En dépit de quelques raccourcis, Régis Dubois propose, sur le thème des liens entre cinéma américain et idéologie, quelques pertinentes études de cas.

Une longue citation de Peter Watkins est placée en exergue de Hollywood. Cinéma et idéologie de Régis Dubois, et donne ainsi un ton volontairement polémique dès la première page. "Le refus d’assumer, nous prévient le cinéaste de Punishment Park, toute responsabilité pour les effets sociaux et politiques que tout film induit chez le spectateur, représente depuis longtemps l’une des motivations principales d’Hollywood, ce qui l’incite à éluder toute analyse de son impact de plus en plus dévastateur sur la société globale. […] Tout aussi problématique est le fait que les ‘histoires’ hollywoodiennes sont profondément manipulatrices, au service d’objectifs sociaux et politiques sous-jacents qui véhiculent des modèles et des valeurs hautement discutables"   . Le ton est donné, ainsi que le programme d’un essai en réalité plus nuancé que ne pourraient le laisser supposer quelques formules à l’emporte-pièce.


Quel Hollywood ?


Régis Dubois précise que sa réflexion s’inscrit dans la lignée d’ouvrages comme Les Cinémas nationaux contre Hollywood de Guy Hennebelle et de Hollywood et le rêve américain : cinéma et idéologie aux États-Unis d’Anne-Marie Bidaud, à qui il emprunte une définition de l’idéologie américaine, qui "s’exprime d’abord sous forme de vision d’avenir et de projet utopique"   , structurés par une série de mythes chargés notamment de rendre compte de la fondation de la nation, des rapports entre individu et groupe   . Mais la définition que donne Dubois du terme "Hollywood" convainc moins : "j’entends ici désigner, explique Dubois, un certain type de cinéma commercial-industriel étasunien responsable de la majorité des productions à gros budgets (ou blockbusters) diffusées à travers le monde, véritables marchandises audiovisuelles dont la vocation première est bien d’engranger un maximum de profits"   . Et l’auteur de dresser une brève liste des films concernés, qui vont de Naissance d’une nation (1915) à 300 (2007) en passant par Gentleman Jim (1942). Personne ne niera que tous ces films sont le fait d’une industrie qui vise avant tout le succès au box-office, mais il paraît difficile de rassembler dans un même "type de cinéma" des films réalisés sur une durée de plus de 80 ans, dans des contextes sociaux, économiques, et culturels différents. Quoi de commun entre des films réalisés dans les débuts d’Hollywood, d’autres à l’époque classique du studio system, et d’autres enfin pendant le Nouvel Hollywood – voire le Global Hollywood d’aujourd’hui ?


Retour à une critique marxiste ?


Dans un premier chapitre ("Cinéma et idéologie – pour une critique marxiste des films"), initialement publié – comme d’ailleurs plusieurs chapitres de l’ouvrage – sous forme d’article dans la revue Tausend Augen, Dubois expose les positions de la critique marxiste française des années 1970, qui a tenté de définir les moyens permettant au cinéma hollywoodien de diffuser "une vision du monde déformée en accord avec l’idéologie américaine"   . L’auteur s’intéresse ensuite aux théories des sociologues qui nous engagent à analyser les "contenus latents des films" (Edgar Morin), afin notamment de vérifier que certains récits et personnages reproduisent, à une échelle micro-sociologique, "des données macro-sociologiques (une réalité historique, sociale ou politique)"   . En guise d’illustration, Dubois cite le rapprochement fait par Noël Burch entre la hantise du métissage dans La Prisonnière du désert (1956) de Ford et l’arrêt rendu par la Cour Suprême en 1954, condamnant la ségrégation scolaire dans le Sud, et ouvrant la voie à la mixité Blancs-Noirs dans les écoles   . Enfin, Dubois synthétise la position des tenants des gender et cultural studies anglo-saxonnes qui se proposent de "mettre au jour les rapports de force sociaux dans une perspective marxiste et / ou féministe et / ou ethnique"   afin de montrer, explique Burch, "comment la valeur culturelle d’une œuvre filmique […] est fonction des idéologies contradictoires qui la travaillent"   . L’auteur rappelle enfin, à juste titre, combien ces analyses qui informent depuis plus de trente ans la recherche en cinéma aux États-Unis sont négligées en France (où elles sont certes sous-représentées, mais pas absentes, comme en témoignent les travaux de chercheurs comme Burch, bien entendu, mais aussi Geneviève Sellier, Brigitte Rollet, ou encore Alain Brassart) : "que ce soit dans le champ universitaire, dans le monde de l’édition ou chez les critiques de cinéma, seule la ‘politique des auteurs’ semble avoir droit de cité"   , note fort à propos Dubois.

