Les changements au sein des systèmes politiques contemporains expliqués par le modèle du parti cartel.

Soucieux de renouveler l’analyse des partis politiques, Richard Katz et Peter Mair ont proposé, au milieu des années 1990, une théorie particulièrement stimulante qui n’a cessé depuis de susciter la controverse auprès de politistes   . Il s’agissait, pour eux, de rompre avec l’approche selon laquelle les partis de gouvernement, pensés sur le "modèle duvergien" du parti de masse, seraient des organisations en crise et en voie de dépassement. Face à la crise, hier partis de masse puis partis attrape-tout, les partis politiques seraient donc aujourd'hui devenus partis cartels.

Leur modélisation a été brillamment synthétisée par Yohann Aucante dans sa thèse   : le parti cartel est une "fusée à deux étages : le premier, explosif, inverse la tendance primordiale supposée entre partis et société ou un groupe social et postule un rapprochement croissant entre ces organisations et l’État, la sphère publique. Une des conditions essentielles de cette transformation serait la mise en place de systèmes de financement public de l’activité politique assez généreux pour permettre une autonomie plus ample. Le lien avec les forces sociales et les intérêts ne disparaît pas, il va dans le sens d’une modification structurelle et d’un affaiblissement [i.e. les partis deviennent des courtiers entre l’État et la société]. Le deuxième est largement effet du premier, à savoir que le contrôle des ressources publiques, l’accès privilégié aux médias avantagent les partis installés dans la compétition électorale. Cette dernière n’est pas abolie mais encadrée et un degré important de collusion entre élites devient presque naturel entre des forces politiques en contact étroit et permanent [i.e. le cartel]".

Ce modèle est, on le voit, particulièrement ambitieux. Il souffre néanmoins de nombreuses limites. Signalons notamment une tendance évolutionniste implicite : le parti cartel serait le futur des organisations partisanes, tout comme le parti de masse devait l’être en son temps. Autre biais, le modèle n’en est pas réellement un : Katz et Mair additionnent des éléments non systématiquement ajustés ensemble. Ils ne donnent d’ailleurs pas de définition précise du parti cartel. Il faut lire à ce titre le chapitre savoureux de Paul Bacot qui revient sur le concept de cartel et ses significations, l’auteur proposant l’expression "partitocratie monopoliste d’État" plutôt que parti cartel. En outre, l’approche macroscopique des deux auteurs rend flou les grands "agrégats" que sont l’État et la société : ni l’un ni l’autre ne sont précisément délimités ; leur postulat d’une rupture entre les partis politiques et la société s’appuie sur des analyses du taux de militantisme ou des résultats électoraux.

Surtout, les deux auteurs cumulent les inconvénients de leur approche générale : lorsqu’ils évoquent le cartel, ils résonnent en terme de système politique (les partis in s’entendant pour exclure les nouveaux entrants), le cartel générant l’émergence d’un type particulier d’organisation partisane, le parti cartel. Ainsi une propriété générale du système politique se traduirait individuellement dans la forme de chaque parti. Ces partis connaîtraient alors une professionnalisation intense : leurs élites deviennent des gestionnaires, elles s’imposent dans le parti en cassant les contrepouvoirs internes (en introduisant notamment des procédures de démocraties qui favoriseraient le dialogue direct avec les adhérents) et l’organisation devient "stratarchique": l’échelon local et l’échelon national fonctionnent de manière autonome, "chacun à part soi".

Par ailleurs, la propriété principale qui fonde le modèle, l’idée d’une collusion entre partis de gouvernement contingentant la compétition politique est appréciée comme étant réalisée à travers la mise en place des financements publics, sans que ce contingentement soit effectivement mesuré, ni que le sort des partis "hors-cartel" soit résolu (i.e. sont-ils condamnés à rejoindre le cartel pour "survivre" ?).

Katz et Mair construisent donc un modèle qui repose sur la combinaison problématique entre une approche organisationnelle des partis politiques (leur objectif initial), une approche en fonction du rôle politique que ceux-ci doivent tenir (ici le passage du représentant d’un groupe social au courtier) et une approche fondée sur la compétition au sein du système politique (le cartel). Pour les auteurs, ce modèle est une "abstraction radicale". En ce sens, on ne peut que les suivre.

