Yvan Gastaut revient sur l'espoir déçu de l'esprit "black-blanc-beur", né lors de la victoire en Coupe du monde de football en 1998. Une analyse inaboutie.

La piteuse prestation de l’équipe de France à l’Euro 2008 semble avoir sonné le glas de la génération des champions du monde, dont Thierry Henry, Lilian Thuram et Patrick Vieira (qui n’a pas pu jouer en raison d’une blessure) étaient les derniers représentants. Dix ans après, alors que les protagonistes de la victoire du 12 juillet organisent un match commémoratif au Stade de France, voilà donc l’occasion idéale de revenir sur un phénomène commenté et surcommenté jusqu’à l’écœurement. Yvan Gastaut, historien et coordinateur de plusieurs ouvrages consacrés au sport, se propose donc d’analyser, principalement à travers les articles de presse de l’époque, le rapport que les Français ont entretenu avec cette équipe. Entre 1996 et 2002, "l’épopée" des Bleus a été scandée par des péripéties sportives autant que politiques.


Juillet 1998 : le football plus fort que la politique ?


L’histoire commence donc en 1996. Au plan sportif, la France fait bonne figure puisqu’elle parvient en demi-finales de l’Euro. Les principaux cadres de la future équipe championne du monde sont déjà là, ainsi que l’entraîneur, Aimé Jacquet, dont les choix de jeu jugés trop défensifs ne font cependant pas l’unanimité. Mais ce sont les déclarations de Jean-Marie Le Pen qui, de manière inattendue, placent d’emblée cette équipe sur un terrain politique. Il met en effet en doute l’identité française d’une partie de ses joueurs et leur reproche de ne pas chanter la Marseillaise, s’attirant des réponses indignées dans la presse mais aussi de la part de l’équipe elle-même. Involontairement, le dirigeant d’extrême-droite a ainsi investi les futurs champions du monde d’une fonction symbolique dépassant largement les enjeux sportifs. Ils en viendront à incarner une idée que les Français se font de leur propre pays, de l’intégration, dans le contexte difficile de la grève des sans-papiers de l’église Saint-Bernard et des lois Chevènement.

La mobilisation populaire autour de la Coupe du monde, organisée en France, n’est pas immédiate. Les premiers frémissements se font sentir après une victoire crispante contre l’Italie en quart de finale. Cependant, même après la demi-finale contre la Croatie, Lilian Thuram invite encore le public à "se réveiller". Son vœu sera exaucé et dépassé lors de la finale. Zidane, le fils d’un ouvrier kabyle venu travailler en France en 1953, marque deux buts, donnant la victoire à l’équipe de France et le signal d’une véritable explosion de liesse populaire. Yvan Gastaut analyse en détail les réactions de la presse : les envoyés spéciaux des grands quotidiens nationaux soulignent que, même dans les communes où le Front national a réalisé des scores importants, l’enthousiasme prévaut. Dans la rue, le soir du 12 juillet, on assiste à des manifestations de ce qu’Yvan Gastaut appelle un "antiracisme ordinaire". "Ce soir, déclare un étudiant marocain à Libération, c’est une nouvelle France qui s’embrasse et se trouve belle, à l’image de son équipe de foot". Avec plus ou moins de bonheur, les éditorialistes brodent sur le thème de la fraternité retrouvée, de la "France qui gagne". À l’exception de quelques voix discordantes, les plumes de gauche et de droite se rejoignent pour célébrer l’équipe, mettant l’accent qui sur la diversité, qui sur un patriotisme retrouvé. La classe politique embraye. Jacques Chirac est naturellement le plus habile dans cet exercice, avec son mélange caractéristique d’enthousiasme sincère et de rouerie politicienne. Charles Pasqua provoque la stupeur en proposant une régularisation de tous les sans-papiers. Enfin, certains économistes estiment que la victoire a provoqué une hausse de 0, 2 % du PIB !

