L'infirmier psychiatrique Philippe Clément décrit l'inhospitalité de la psychiatrie publique.

L'explosion de l'usine AZF à Toulouse en septembre 2001 a mobilisé un bataillon de psychologues cliniciens chargés de statuer sur la condition de victime d'une population exposée à l'événement traumatique et demandant légitimement réparation du dommage causé. Paradoxalement, mais significativement, l'hôpital psychiatrique Marchant, voisin de l'usine et soufflé par l'explosion, ne figurait pas au rang des priorités politiques. Socialement invisibles et silencieux, les fous ont tout simplement été ignorés...   De la folie, en effet, l'opinion publique ne retient jamais que la forme bruyante voire violente, pourtant exceptionnelle, qui acquiert soudainement une visibilité toute négative dans les médias. Dans une conjoncture où le souci de solidarité cède la place à celle de sécurité, se protéger de la folie devient plus urgent que de la protéger. Dès lors, comment sensibiliser l'opinion publique sur la situation actuelle de la psychiatrie, assiégée par les problèmes sociaux et talonnée par le système hospitalier qui lui impose de "vider les lits"?  


Bafouer le droit à la folie

Philippe Clément, qui est infirmier psychiatrique, "en première ligne", ne s'embarrasse ni de théorie ni de grand discours pour relater le quotidien chaotique de la folie et son travail désespéré de soignant au sein d'un hôpital psychiatrique   , puis dans un service psychiatrique d'un hôpital général.   Pour lui, le droit à être fou est désormais bafoué voire perdu   . Mais, ce droit n’a-t-il jamais existé ? Rejetant le savoir psychiatrique comme les visions politiques de santé mentale réformatrices du côté de l'idéologique   , il invoque en vieux baroudeur à qui "on ne la fait pas" les conditions concrètes de son expérience et se fait en quelque sorte porte-parole de la singularité des patients, non sans brosser un tableau "par le bas" de la psychiatrie publique qu'il juge inhospitalière. Pour autant, ce témoignage, discours fondé sur l'autorité d'une connaissance de "première main" et "à la première personne" n'est pas plus innocent sur le plan théorique ou politique. Or, faute de comparer et de mettre en perspective les perceptions (critiques, notamment) de tous les acteurs de cet espace politique, Philippe Clément ne propose pas une description plus "concrète"   de cette situation, mais en participe largement en proposant une vision ironique, sceptique et critique du "sale boulot" ou des "basses œuvres" de son activité d'infirmier qui pourrait être également jugée tout aussi idéologique par les autres professionnels, voire les membres de sa propre corporation. Ou bien, faut-il mettre ce récit grinçant sur le compte des désillusions d'un segment de professionnels en voie d'extinction survivant dans d'obscures institutions grâce à la caféine et à la nicotine : les derniers infirmiers psychiatriques de formation?  



Comme un air de radicalisme

Au cœur de cette vision, une tension mille fois formulée entre "soigner" la folie et "garder" la déviance qu'elle représente pour la société. L'enjeu est évidemment de savoir ce qui peut être jugé comme "thérapeutique" en psychiatrie... Une partie de son énergie est alors consacrée à la critique de la fonction sociale de la psychiatrie, car lui, Philippe Clément, ne s'invente pas  "tout un baratin"  pour justifier les pratiques quotidiennes de contention : il ne voit pas en quoi une "chambre d'isolement" peut devenir une "chambre de soins intensifs" ni en quoi "calmer un patient" avec des médicaments demeure un soin. Ainsi, "L'institution psychiatrique demeure une véritable zone de non-droit, au sein de laquelle les malades sont sous le joug d'un pouvoir qui, en définitive, ne tire sa légitimité que du mandat spécial qui lui est octroyé, afin de neutraliser toute une frange de la population. Et "l'Extérieur", satisfait de se voir débarrassé de ces énergumènes, montre peu de curiosité vis-à-vis de ce qui se trame à l'intérieur des murs"  

