’écouter.

De ces récits rapportés selon des axes à la fois thématiques et chronologique ("la vie là-bas", "mémoires de guerre", "la vie ici") ressortent les itinéraires de quelques familles françaises et algériennes. Ils tressent l’image d’une société multiple et cloisonnée, mais dont les composantes possèdent des traits similaires : qu’elles soient d’origine andalouse, italienne ou algérienne, les familles ne sont jamais nucléaires ; élargies aux oncles, tantes, cousins, elles forment de larges ensembles soudés. Aux yeux des pieds-noirs, le temps d’avant, celui de la famille élargie qui se retrouve pour des fêtes ensoleillées, constitue un paradis perdu dont la nostalgie fait d’autant plus ressortir la vie sous la terreur, durant la guerre, puis l’arrivée sur une terre qui est à la fois la leur et étrangère, la France.


Les Européens d’Algérie


Grande est la diversité des "colons" : diversité des origines (Français, Espagnols, Italiens), des religions, des motifs d’implantation (Juifs arrivés au XVe siècle, réfugiés ou exilés politiques français et espagnols du XIXe siècle, immigrés pauvres venus de France, d’Espagne ou d’Italie à l’aube du XXe…), des situations socio-économiques (petits fonctionnaires, colons agricoles aux exploitations de tailles disparates).


Quelle qu’ait été leur origine ou leur position, les femmes et les hommes qui se racontent dans ce livre étaient conscients des clivages, voire des frontières, existant dans leur société : peu d’enfants d’origine algérienne dans leurs classes, surtout à partir de dix ou onze ans ; dans les fêtes, les groupes de jeunes italiens, espagnols et français se côtoyaient sans se mélanger ; si les colons dans les campagnes parlaient l’arabe, il n’en allait pas de même dans les villes. Pas d’animosité entre groupes, d’après les témoignages relevés, à condition de respecter l’autre. Respecter l’autre signifiant souvent "rester à distance". Dans chacune de ces communautés, l’unité de vie était la famille élargie, celle qui permettait de sortir en groupe, d’aller à la mer, de faire surveiller les filles par leurs frères ou leurs cousins ; une telle solidarité familiale créait un sentiment de sécurité et la possibilité d’une liberté de déplacement soulignée par tous les témoignages, surtout ceux des femmes.


Dans cette société en apparence ouverte mais en réalité cloisonnée en groupes communautaires, les inégalités étaient perçues comme liées à l’argent plutôt qu’à l’appartenance ethnique ou religieuse. Là encore, le choix des intervenants y est pour beaucoup : aucun n’appartient aux classes aisées.
 

La guerre

La Seconde Guerre mondiale constitua un tournant important, et d’abord pour les Juifs installés en Algérie : le gouvernement de Vichy abrogea le décret Crémieux qui avait accordé la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, provoquant le limogeage des fonctionnaires et la radiation des avocats juifs dans toute l’Algérie. À cette première rupture dans l’ordre européen s’ajoutèrent les massacres de Sétif, non évoqués dans l’ouvrage.

À partir de 1956, le climat d’insouciance se transforme en peur quotidienne. Le témoignage de Nicole Guiraud, qui eut un bras arraché à l’âge de dix ans dans l’attentat du Milk Bar d’Alger, le 30 septembre 1956, est le premier qui fasse rentrer l’horreur dans le quotidien. Difficile pour un Occidental du début du XXIe siècle de s’imaginer ce qu’est vivre dans la peur continuelle, dans la vision de corps déchiquetés, dans la crainte de ne pas voir rentrer le soir les enfants qu’on a envoyés à l’école le matin. Les récits qui se succèdent montrent comment la vie continue, forcément, parce que toutes les régions n’étaient pas également touchées par les attentats, mais surtout parce que, lorsque la mort est quotidienne, la vie doit prendre plus de place.
La partie se clôt sur les années "d’abandon", entre le discours de de Gaulle promettant l’Algérie française et la "trahison" finale du général en 1962 ; le même ressentiment anime pieds-noirs et harkis. Récits de barricades où les gardes mobiles attaquent les manifestants européens, de rébellion de pieds-noirs engagés dans l’armée française et expulsés en métropole ou en Allemagne ; récits de Français engagés dans l’OAS, considérée comme une organisation résistante ; récits d’Européens déplorant la violence de l’organisation. La communauté européenne d’Algérie éclate alors, entre ceux qui quittent la région pour ne plus être pris entre le terrorisme des fellagas et les bombes de l’OAS, ceux qui luttent pour conserver l’Algérie française, ceux dont les familles sont exécutées dans les campagnes algériennes, ou ceux, minoritaires, qui sont favorables à l’indépendance de l’Algérie et s’engagent aux côtés du FLN.