Si, inévitablement, l’euphorie retombe assez vite, elle connaît une relance bienvenue grâce à la victoire à l’Euro 2000. Là encore, scènes de joie, embrassades, emballements patriotiques. Les sondages semblent indiquer que les Français acceptent mieux l’immigration, enfin la conjoncture économique est favorable. Les Bleus sont devenus non seulement une équipe à la popularité inégalée, mais encore un véritable paradigme de réussite.

 Du zénith du 12 juillet au nadir du 6 octobre

Pourtant, la fête connaître une fin brutale avec un épisode relativement oublié aujourd’hui : le match France-Algérie du 6 octobre 2001. Selon Yvan Gastaut, elle constitue un véritable "anti-12 juillet". Décidée de longue date, il s’agit de la première rencontre de football entre les deux pays. Elle répond donc à un objectif politique, celui de mettre fin à 40 années de relations chaotiques. On donnera également aux Français d’origine algérienne l’occasion d’applaudir "leur" équipe. Pourtant, bien avant la rencontre, les signes négatifs s’accumulent. Les attentats du 11 septembre 2001 alourdissent considérablement le climat, incitant les autorités, sur la foi d’indications inquiétantes des Renseignements généraux, à déployer un dispositif de sécurité considérable autour du match. Cependant, dans un esprit que l’on veut rassembleur, de nombreux billets ont été distribués à des jeunes vivant dans les banlieues. Enfin, Zidane se montre agacé des questions incessantes autour de ses allégeances conflictuelles.

La rencontre est un désastre. La Marseillaise est sifflée par le public. Si le match se déroule dans un bon esprit, l’équipe algérienne ne fait pas le poids. A la 76ème minute, alors que la France mène par 4 buts à 1, une supportrice enjambe les barrières de sécurité et pénètre en courant sur le terrain, suivi par un, puis deux spectateurs. Enfin, une centaine de jeunes pénètrent sur le terrain, débordant complètement les stadiers. La tribune officielle, bombardée de projectiles, doit être évacuée. Seul le Premier ministre, Lionel Jospin, se ravise et, blême, reprend sa place. Le lendemain, la presse reflète la consternation générale. L’Équipe, parlant de "bonheur interrompu", assène : "Cette rencontre est venue rappeler le cynisme de l’époque, dont quelques excités se sont fait les porte-étendards". Une douzaine de personnes seront condamnées. Alors que les "excités" sont abondamment stigmatisés, l’extrême-droite va plus loin en constatant l’échec de l’intégration, agitant le spectre d’une cinquième colonne maghrébine. La gauche recourt à la psychologie, en mettant l’accent sur la frustration de ces jeunes privés de perspectives. "Les organisateurs, conclut Yvan Gastaut, ont échafaudé un système expérimental explosif". Les Français d’origine algérienne ont en effet été implicitement sommés, à l’image de Zidane, de choisir entre deux appartenances, "au nom d’un idéal laïque et républicain rigidifié au point d’être bloqué". En somme, la belle machine d’intégration symbolisée par une équipe "black-blanc-beur" s’est muée en une instance d’exclusion. Après la déroute politique, encore aggravée par le maintien de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, la déroute sportive de la Coupe du monde symbolise l’impuissance d’une équipe désormais dépouillée de ses vertus talismaniques. Dans un contexte de tensions sociales, les éditorialistes, une fois de plus, s’expriment en chœur pour annoncer la fin d’une "parenthèse enchantée".

En conclusion, Yvan Gastaut avance que la génération 98 a marqué l’émergence au grand jour d’une réalité pourtant très ancienne, mais demeurée impensée en raison d’une imprégnation jacobine et universaliste. De même, le racisme dans le football a fait l’objet d’une prise de conscience progressive, et les instances dirigeantes du football multiplient les initiatives pour mettre fin au phénomène. À travers l’exemple de "France 98", devenu une quasi-marque, Yvan Gastaut met en évidence le rôle du football comme miroir grossissant, permettant l’expression des doutes et des espoirs d’une société.

