La vie tortueuse de Jean-Luc Lagarce dans une biographie fouillée.

Dans les papiers de Jean-Luc Lagarce, Jean-Pierre Thibaudat, dans le rôle du détective privé à vocation de biographe, trouva une phrase de Cioran que l’auteur disparu avait notée sur une feuille de papier : "Celui qui se survit rate… sa biographie. En fin de compte, ne peuvent être tenus pour accomplis que les destins brisés." Sous cet angle, la vie de Lagarce est accomplie ! Fauché à 38 ans par le sida ! Beaucoup d’écrivains et d’artistes ont le temps de constituer leurs archives, de faire le don de leurs manuscrits et de leurs correspondances à des bibliothèques et de préparer secrètement leur éventuelle vie posthume. Rien de tout cela avec l’auteur de Juste la fin du monde. Thibaudat dut ouvrir des cartons au contenu désordonné et enquêter auprès des proches. Son Roman de Jean-Luc Lagarce n’est pas moins un copieux ouvrage, suivant à la trace le personnage adolescent, charmant, aux cheveux bouclés, qui apparaît sur la couverture, jusqu’à l’homme au crâne ras, miné par une maladie dont il eut toujours et le courage l’élégance d’en parler, fort peu, pour ne pas dire jamais, à ses proches et dans ses œuvres de fiction.

Fils d’ouvriers liés à l’activité de Peugeot, Lagarce naquit en 1957 à Héricourt (Haute-Saône) et mourut à Paris en 1995. Le sida eut raison de lui, le tua encore plus tôt que Koltès, mort à l’âge de 39 ans, sans lui avoir laisser le temps d’acquérir la gloire qui auréola l’auteur de Roberto Zucco. Il était à la fois un dramaturge, un metteur en scène, un chef de troupe. Mais les mises en scène de ses textes qui eurent le plus de succès, Le Pays lointain, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Les Prétendants, furent réalisées après sa mort par François Rancillac, Joël Jouanneau, Stanislas Nordey, Jean-Pierre Vincent, Michel Raskine…

Quel combat fut sa vie ! Une fois arrivé à Besançon, le fils d’ouvrier fit son lycée, puis s’inscrivit en philo et au conservatoire. Il ne termina pas sa licence. Ce qui importait avant tout, c’était sa compagnie qu’il créa en 1978. À partir de là, le biographe relève et suit trois familles. "On peut parler de cercles qui s’empilent, se superposent, sans s’annuler, écrit-il. Il y a la famille de Valentigney (où habitent ses parents), la famille qu’il s’est choisie, celle de la Roulotte, et, partant, celle du théâtre, il y a Sandra, Théâtre Ouvert, il y a ses vies homosexuelles (de la baise anonyme et dure à l’amour fou), et il y a Dominique Hérard (son camarade de lycée devenu conseiller principal d’éducation)." Pour la Roulotte, il y a avant tout trois partenaires inséparables : Pascale Vurpillot, l’actrice Mireille Herbstmeyer et François Berreur (qui, acteur, deviendra metteur en scène et éditeur – les éditions des Solitaires intempestifs, c’est lui.) Homosexuel, Lagarce eut des amies femmes et faillit se marier ; mais, manifestement, il préféra et privilégia les aventures masculines.

Ses textes furent refusés par les comités de lecture, les subventions lui furent longtemps attribuées au compte-gouttes, ses mises en scène de textes d’autres auteurs plus appréciées que les mises en scène de ses propres pièces (celle de La Cantatrice chauve de Ionesco, reprise par les acteurs après la mort de Lagarce, tournait encore l’an derner, follement réjouissante !). Tel fut son quotidien, avec des éclaircies, des amitiés, des moments de bonheur, et le plaisir de trouver dans les mots le réconfort de l’ironie. Quand la maladie le frappe, il n’en est pas moins un chef de troupe estimé, dont les spectacles se jouent en France et à l’étranger, mais dans un renom si en deçà de ce qu’il méritait. Une grande obsession a nourri également ses désillusions (et c’est l’une des révélations du livre) : il aurait aimé être un romancier. Son seul roman, Les Adieux, si l’on excepte un essai envoyé à Gallimard dans sa jeunesse et dont il ne reste rien, est rejeté par les éditeurs et reste toujours inédit.



L’énorme Journal de Lagarce conte tout cela. Mais la biographie de Thibaudat, par l’addition des témoignages et leur mise en perspective, va plus loin. Elle met les pieds dans les notes de lecture, les annotations qui ont jugé, souvent cruellement, ce mal-aimé. C’est entrer dans une cuisine souterraine mais c’est une œuvre de justice : à Théâtre Ouvert, Micheline et Lucien Attoun ont parfois mis une mauvaise note à certains grands textes de Lagarce, ont refusé de les éditer dans leur collection mais ce sont eux qui l’ont fait connaître, soutenu, mis à l’affiche. Cournot, le grand Michel Cournot, qui nous a quittés l’an dernier et qui fut un observateur extra-lucide, salua l’auteur à ses débuts mais ne le comprit pas ensuite. Le directeur du Festival d’automne, Alain Crombecque, refusa une pièce avec des mots offensants, pour le regretter plus tard.

Dure existence, en effet, où les amours ont été plus furtives que vivaces. Thibaudat trace un portrait d’ombre et de lumière, de souffrance méprisée et d’humour victorieux ! Lagarce était un homme assez tranquille, si l’on met de côté sa vie très intime. Ce géant squelettique (1, 89 mètre) se partageait entre Besançon et Paris, lisait Libération, allait beaucoup au cinéma, aimait Berlin. Le reste du temps, il écrivait et s’occupait de la Roulotte. Il fit aussi de la vidéo (deux films).

Thibaudat n’a pas voulu prendre connaissance de tout le Journal intime, on ne sait pas très bien pourquoi, sans doute pour ne pas toucher à ce qui relève de la vie trop privée. Mais il a exploré d’autres pistes et fait parler tous ceux qui pouvaient donner leurs souvenirs et leur vision de Lagarce. Voilà ainsi le destin, cassé mais renouvelé par notre admiration tardive, d’un homme qui, aimant Duras, Ionesco, Guibert, Kafka, inventa son propre langage en parlant de la vie de province et de la vie de théâtre. Son œuvre est un jeu de reconstruction du dialogue et de nos images de la société. La biographie met en lumière le labyrinthe douloureux et rieur de l’architecte