Après avoir précisé qu’il s’agit donc de "ne pas négliger les ‘mauvais’ films et de ne pas trier a priori (d’un point de vue socioculturel, tout film est intéressant)"   , on est alors surpris que, en commençant son analyse de l’idéologie hollywoodienne, Dubois en revienne aux imprécations d’un Guy Hennebelle (qui, en avant-propos à Quinze ans de cinéma mondial, écrivait : "… Et je pense qu’il faut détruire Hollywood"), et à quelques simplifications. Il tente d’abord de montrer que "le cinéma hollywoodien est intimement lié au grand capital et au pouvoir politique étasunien"   , grâce à un triple processus de censure, morale, politique et économique. L’évocation de la censure morale, associée au code Hays   paraît un peu approximative, notamment quand il s’agit d’affirmer que le code permit "le contrôle moral de toute la production hollywoodienne jusqu’à la fin des années 1960"   . Rappelons que le code est démantelé à partir de 1953, et surtout que sa philosophie prévoyait que les "déviations" ou les atteintes à l’ordre moral puissent être suggérées, plutôt que montrées de manière explicite. De nombreux chercheurs ont ainsi pu montrer qu’ "un euphémisme peut se transformer en litote, qu’il peut être plus efficace de suggérer que de montrer explicitement"   . On pourrait émettre les mêmes réserves quand Dubois explique que le système des Oscars constitue un moyen de pression supplémentaire, orientant les goûts du public et les pratiques de production, ce qui conduit l’auteur à poser la question : "Quelles différences en effet entre Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) et Titanic (James Cameron, 1997), deux énormes succès plébiscités par le public et récompensés par de nombreux Oscars à soixante ans d’intervalle ? Ou encore, dans le même registre, entre Casablanca […] et des œuvres récentes telles que Forrest Gump […], Shakespeare in love […] ou Gladiator ?"   . De tels amalgames constituent la faiblesse du raisonnement de Dubois, qui semble tiraillé entre une fidélité à la critique marxiste historique (qui le conduirait à rejeter en bloc toute la production étasunienne), et la position plus nuancée prônée par les gender et cultural studies. Dubois conclut – en contradiction avec certaines affirmations de son chapitre – en rappelant justement que "des films comme Titanic, Starship Troopers ou Forrest Gump [sont] tantôt taxés de réactionnaires, tantôt de contestataires […] parce qu’un film ne peut être résumé à une seule idée aussi politique soit-elle"   .



Combats dans la jungle et sur le ring

La suite du livre se présente sous forme d’une suite d’études qui, sans évidemment épuiser le champ des relations entre cinéma américain et idéologie, contribue à poser quelques jalons essentiels, et surtout à combler un manque, en langue française, en matière d’étude socio-culturelle et genrée du cinéma américain. Plutôt qu’une synthèse forcément lacunaire, Dubois propose une série d’éclairages ponctuels – parfois un peu rapides – sur des films (Rocky, Rambo, 300), des sagas (Tarzan, Rocky, Rambo), ou encore des thématiques (la représentation de la boxe ou du Débarquement dans le cinéma hollywoodien).

Dans "Tarzan à Hollywood, du rousseauisme à l’impérialisme", Dubois s’intéresse à un corpus de films de l’ère classique, la série des Tarzan produite par la MGM dans les années 1930. Il montre comment les films, qui recréent en studio une "nature luxuriante, vierge, nourricière, paradisiaque en somme"   , renvoient chacun d’entre nous au fantasme d’un éden rousseauiste, tandis que la métaphore se charge de connotations écologiques ("l’une des missions premières [de Tarzan] consiste à protéger les espèces animales de la cupidité des braconniers blancs"   ) et érotiques   . Mais les films véhiculent aussi le fantasme colonial d’une Afrique vierge, peuplée de sauvages et de tribus primitives, tandis que le rôle narratif du personnage de Jane est de résoudre la "contradiction entre d’un côté l’idéal rousseauiste […] et, de l’autre, la réalité hostile de la jungle africaine"   . La fonction idéologique de l’héroïne serait de "domestiquer la nature – et pour ainsi dire de ‘civiliser’ l’Afrique"   , de transformer le héros en Américain moyen qui "habite une sorte de palais colonial en bambou perché dans les arbres"   .