Chez les Algériens, une minorité choisit le camp français : ceux-là s’engagent dans l’armée française en raison d’un passé familial lié à la défense de la France (en 14-18 ou en 39-45), par crainte des raids du FLN pour engager de force les Algériens, ou parce que la France incarnait une modernité que l’Algérie ne leur promettait pas encore. Les témoignages montrent à quel point cette décision était individuelle.


L’exil français

La dernière partie évoque les difficultés de l’après-guerre : le départ contraint après l’exécution d’un proche ou face aux menaces ; l’exil que l’on pense provisoire ; la traversée vers la France ; l’organisation du départ des harkis par leurs officiers. Et pour certains, la volonté de rester malgré tout, après 1962, jusqu’à ce que le gouvernement algérien nationalise les entreprises et en limoge le personnel européen, ou "algérianise" les postes de fonctionnaires et d’instituteurs.
Pour la plupart des pieds-noirs qui n’avaient pas eu le temps d’emporter grand-chose, l’arrivée en France fut catastrophique : accueil par la Croix-Rouge, refus de plusieurs mairies comme Marseille de les accueillir, hostilité des métropolitains qui les regardaient comme des nantis, ou parfois comme des musulmans. Les familles retrouvent alors le statut d’immigrés qui avait été le leur lors de l’installation en Algérie. Beaucoup doivent tout reconstruire, y compris un cadre de vie ; la petite ville de Carnoux, en Provence, fut créée pour et par les pieds-noirs.

Plusieurs témoignages de harkis rapportent les conditions déplorables d’hygiène dans les camps prétendument provisoires où ils furent rassemblés.

Le dernier chapitre éclaire de sa lumière particulière tous les autres : les Français d’Algérie interrogés y définissent ce qu’est l’Algérie pour eux. Tous la voient comme leur terre, là où sont enterrés leurs ancêtres, et y projettent l’image d’une cohabitation harmonieuse. D’où la nécessité, pour beaucoup, de se couler dans une identité culturelle particulière, imposée par les métropolitains (qu’eux-mêmes appelaient les patos, par référence à la démarche pataude des soldats français débarqués pendant la guerre d’Algérie), mais assumée et développée dans le cadre d’associations. Car la particularité des pieds-noirs est qu’ils appartiennent à une ou deux générations, mais qu’ils ne peuvent transmettre à leurs enfants que leur mémoire, dont la migration et la communauté sont deux traits essentiels.
 

L’ouvrage de D. Fargues s’inscrit résolument dans ce processus d’entretien d’une mémoire menacée par la mort des témoins. Il n’évoque qu’incidemment les opérations militaires ou l’OAS, occulte la problématique de la torture et des méthodes de lutte de l’armée française, passe sur les inégalités juridiques entre les Européens et les "indigènes". Pour autant, il ne s’agit pas d’une attitude complaisante face à la colonisation ; la politique colonialiste de la France n’est pas le sujet d’étude de ce livre qui vise à donner la parole à des femmes et des hommes pris dans cette politique et ses conséquences.

Ces témoignages partiels nous rappellent que l’Histoire est faite de destinées individuelles tout autant que collectives, de chair, de sang et de souvenirs. Ils constituent des sources pour l’historien, mais ne doivent pas être pris comme un récit historique. Et l’auteur le précise bien.