Le public avignonnais et les sociologues : un nouvel opus plutôt convaincant.

Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas n’en finissent pas de réinventer le spectateur du festival d’Avignon. Ce nouveau livre, écrit à six mains, entérine une ambition empirique assumée : poursuivre l’enquête commencée en 1995 sur les publics d’Avignon et tenter d’appréhender "la place qu’occupe la culture dans nos vies et dans la durée" (p.12). Mais l’enjeu théorique n’est pas moindre, qui est affirmé sur le mode polémique : "Réactiver une sociologie de la culture souvent engluée dans des micro-paradigmes et alimentée par des enquêtes routinisées" (p. 228). Dans le champ miné de la sociologie de la culture historiquement constitué en France autour de l’œuvre de Pierre Bourdieu, ceci équivaut à une déclaration de guerre.

Retour sur enquête donc. Depuis une petite quinzaine d’années – cet entêtement empirique est notable et noté à plusieurs reprises -, nos sociologues arpentent Avignon l’été, se livrent à de nombreux entretiens, assistent aux représentations, en notent l’ambiance, les réactions humorales d’un public souvent critique, les sorties intempestives, vont aux nombreux débats qui font du festival une ville de théâtre mais aussi une véritable espace démocratique, toujours attentifs, éventuellement participants, prenant le pouls de ces assemblées discutantes qui forment la marque de fabrique d’Avignon depuis au moins les années 1960 – sinon 1947, date de sa création par Jean Vilar. Qu’apprend-on donc ? Beaucoup de choses intéressantes et en même temps rien de bouleversant par rapport aux intuitions neuves et stimulantes découvertes dans une publication collective précédente du même trio en 2002 : Avignon, le public réinventé. Le Festival sous le regard des sciences sociales. De fait, le statut du présent opus est un peu obscur face à, d’une part, le livre de 2002 et d’autre part, la publication en tir croisé, des enquêtes de Damien Malinas et de Jean-Louis Fabiani, éditées aux Presses universitaires de Grenoble en 2008, Portrait des festivaliers d’Avignon. Transmettre une fois ? Pour toujours ? et L’éducation populaire et le théâtre. Le public d’Avignon en action. Mais celui qui n’a rien lu de toute cette littérature sera, à la lecture d’Avignon ou le public participant, rapidement convaincu de quelques vérités : Avignon n’est pas un festival comme les autres. Il se définit dans l’équation historique : spectacles + débats. Lieu privilégié de discussion sur la place de l’art dans nos sociétés et de professionnalisation des milieux de la culture en France, Avignon invente un "mode d’articulation entre culture et politique" (p.13). De cette forme festivalière à l’œuvre, on retiendra qu’elle est typique d’une certaine modernité : la cristallisation dans un lieu et un temps donné, l’intensivité événementielle et le rituel festivalier du retour annuel, la dialectique du local (l’espace concret du festival) et du global (dans l’ambition artistique universelle et les publics visés)… Les spécificités du "pacte avignonnais" depuis Vilar comprennent une dimension d’effort consenti, d’épreuve physique que peuvent revêtir certaines représentations longues et tardives ; le corps du spectateur, parfois malmené, est également valorisé par la conscience d’appartenir au même corps citadin que les acteurs qui déambulent dans la ville. La coexistence des spectateurs et des comédiens fait d’ailleurs partie du mythe avignonnais : on pouvait croiser Gérard Philipe et Jean Vilar au bistrot de la Civette. Mythe fondateur puissant et réactivé à chaque crise du festival, c’est-à-dire, comme l’histoire de cette institution nous l’apprend, quasiment chaque année. Bien que fustigeant les "enquêtes routinisées" et les catégories désuètes, nos sociologues se livrent néanmoins à quelques commentaires sur la composition générationnelle et sociale d’un public qui fit toujours l’objet de toutes les spéculations. Tout d’abord, ils soulignent à juste titre la diversité des représentations de ce public, qui sont toujours autant de jugements implicites sur la réussite ou l’échec du festival : public parisien, public snob, public de profs, etc. Qu’en est-il ? Quelques surprises d’abord : un public plus local et régional qu’on le croit, malgré les 23% de Parisiens ; une co-présence générationnelle durable et une capacité de renouvellement d’un public associé à une grande fidélité de ses anciens. Un public à fort capital scolaire avec 60% de ses membres qui ont une formation universitaire poussée. Mais ce qui le caractérise avant tout, c’est l’ardeur de son appétence culturelle : les spectateurs venus à Avignon structurent leurs existences annuelles autour des visions, des sensations engrangées l’été et qu’ils réinvestissent, par des pratiques culturelles intensives là où ils habitent. Ce sont des hommes et des femmes pour qui les choses de l’art comptent. À les lire ou à les entendre, elles sont centrales, constitutives de leur personne et de leur vie. De ce point de vue, les auteurs réfutent la théorie bourdieusienne de la "bonne volonté culturelle" qui réduit la fréquentation d’Avignon, pour la petite bourgeoisie, à une forme de session de rattrapage et de mise en conformité avec la culture savante. Notons que ce n’est d’ailleurs pas contradictoire avec l’avidité culturelle et le sentiment de bonheur bien mis en évidence dans les témoignages recueillis.

