L’ouvrage passionnant de Dan Streible revisite les vingt premières années du cinéma américain, tout en explorant un genre fondateur et méconnu, le fight film.

Dan Streible – professeur d’études cinématographiques à New York University – a réussi avec Fight Pictures un ouvrage parfaitement documenté, écrit dans un anglais limpide et élégant, qui propose à la fois l’archéologie d’un genre fondateur du cinéma, et aussi une excellente introduction – accessible aux non-spécialistes – aux premières années du cinéma américain. Alors que les autres sports n’ont été filmés que de façon irrégulière dans les années qui ont précédé Hollywood, "la boxe a entretenu une relation étroite avec le cinéma depuis ses origines"   . Le corpus des "films de combat" se distingue comme l’un des genres cinématographiques les plus prospères de l’époque, générant d’énormes profits pour les professionnels du cinéma comme pour les organisateurs d’événements sportifs. Malgré le grand nombre de films produits avant 1915 (environ 200), le genre a été peu étudié, cette négligence pouvant s’interpréter comme la conséquence indirecte de la censure qui a très tôt frappé ces productions (de fait invisibles durant des années), mais aussi comme le signe du désintérêt des historiens du cinéma pour des films populaires à l’esthétique jugée rudimentaire.


Un genre oublié

Un faisceau de raisons permet d’expliquer la relation étroite nouée très tôt entre la boxe et le cinéma. Les deux pratiques reposent sur des "unités brèves et segmentées", et se développent dans le même milieu social, "une communauté urbaine, masculine, appelée à l’époque ‘le monde du sport et des théâtres’"   . De plus, la fascination des premiers opérateurs pour l’enregistrement du mouvement du corps humain a fait de la boxe un de leurs sujets de prédilection. Ces productions s’inscrivent dans la tradition de la photographie du XIXème siècle (cf les Boxeurs nus de Muybridge en 1887, série présentée à Edison en 1888)   . Enfin, dès 1894, la boxe retient l’attention des exploitants du kinétoscope car le sport est adapté aux contraintes formelles de l’invention d’Edison. Les machines sont en effet généralement exploitées par rangées de 5 ou 6 : en proposant un film de un round dans un appareil, on encourageait les exploitants à acheter un lot de six films (pour pouvoir proposer un match complet) – et les clients à regarder toute la séquence… Toutefois, "le lien entre boxe et cinéma, à l’époque, ne fut pas purement technique ou conjoncturel"   , comme le prouve "la nature polysémique de la réception des premiers films"   . C’est ainsi que les films Corbett and Courtney before the kinetograph   en 1894, devinrent les attractions les plus populaires du kinétoscope, dont les spectateurs pouvaient s’apparenter à des fans d’une "star" – Gentleman Jim   fut autant un boxeur qu’un acteur, et signa en 1894 le premier "contrat de star" de l’histoire du cinéma –, des adeptes du sport, des curieux intéressés par une nouvelle technologie, ou encore des personnes attirées par l’importante publicité faite autour de l’événement   .


Approche gender du film de boxe

En 1897, le combat qui oppose le très populaire Corbett à Fitzsimmons constitue un jalon essentiel à plusieurs titres : il s’agit du premier long métrage de l’histoire du cinéma, du premier combat de championnat filmé, et surtout d’une occasion inédite, pour un public féminin, de pouvoir assister à un sport éminemment masculin. La pratique de la boxe, à l’époque, était particulièrement réglementée, et le film donna lieu à des tentatives de censure fédérales – qui sont parmi les premières exercées à l’encontre du cinéma –, afin "d’interdire la transmission par voie postale ou le commerce d’un état à un autre de tout film (ou de toute ‘description’) ayant pour sujet un combat de boxe"   . Cette volonté de contrôle échoua, car la boxe était un sport extrêmement populaire, et aussi parce qu’en 1897 personne n’avait de notion vraiment précise de ce qu’était le cinéma : l’existence de plusieurs technologies concurrentes rendait toute tentative de régulation difficile. Il n’en demeure pas moins que "pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, des groupes de pression réclamaient une censure fédérale du cinéma"   . À cette époque déjà, les opposants du Corbett-Fitzsimmons Fight mettaient en garde contre des reproductions "plus vraies que nature de spectacles dégradants", seulement susceptibles de "brutaliser" les spectateurs, "surtout les jeunes", tandis que d’autres s’alarmaient de la puissance néfaste de ces "spectacles hypnotiques"   . Le film fut cependant très largement distribué. C’était d’ailleurs la première fois qu’était commercialisé sur une grande partie du territoire un film unique, et non un programme de films. Il fut montré durant plusieurs années dans une grande variété de lieux, dans les théâtres des grandes villes, dans les opera houses municipaux où de très nombreuses personnes virent leurs premiers films, et même dans des parcs d’attraction et des foires.

