Ce n’est pas la première fois. À plusieurs reprises, la Cour constitutionnelle allemande a déjà dit non (cf. ci-dessous). Aujourd’hui, un groupe de députés allemands recommence, insiste, réclame : la "dernière inégalité électorale" doit être levée, en offrant le droit de vote aux quatorze millions d’Allemands empêchés d’exercer pleinement leur citoyenneté. L’idée a trouvé ses défenseurs au sein de toutes les fractions : ce sont ainsi 46 élus sociaux-démocrates (SPD), conservateurs (CDU-CSU) et libéraux (FDP) qui demandent le droit de vote pour les mineurs, dès la naissance.

Politiques et citoyens lambda ont, pour beaucoup, une réaction similaire. Certains sourient, d’autres s’énervent. Le verdict est cependant le même : ridicule et aberrante, la proposition de faire sauter la barrière de l’âge pour l’accès au droit de vote est largement relatée comme une mauvaise blague.

Le projet, baptisé "Donner une voix à l’avenir – Pour le droit de vote dès la naissance", n’est pas dénué de bon sens puisqu’il reconnaît qu’un enfant de deux jours, de trois mois ou de six ans peut rencontrer quelques difficultés à arrêter ses choix politiques. Aucun problème : papa, maman, ou un autre tuteur officiel, pourra gentiment se charger de choisir un bulletin supplémentaire à placer dans l’urne. Avec un peu de mathématiques, on comprend assez vite que plus la marmaille foisonne, plus les géniteurs peuvent glisser de papiers dans la boîte. La famille nombreuse gagne donc en poids électoral. Markus Löning, député FDP, a justifié ce but clairement assumé en brandissant l’image d’une Allemagne qui vieillit et qui se focalise de plus en plus sur des sujets intimement liés au troisième âge. Renforcer la famille et l’enfant dans la logique de vote doit permettre de contrer ce courant inquiétant pour l’avenir.

Mais peut-on dénaturer le droit de vote à des fins de réajustement politique, aussi honnête que puisse être la manipulation ? L’esprit démocratique veut que tout individu reconnu citoyen puisse faire valoir sa voix, une voix, une seule, quelle que soit son identité. Dilemme : faut-il ignorer bébé-citoyen ou reconnaître son existence, au risque de violer une autre caractéristique essentielle du droit de vote démocratique, qui se veut l’expression unique d’un choix personnel ? Selon le projet, tout enfant pourra exercer son droit de vote dès qu’il se sentira prêt à voter seul. On peut craindre cependant un chantage à double sens. Combien de parents feront le jeu de l’arnaque électorale jusqu’aux 18 ans du petit, déclaré pas assez mature ? Combien de parents, plus généreux, laisseront leur progéniture se rendre dans l’isoloir mais achèteront, à coup de chocolat ou de gadgets dernier cri, la couleur du bulletin ? Combien d’enfants négocieront, pour un album de Tokyo Hotel, la direction du vote ? On regrette souvent que l’électeur confirmé soit trop sensible à la séduction, trop sujet au caprice. Ces pièges ne seraient-ils pas plus grands encore pour l’électeur novice ?

Pour défendre leur projet, les 46 députés s’appuient sur plusieurs études soulignant l’intérêt des plus jeunes pour la vie politique. L’implication d’enfants dans des conseils municipaux spécialement créés pour eux est une autre preuve, plus concrète, de la bonne volonté de ces citoyens en devenir. Mais il y a un écart entre ces cadres de réflexion dirigés par des adultes et les risques de manipulation au moment d’un choix porteur de conséquences. Quoiqu’il en soit, personne ne croit que le projet obtiendra la majorité des deux tiers au Bundestag, nécessaire pour donner lieu à une proposition de loi. Le Bundestag a pourtant rappelé que l’article 38 de la Loi fondamentale   était "une norme ni contraignante, ni irréformable", ce qui avait permis de ramener la majorité de 21 à 18 ans il y a plusieurs années. Pourquoi ne pas songer à faire un petit pas supplémentaire, et non pas un saut de géant, en ramenant la majorité électorale à 16 ans ? Certains Länder appliquent déjà cette règle pour les élections communales. Un choix loin d’être insensé… Les consciences sont parfois plus éclairées à 16 ans qu’à 45.

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Droit de vote pour les mineurs allemands : les différentes tentatives


La volonté de donner le droit de vote aux enfants n’est pas un coup de folie estampillé années 2000. L’idée a été portée plusieurs fois sur la scène politique allemande, pendant le dernier demi-siècle.

C’est à un résistant au régime nazi que l’on doit la première grande formulation du droit de vote élargi aux mineurs. Carl Friedrich Goerdeler profite d’un emprisonnement de longue durée pour exposer clairement son idée dans un manifeste dédié à l’avenir politique de l’Allemagne. L’auteur est décapité en février 1945, l’idée n’aura connu que la force du papier.

Il faudra attendre précisément cinquante ans pour que la proposition connaisse une plus grande exposition. En effet, pour la première fois en 1995, la Cour constitutionnelle allemande est saisie par deux adolescents, Benjamin Kiesewetter et Rainer Kintzel. À travers leur plainte, c’est la Loi fondamentale allemande qui est montrée du doigt par les deux garçons, âgés de 15 et 12 ans. Depuis 1970, l’article 38 de cette loi – qui a valeur de Constitution – fixe la maturité électorale à 18 ans révolus, contre 21 ans auparavant. Pour les deux plaignants, l’article 20 de la même loi, affirmant que "tout pouvoir d’État émane du peuple", s’en trouve bafoué. Selon leur raisonnement, tout citoyen allemand serait ainsi victime de discrimination – sur la base de son âge – depuis sa naissance jusqu’à ses 18 ans. Aux yeux de la Cour constitutionnelle, l’argument n’est pas irrecevable. Mais la plainte doit être rejetée pour la forme : en droit allemand, une loi ne peut être contestée que dans les douze mois suivant son adoption. Le problème est soulevé vingt-quatre ans trop tard.

En 1998, c’est à nouveau un jeune homme, directement concerné par le problème de la limitation d’âge, qui saisit la Cour constitutionnelle. Robert Rostoski voit approcher les élections législatives et, un peu à la traîne, ses 18 ans. On refuse son inscription sur les listes électorales de Berlin. La Cour constitutionnelle balayera la requête, en avançant qu’elle ne peut interférer sur le déroulement des législatives. Une fois de plus, le fond de la question n’est pas traité.

Les partisans de la maturité électorale dès la première seconde de vie reviennent à la charge en 2003 : ce sont des politiques – 47 députés, dont Wolfgang Thierse, président du Bundestag et membre du SPD – qui portent, cette fois-ci, le projet au Bundestag. Ils mettent en garde contre le danger du vieillissement démographique, qui pourrait conduire les dirigeants politiques à minimiser les intérêts de la jeunesse pour satisfaire les désirs d’un électorat toujours grandissant, celui représenté par une population plus âgée. Les défenseurs du projet, dans leur argumentation, ont rappelé les progressions historiques du droit de vote, qui a su dépasser les discriminations de race et de sexe. Ce discours n’a pas convaincu. Le Bundestag a motivé son refus en critiquant le vice de la modification proposée : la décision de vote risquerait d’être prise, dans bien des cas, par les parents. L’épisode de 2008, qui n’apporte pas d’arguments nouveaux, semble annoncer le même dénouement