C’est à la discussion de ce modèle que s’attèlent les contributeurs de l’ouvrage dirigé par Yohann Aucante et A. Dézé. Plus qu’une discussion, c’est bien plutôt d’ailleurs d’un passage au crible qu’il s’agit. À tel point que le modèle lui-même ne semble être souvent que le prélude à sa nécessaire remise en cause. En ce sens, dès la préface, Jean-Luc Parodi nous avertit : "un modèle, ça sert aussi à penser contre, à penser ailleurs, à penser à côté". L’approche critique ne laisse alors parfois que peu de place à la formalisation des pistes qu’ouvre ce modèle et qui restent encore largement à explorer. Il est vrai que l’objectif de l’ouvrage est davantage de rendre compte du caractère fructueux de ces recherches que de les conduire en l’espèce. En ce sens, Florence Haegel dresse un panorama des apports théoriques nécessaires au modèle, pointant les limites de l’approche taxinomique employée et de ses apories : une limite certaine de ce modèle n’est-elle pas de ne pas identifier clairement les liens de causalité entre variables internes et externes au changement partisan que les deux auteurs se proposent justement d’expliquer ?

Si l’ouvrage évite l’écueil d’une analyse directe en termes de conformation empirique aux propositions théoriques, le bilan coûts-avantages de la théorie apparaît largement négatif. Le meilleur exemple en est fourni par les chapitres relatifs aux systèmes politiques parmi lesquels la cartellisation aurait dû trouver son expression la plus achevée, à savoir les démocraties consociatives, comme les pays scandinaves, les Pays-Bas et l’Autriche ou la Belgique voir l’Allemagne. Ainsi, non seulement l’inscription dans l’État subit de profondes recompositions, mais les principaux partis de gouvernement ne sauraient en aucun cas être considérés comme fonctionnant en cartel, soit que les financements publics n’aient pas permis d’empêcher l’émergence d’outsiders, soit que la polarisation idéologique n’ait pas disparu ou bien encore que les comportements collusifs restent problématiques à envisager (cf. les Pays-Bas et l’Autriche notamment). De plus, les contre-exemples sont nombreux : de nouveaux partis ne sont-ils pas parvenus à s’imposer comme des acteurs centraux dans leur pays (la Lega Nord et Forza Italia en Italie) ? De nouvelles pratiques militantes n’émergent-elles pas qui contredisent l’idée d’une autonomisation des élites vis-à-vis des adhérents (Norvège) ?

Le paradoxe est alors qu’en même temps qu’elles pointent les limites de l’application empirique du modèle, les contributions donnent à voir la portée heuristique des questionnements qu’il soulève.

La mise à l’épreuve empirique constitue, indéniablement, la force de l’ouvrage : qu’il s’agisse de la deuxième partie, centrée sur les systèmes partisans, ou de la troisième, centrée sur les partis français, les différentes contributions mettent le doigt sur la nécessité d’historiciser le modèle de Katz et Mair. On retrouve, par là, une des limites de l’exercice comparatiste sur lequel les deux auteurs se sont appuyés pour formaliser leur modèle : leur travail a largement évacué les spécificités nationales qui ont justement présidé à ces évolutions   .

Les différentes contributions de l’ouvrage réintroduisent alors une dimension historique qui permet de mieux saisir les déterminants du changement des systèmes partisans et, par là, des partis qui les composent. Inévitablement alors, la théorie des partis cartels s’en trouvent régulièrement contredite : contrairement à l’hypothèse du modèle, les financements publics ont été introduits en Allemagne non pas quand les partis de gouvernement étaient en crise, mais au contraire, quand ils étaient "en pleine forme".

De même, le caractère là encore trop peu formalisé de certaines propositions conduit mécaniquement à leur réfutation au moins partielle. L’investissement des partis dans l’État sera apprécié différemment selon que l’on se place du point de vue du patronage, de la pratique gestionnaire, de la convergence supposée des positions politiques ou du personnel politique qui dirige les partis (le chapitre sur l’Italie illustre bien ces points). Dans tous les cas, l’étatisation prête à discussion. L’ensemble des contributeurs dressent alors un tableau mitigé de l’application du modèle, insistant la plupart du temps sur la nécessaire précision à apporter à ses postulats. Or, c’est justement ces postulats que l’on aurait aimé voir creuser. Un exemple l’illustre, celui de la rupture des liens entre partis et sociétés. Indéniable d’un point de vue numérique (la décroissance des effectifs adhérents des partis est manifeste), cette rupture peut-elle pour autant n’être appréciée qu’à travers ce critère ? Surtout, que penser des nouvelles procédures de démocratisation introduites dans la plupart des partis européens (votes directs, etc.) : tendent-ils seulement à faire "entrer l’opinion" dans les partis ou sont-ils aussi de nouveaux vecteurs de politisation et d’inscription sociale des partis ? 

Un autre exemple significatif est celui des financements publics et de leurs effets : quand Katz et Mair considèrent d’abord la cartellisation à l’aune de ce critère, les contributeurs s’attachent à montrer qu’on ne saurait lier l’idée d’une mise en place des financements publics et d’un contingentement du système partisan.