De façon très étonnante, un nombre important de femmes assistèrent au Corbett-Fitzsimmons Fight. Pour tenter d’asseoir la respectabilité de sa production, la société Veriscope tenta en effet de sélectionner des lieux d’un certain standing pour ses projections, et voulut encourager les "dames" à venir voir cette "illustration" d’un combat de boxe. "En résultait, pour les femmes, la conjonction de deux pratiques culturelles qui étaient loin d’être socialement admises : fréquenter un théâtre, et devenir spectatrices d’un sport masculin"   . La plupart des femmes assistèrent à l’une des ladies’ matinee, la publicité, dans la presse, se chargeant de présenter les films non comme un spectacle transgressif, mais comme une distraction "décente" pour un public féminin. Plusieurs témoignages attestent que de nombreuses femmes venaient surtout acclamer leur "grand favori", Gentleman Jim, et il est probable que le film fut une rare occasion, pour ces spectatrices issues des classes moyennes, de contempler des corps masculins athlétiques presque nus. Streible explique que, même si on a parfois exagéré l’engouement des femmes pour le Corbett-Fitzsimmons Fight,   celui-ci demeure un événement essentiel. En effet, on a souvent appliqué aux premières années du cinéma les théories féministes qui postulent que le cinéma hollywoodien contraint généralement la femme à l'état "d'objet du regard" mis en spectacle   . Sans contester la validité de cette position, Streible montre que les films de boxe permettent d’émettre quelques nuances : "avec le boxeur (et en particulier Corbett et ses tendances exhibitionnistes) en tant que sujet du film et une spectatrice en guise d’audience, la perspective est déplacée. Même si les films de boxe étaient plutôt des distractions masculines, des femmes, parfois, y assistaient et en retiraient un certain plaisir"   . En considérant que le Corbett-Fitzsimmons Fight, malgré sa célébrité et les controverses qu’il a suscitées, n’a jamais constitué un jalon dans l’histoire officielle du Septième Art, Streible plaide enfin pour une redéfinition des pratiques en matière d’histoire du cinéma : "le discours public qui a accompagné un film dont les qualités formelles peuvent paraître insignifiantes témoigne de la nécessité de prêter davantage d’attention aux conditions sociales d’exploitation et de réception lorsque l’on évalue la place d’un film dans l’histoire du cinéma"   . Par ailleurs, ces pages consacrées à une étude genrée de la réception sont caractéristiques de la démarche interdisciplinaire de Streible, dont on ne trouvera guère l’équivalent dans un ouvrage francophone. Sans jamais se départir d’une exemplaire rigueur, l’auteur met à profit les acquis de plusieurs approches (principalement histoire du sport et du cinéma, histoire sociale, gender studies) qu’un chercheur français aurait sans doute hésité à confronter.



Les "faux" films de boxe

Dans le sillage du phénoménal succès remporté par la société Veriscope, tous les principaux producteurs américains s’associèrent aux organisateurs d’événements sportifs afin de tenter de produire de grands fight films. Les résultats furent assez inégaux, allant du très lucratif Jeffries-Sharkey Fight enregistré en 1899 par l’American Mutoscope and Biograph à Coney Island, au beaucoup plus décevant Jeffries-Ruhlin Fight, le dernier film de boxe d’Edison, en 1901. Des problèmes répétés de production (dus notamment à la difficulté technique d’enregistrer des combats de boxe en live, avec des problèmes d’éclairage et de cadrage à la clé) ainsi qu’un déclin de la popularité du sport (du fait notamment du vieillissement des "stars" comme Corbett et d’une législation plus contraignante) suscitent une désaffection pour le genre, à l’orée du XXème siècle. Cette crise est concomitante de celle qui affecte la production cinématographique dans son ensemble entre 1900 et 1903.