Le chapitre "Boxe et cinéma, combats idéologiques" s’intéresse à l’idéologie d’un genre qui parcourt toute l’histoire du cinéma américain, du fait de la "photogénie" et de la singulière "dramaturgie"   des combats, sur lesquelles "le cinéma s’est largement appuyé pour mettre en scène des success stories ou au contraire des déchéances"   , d’autant plus que le ring est vite devenu "le lieu privilégié des antagonismes […] au sein duquel vont s’exprimer toutes les oppositions : nationales, sociales, ethniques et sexuelles"   . La dizaine de pages consacrée par Dubois à ce sujet paraît bien mince eu égard à l’ampleur du corpus envisagé, et le contraint donc à ne proposer que de brefs éclairages sur une petite poignée de films. Gentleman Jim   est ainsi envisagé – mais cette analyse n’est guère originale – comme un modèle de référence, Walsh s’appuyant sur le mythe du self-made-man pour proposer, à travers la figure de son héros, "une métaphore de l’Amérique, combattante, jeune et triomphante"   . Le genre proposera dès lors souvent "une success story à la gloire de l’Amérique et de ses valeurs dont les Noirs demeurent exclus"   . Dubois montre ainsi que la saga des Rocky, en particulier dans les années de la révolution conservatrice américaine, participe d’un "formidable fantasme national inconscient"   , grâce auquel l’Amérique blanche peut enfin prendre sa revanche sur les champions noirs. Pour autant, le genre n’est pas forcément le véhicule d’un idéologie réactionnaire, et Dubois explique que plusieurs films récents s’intéressent aux boxeurs noirs, à commencer par L’Insurgé   , tandis que la narration et l’héroïne du récent Girlfight   tendent à "brouiller allègrement les schémas et les rôles sexuels"   .


D-Day

Une place particulière doit être réservée au chapitre consacré à l’analyse de la séquence du débarquement de 1944 dans Le Jour le plus long (1962) et Il faut sauver le soldat Ryan (1998). Parce que Dubois procède là non à l’étude d’un vaste corpus – les quinze pages consacrées à "la persistance et interchangeabilité des stéréotypes de l’Autre dans le cinéma hollywoodien" paraissent bien minces vu l’ampleur du sujet… – mais à l’analyse comparée de deux séquences, il est à même de repérer efficacement la condensation à une échelle micro-sociologique de données plus générales. Par ailleurs, conscient que "le risque lorsque l’on étudie les rapports entre cinéma et idéologie est de négliger l’aspect formel des films"   , Dubois se livre à une convaincante étude transdisciplinaire, en combinant approche esthétique et socio-culturelle. Il commence par montrer que la séquence du débarquement du film de 1962 est fidèle à une écriture classique (située vers le milieu du film, la scène est soigneusement préparée par la narration), tandis que Spielberg commence son film par cette séquence-clé, optant pour un "choix très ‘post-moderne’ [qui] a pour fonction de créer la surprise (en fait, un véritable choc) un peu à la manière des produits télévisuels conçus pour capter immédiatement l’attention du spectateur"   . L’argumentation s’intéresse principalement à la question du point de vue, pour montrer que si le spectateur du film de Spielberg "est littéralement pris en otage, malmené et éprouvé part cette scène très physique"   , Le Jour le plus long oppose à ce "point de vue interne, à hauteur d’homme, autrement dit humaniste […] un point de vue omniscient […], divin et pour ainsi dire idéaliste".   . Ces conceptions bien différentes du récit ont des conséquences décisives sur la portée idéologique des œuvres, le premier film s’apparentant à une célébration commémorative d’un épisode héroïque, tandis que la séquence spielbergienne paraît traversée par des contradictions idéologiques. Elle peut en effet s’apparenter à une dénonciation pacifiste d’une "boucherie héroïque", ainsi qu’à une illustration de la "destinée manifeste" des États-Unis, le point de vue interne nous permettant de partager la souffrance de héros sacrificiels "pour mieux justifier la mission quasi-divine qui incomba alors aux Américains, celle de sauver l’humanité de l’emprise nazie"  

 

Pierre-Olivier Toulza