 

Une analyse inaboutie

Yvan Gastaut a fait le choix d’aborder la question de l’intégration par le football à travers le prisme des médias, qui constituent naturellement la principale source de documentation disponible, ainsi que des sondages. On mesure ainsi les risques de la démarche : est-il légitime de supposer que les réactions exprimées par un nombre limité d’éditorialistes reflètent véritablement un état de l’opinion, un état du sentiment français à l’égard de l’immigration et de l’intégration ? On ne peut se défendre d’un certain agacement devant l’accumulation de citations des grands noms du journalisme de l’époque (Georges Suffert, Alain-Gérard Slama, Serge July, Françoise Giroud, etc.), dont la plupart ne sont pas réputées pour leur expertise en matière de football. Yvan Gastaut émet pourtant des hypothèses intéressantes quoique difficilement vérifiables. Ainsi, l’auteur avance que, si la coupe du Monde de 1998 a révélé la France à elle-même, portant au grand jour la réalité ancienne de la diversité de notre pays, l’écho moindre des victoires suivantes peut s’expliquer par l’évolution du débat sur l’immigration. La diversité étant devenue un fait reconnu, les divergences se sont ensuite portées sur les modalités du vivre-ensemble – universalisme républicain ou reconnaissance d’une certaine diversité culturelle – auxquelles une équipe de football peut difficilement répondre. En somme, cet ouvrage présente les limites que l’on peut attendre d’un essai d’histoire immédiate. Les conclusions laissent le lecteur sur sa faim, dans la mesure où elles ne dépassent pas les généralités sur la nécessité de lutter contre le racisme.

La part la plus intéressante de l’analyse réside à nos yeux dans le retour sur le fiasco du match France-Algérie. Le récit précis des événements qui ont précédé la partie donne en effet une idée particulièrement édifiante des errements de la politique française en matière d’intégration. Il apparaît que la rencontre a été investie d’une véritable surcharge symbolique, témoignant du goût bien français pour les cérémonies officielles. La lourdeur, voire l’agressivité des mesures de sécurité est ainsi venue contredire les ambitions généreuses des autorités. On a voulu susciter un élan populaire tout en manifestant une véritable panique à l’égard de toute effusion spontanée. En somme, en s’appuyant sur le précédent de 1998, les autorités ont tenté d’enfermer à toute force une rencontre sportive dans un cadre interprétatif et symbolique rigide. En somme, on est tenté de se réjouir du gigantesque fiasco dans lequel s’est achevé l’événement. L’outrance des réactions n’en apparaît que plus ridicule, en particulier la stigmatisation de jeunes qui, après tout, n’ont fait qu’envahir un terrain sans violence. Le football est le sport le plus populaire en partie parce que le stade est l’une des dernières arènes permettant des manifestations collectives à la fois spontanées et partiellement ritualisées, donc canalisées. Or les contraintes sécuritaires de plus en plus fortes qui pèsent sur les spectacles sportifs ne peuvent que porter atteinte à la composante spontanée, donc imprévisible, du rituel   .



Le métissage par le foot se donne l’ambition d’établir un parallèle entre le parcours de l’équipe de France née en 1998 et les vicissitudes de la question de l’intégration en France, établissant plusieurs analogies indéniables. Cependant, la portée explicative de l’ouvrage demeure relativement limitée. Ni sociologique ni véritablement historique, l’analyse s’appuie sur des sources relativement pauvres et, par conséquent, n’atteint que des résultats quelque peu généraux. On peut regretter que ce travail mettant en relation le football et l’intégration n’ait pas davantage exploré les mécanismes économiques et sociologiques propres au fonctionnement de ce sport. En effet, les filières sportives jouent un rôle important dans l’intégration d’une partie des jeunes paupérisés d’origine immigrée. Il aurait donc paru naturel de s’intéresser à cette réalité. Si le football constitue une véritable "boîte noire" de l’intégration, l’auteur n’a pas souhaité porter l’analyse sur l’intérieur de cette boîte. Par conséquent, il est difficile de tirer des conclusions de son travail, en dépit d’aperçus intéressants sur les ratés des initiatives officielles en faveur de l’intégration.