Si l’on s’en tient au cas français par exemple, analysé dans la troisième partie, la cartellisation au sens d’entente entre les partis de gouvernement semble bien devoir être abandonnée. En ce sens, il est pointé que la compétition politique s’est accrue, comme en témoigne l’augmentation du nombre de partis bénéficiant de l’aide publique. Néanmoins, une analyse de la ventilation de ces aides n’est pas sans suggérer que ce jugement doive être nuancé : en 2003, le PS, le PC, l’UMP et l’UDF drainaient plus de 83 % de l’aide publique totale ! Autrement dit, ces chiffres interrogent quant à l’effectivité réelle de la compétition politique, au moins à l’échelon national.

En outre, l’introduction des financements publics conduit à une recomposition profonde des modes d’organisation interne des partis, dont l’État est partie prenante en tant que producteur de normes contraignantes. Ainsi, les risques de dépendance aux financements publics ont conduit le PS à rationaliser ses ressources. Deux chiffres l’illustrent : en 1992 et en 2005, le PS comptait 135 000 membres environ. En 1992, 1000 membres "rapportaient" 19 000€ au parti ; en 2005, ils en rapportaient 67 000€ ! Autrement dit, la cartellisation par les financements a bien eu des effets sur les organisations politiques. Les mettre en évidence suppose donc d’approfondir les caractéristiques trop générales du modèle de Katz et Mair pour les rendre opératoires théoriquement et analysables empiriquement.

Un point est alors rarement envisagé, celui des effets des rapports à l’Etat en termes de sociologie des élites partisanes. Certes, la cartellisation entendue comme le partage des ressources étatiques n’est en soi pas nouveau, comme ne l’est pas plus d’un point de vue systémique l’analogie au cartel. Pour autant, il est indéniable que, là encore, le modèle de R. S. Katz et P. Mair ouvre des pistes qu’il convient d’approfondir. Ainsi, les contributeurs de l’ouvrage n’envisagent que trop peu un point pourtant essentiel chez les deux auteurs : la professionnalisation du personnel politique. Or, cet élément témoigne de l’enchâssement de plus en plus étroit entre collectivités publiques et partis. Comment interpréter par exemple la constitution de la collaboration politique comme nouvelle filière d’accès à la profession politique ? Cette filière peut être appréhendée comme un signe de la "rupture" entre le parti et la société : en secrétant leur propre filière d’accès à la profession politique, les partis ne redoublent-ils pas la rupture avec la société et l’investissement croissant dans l’État ?     

En conséquence, la modélisation de Katz et Mair souffre de nombreuses approximations qui en rendent la réfutation parfois même trop aisée. La volonté de dessiner une analyse systémique à partir d’un modèle d’organisation partisane prête le flanc à la critique de manière justifiée. Elle rend d’ailleurs l’appréhension du modèle peu évidente, en témoigne la structure de l’ouvrage dirigé par Y. Aucante et A. Dézé : la seconde partie est centrée sur les systèmes politiques en général, tandis que la troisième l’est sur les partis français en particulier. En quelque sorte, Katz et Mair proposent deux modèles : un d’application systémique, un autre d’application particulière.

À cet égard, le second semble notablement plus fécond : si les différentes contributions sur les partis français insistent toutes sur les limites du modèle (notamment sur ce qu’il ne dit pas, par rapport par exemple à la densité organisationnelle ou la constitution des réseaux sociaux qui innervent nécessairement le parti), il en ressort généralement des pistes fécondes en termes d’appréhension du phénomène organisationnel et des changements qui le touche. Le cas du PC envisagé comme un parti "semi-cartellisé" n’est alors pas sans surprendre et renseigne sur les potentialités du modèle.

En outre, centrer la focale sur un parti en particulier plutôt que sur le système partisan dans son ensemble permet de mieux appréhender les liens de causalité expliquant le changement partisan : la "survie" de l’organisation n’est plus appréhendée comme un objectif abstrait, mais comme une nécessité pratique face à laquelle chaque parti va répondre différemment en fonction de son histoire, sa culture et ses pratiques.

Une telle approche permet alors de rejoindre Katz et Mair pour qui le modèle du parti cartel ne doit pas être envisagée comme LA forme de parti à venir, mais comme un idéal-type dont on peut distinguer les traits plus ou moins durcis dans chaque organisation. Cette perspective de recherche permet en outre de débarrasser le modèle de ses oripeaux évolutionnistes.

Plutôt que de penser à côté ou contre, peut-être convient-il alors de penser aussi "à partir" de ce modèle qui pointe une évolution indéniable des partis politiques contemporains.