Faisant travailler le jeu d’échelle, à la manière de la micro-histoire, un des chapitres présente les "sociogrammes de quelques festivaliers remarquables". Précédemment publiés dans Libération, ces mini-portraits écrits avec alacrité, disent justement la diversité et la richesse des rapports de chaque spectateur à "son" festival, la multiplicité des appropriations sociales de l’art, bref, des "registres" ou des "régimes spectatoriels" comme il nous est dit, non sans quelque cuistrerie. Les comparaisons entre la fréquentation festivalière et le comportement amoureux – le festival est également un lieu de rencontres amoureuses -, entre la pratique du spectateur et la pathologie criminelle sont stimulantes à défaut d’être toujours pertinentes. Et l’importation des modèles du spectateur comme porteur d’une expertise et de la "carrière de spectateur" élaborés par Jean-Marc Leveratto est souvent productive   .



On attendait des réflexions nouvelles sur les deux événements qui ont secoué et peut-être en partie reconfiguré le festival : l’annulation du festival en 2003 et la controverse de 2005 qui, médiatisée dans les journaux, a remis en question la légitimité de sa programmation. Sur 2003, rien ici, mais un texte autonome fut publié ailleurs   . Jean-Louis Fabiani revient sur la querelle de 2005, vue depuis son observatoire privilégié : les séances de débats du public des Céméa   . Il commence avec beaucoup de sagesse, par rappeler que la question de la survie du festival est aussi vieille que le festival lui-même puisque dès 1948, elle se pose. Le mode de la prophétie apocalyptique est un des registres majeurs du commentaire avignonnais. Néanmoins, réduire l’ébranlement critique et public à une simple parole de "self-full filling prophecy" (p.192) où des journalistes réactionnaires tentent d’avoir la peau du festival, est un peu désinvolte. Le "développement du philistinisme de la bourgeoisie et des classes moyennes aujourd’hui" (p.196) ne suffit pas plus à expliquer une déception qui ne fut pas seulement le fait de la critique mais d’un public, en voie d’autonomisation dans sa parole spécifique, nourrissant des attentes fortes à l’égard des spectacles. Même si la presse a considérablement grossi le rejet des spectacles, peut-on dire que ce rejet n’ait pas eu lieu ?   Du côté des Céméa, un lieu bien particulier de solidarité avec l’histoire et le projet vilarien du festival, Fabiani met en valeur le loyalisme constitutif qui n’interdit pas la critique, mais l’enserre dans un protocole qu’il décrit en ethnographe. Les dialogues, ses silences, les bégaiements et les frayeurs d’une prise de parole, tout cela est retranscrit avec tact. C’est parlant et même émouvant.

Au total, ce livre polyphonique met en scène - et on pourra s’en réjouir pour eux - des sociologues heureux : le festival est un "merveilleux objet anthropologique" (p.230) et l’enquête collective un "merveilleux espace pédagogique" (p.231). Le vibrant plaidoyer final pour un retour aux protocoles d’enquêtes collectives, dans la tradition des études durkheimiennes ou des Annales, est tout à fait convaincant. Pourtant, on pourra s’interroger sur le problème de la mise en forme et de la publication des résultats de ces enquêtes. Les nombreuses coquilles, redites, fautes du texte indiquent ici une publication hâtive où le travail d’édition a été oublié, où l’articulation entre les différentes parties et conclusions n’a pas été pensée. C’est du brut et c’est dommage. Par ailleurs, on méditera de façon réflexive sur la culture des sociologues de la culture : les quelques notes de bas de page indiquent un arsenal théorique nourri par les références, anciennes ou nouvelles, les plus stimulantes et les plus en vogue de la sociologie contemporaine – redécouverte de la sociologie pragmatiste (John Dewey),  Erving Goffman, Albert O. Hirschman, Georg Simmel, etc. Mais l’essentiel demeure l’entre-citation de leurs travaux. D’historiens, d’historiens de l’art ou même de philosophes   , point. Contrairement au public participant du titre, le lecteur se sent un peu comme à un dîner de famille, avec ses connivences, ses disputes, les traditionnels "dadas" des uns et des autres, mais précisément, il ne serait pas de la famille