Il se contente d'emprunter (ou de s'équiper) d'un idiome critique pseudo sociologique, un baratin très sixties, tel le fameux concept de Goffman ("Total institution") dans sa traduction ("institution totalitaire", p. 142) qui a prêté à bien des malentendus et des mésusages tel que le "totalitarisme institutionnel" de l'hôpital général qu'évoque maladroitement Philippe Clément   ... On peut se donner ainsi, à peu de frais, des airs de radicalisme, mais soigner ou garder n'en reste pas moins deux facettes normatives, qui existent en nombre, du contrôle social. Nul besoin de contraindre pour contrôler, "écouter" ou "faire faire" fonctionne également très bien! À la recherche de la bonne fonction soignante, il tente de montrer sa distance et le doute sur la valeur soignante de sa fonction au sein d' "(...) un univers qui derrière de prétendues pratiques soignantes dissimule mal une volonté à peine consciente de 'mise en conformité' d'individus qui subvertissent la précieuse raison dont la psychiatrie se considère comme le garant"   . De même, la psychiatrie transforme "la folie en maladie mentale afin de la maintenir sous le joug d'un pouvoir qui puise sa légitimité dans un supposé savoir"   .

La palme de l'idéologie revient à la psychanalyse qui lui apparaît comme : "(...) une sorte de faire-valoir, de caution intellectuelle destinée à masquer la pauvreté intrinsèque des discours et pensées qui produisent un pouvoir et une violence ordinaire, "propre", toujours justifiable par la très commode "nécessité de soin", notion qui autorise l'application, avec la conviction de "faire le bien", des fameux adages qui proclament, pour l'un que "la fin justifie les moyens", pour l'autre que 'Nécessité fait loi'. Adages qui, soit dit en passant, sont des définitions possibles de l'arbitraire. Mais la volonté de guérir ne se laisse pas distraire par quelques détails de second ordre!"   .


Prêter attention

À cette étape, le lecteur est en droit de se demander quel est l'apport principal de l'ouvrage qui ne suggère, au fond, aucune alternative. Ainsi, l'expérience de Philippe Clément n'aboutit pas à des propositions générales, mais tend vers une éthique du "care" : prêter attention à ceux et celles dont on se désintéresse en étant "simplement" à l'écoute et en respectant le désir de la personne   On comprend donc malgré tout que, au-delà de la critique rebattue de l'hôpital psychiatrique (et de l'ordre médical dans sa "volonté de médicaliser, techniciser et déshumaniser", p. 165) se trouve réaffirmer la nécessité d'une institution qui accueille la folie telle quelle, et donc, une remise en question du mouvement désaliéniste qui a concentré l'essentiel des moyens de la politique de santé mentale de bien des pays industrialisés. Le constat se formule simplement : "(...) en une dizaine d'années, 40% des lits en psychiatrie ont été supprimés, un nombre toujours grandissant de malades mentaux sont rejetés du système de soins et sont à la dérive dans un milieu où ils n'ont pas leur place."   .

La misère de la psychiatrie publique produit une psychiatrie de la misère. Les anciens "cas psychiatriques" sont devenus des pauvres ou des SDF, "cas sociaux" à réintégrer à une société qui n'a guère changé son regard: ils demeurent des déchets à traiter au mieux, à l'écart. C'est pourquoi Philippe Clément consacre une grande partie de son ouvrage à "humaniser" en racontant les vies  en miettes de Nadia, patiente peu docile   , Kader qui tente d'utiliser le système hospitalier à son avantage   , Myriam qui est récalcitrante à l'hospitalisation   , Robert le SDF irrécupérable   , Gérard qui se suicide en se jetant sous un train   , Béatrice, indifférente à l'égard de ses enfants   ...

À travers ces fenêtres dramatiques quoique très vivantes, Philippe Clément montre bien les limites et les paradoxes de l'injonction à l'autonomie. Vouloir faire de tous les malades de "bons" patients psychiatriques adhérant à un projet thérapeutique et de réinsertion "évaluable" n'aboutit pas au retour escompté dans la communauté. Le système ne fait que renouveler la forme de l'exclusion morale de la folie. Tout compte fait, il y a toujours des irrécupérables, fragilisés et vulnérables, même si l'on en reconnaît désormais le statut de citoyen... Mais qui s'en préoccupe ? Qui veut encore les protéger de la folie de notre société?