Streible consacre l’un des chapitres les plus passionnants du livre à la vogue des "faux films de boxe", une série qui se développe à la même époque, entre 1897 et 1908. Il commence par remarquer que ces "re-créations" d’un combat ayant déjà été joué (et pour lesquels les sociétés de production engagent alternativement des figurants, ou les champions du match originel eux-mêmes) sont, aujourd’hui, "des textes opaques et étrangers" qui exigent, pour être déchiffrés et compris, "l’examen des pratiques de production, des contextes d’exploitation et des tendances de réception"   . Durant la période, on produisit aux États-Unis plus de "faux" films que d’enregistrements de combats authentiques. Streible rappelle, à la suite de Tom Gunning, que la division ultérieure entre documentaire et fiction ne faisait pas partie de "l’horizon d’attente des spectateurs, à l’origine"   . Il souligne combien, dans la culture populaire du XIXème siècle, les attractions foraines vont souvent de pair avec l’exagération et une certaine tromperie acceptée par tous   . Il relie ensuite les fake fight films à la tradition des "re-présentations" et autres "dramatisations" utilisées dans les théâtres pour présenter des événements historiques ou des actualités. Enfin et surtout, il démontre que les films de la société Lubin (le leader du marché), apparentés à ces pratiques anciennes, témoignent d’une économie de production moderne, entièrement contrôlée par un studio aux pratiques concurrentielles agressives   . Ces films sont d’autant mieux accueillis par le public que les vrais combats n’étaient pas filmés, ou que les films existants étaient d’une qualité inférieure.


Boxeurs noirs, censure blanche

Streible analyse tout aussi brillamment les mutations du genre, entre 1905 et 1915, en accordant un statut particulier aux films mettant en scène le boxeur noir Jack Johnson, qui devint champion du monde poids lourds en 1908. Il envisage de façon précise et convaincante la réception du film tourné par Gaumont à cette occasion, Johnson étant considéré comme un héros par un grand nombre d’Afro-Américains, et comme un véritable monstre par de nombreux Blancs, qui souhaitaient que le boxeur soit "remis à sa place" par un hypothétique champion blanc. Streible s’intéresse également au contexte d’exploitation du film (et donc à la naissance de salles exploitées par et pour les Afro-Américains), avant de relater la production et la réception du combat de Johnson, en 1910, contre le white hope Jim Jeffries, tiré de sa retraite par un public blanc affolé par les victoires successives du boxeur noir. Le combat (remporté par Johnson) et le film représentent un moment essentiel pour les Noirs américains dans la première moitié du siècle, même si les tentatives d’interdiction du film   furent extrêmement virulentes. Il n’en demeure pas moins que "les films avec Jack Johnson ont posé les premiers jalons d’un cinéma noir, et ont vraisemblablement fait de Johnson non seulement la première star afro-américaine, mais aussi l’une des premières célébrités forgées par le cinéma"   .

Il n’est guère étonnant, dès lors, que la censure à l’encontre des films avec Johnson ait été mise en relation, dans la presse de l’époque, avec la distribution souvent jugée scandaleuse de Naissance d’une nation (1915) de Griffith : "la confrontation [entre le film de Griffith et les films avec Johnson] signale l’existence d’une culture filmique afro-américaine conséquente, susceptible de contrer l’imagerie raciste du film de Griffith"   , juge Streibl. Ces polémiques raciales ont pourtant eu raison de ce genre fondateur du cinéma américain, et l’interdiction dès 1912 du commerce et du transport des films de boxe – qui signe le déclin de la forme du fight film – est analysée part Streible comme une réponse "blanche" à la "glorification cinématographique"   d’un boxeur noir…

Pierre-Olivier Toulza


* Pour aller plus loin : des précisions sur les débuts du cinéma américain, et notamment le kinétoscope d’Edison.