Un ouvrage qui entend ne pas dissocier les impacts environnementaux des impacts sociaux impliqués par la construction des grands barrages.

"La houille noire a fait l'Industrie moderne, la houille blanche la transformera", affirmait, en 1902, dans son premier numéro, la revue La houille blanche, "revue générale des forces hydrauliques et de leurs applications". Et Victor Sylvestre de poursuivre : "c’est grâce à la houille blanche que nos chemins de fer sont électrifiés, c’est grâce à la houille blanche que nos campagnes vont se trouver bientôt pourvues de courant électrique permettant une prospérité inconnue"   .

La houille blanche, tel est le nom que l’on donnait naguère à cette ressource naturelle que les grands barrages ont su exploiter en "sommant" le fleuve ou la rivière de livrer sa pression hydraulique, en "commettant" l’eau qui coule en lit continu à la fonction de production d’énergie électrique, ou encore en l’accumulant à des fins d’irrigation, de navigation et de stabilisation des berges   . Il y aurait toute une histoire à écrire sur le long rapport d’appropriation par les hommes de cet élément spécifique qu’est l’eau. À la différence du climat et de la configuration du terrain qui ont pu empêcher absolument ou limiter considérablement l’action humaine pendant toute la période pré-industrielle, l’eau n’est jamais ni trop éloignée, ni d’une utilisation impossible, et elle est de ce point de vue analogue à ces deux autres variables que sont la végétation et le sol ; mais elle en diffère considérablement par les modalités de son transport et les techniques nécessaires à son utilisation, car l’eau n’a pas la rigidité de la matière solide, elle est plus mobile que les autres variables agronomiques, mais aussi plus massive, exigeant pour sa manipulation un travail collectif.

Ce sont dans des vallées inondées, celle du Nil, celle du Tigre et de l’Euphrate, celle d’Indus, que naquirent sinon les premières civilisations, du moins les premiers États. Dès l’origine, le monarque égyptien apparaissait dans sa fonction de "maître des eaux". Construire des digues ou creuser des canaux est une des activités majeures des premiers empereurs de Chine du IIIe siècle avant notre ère et des chefs des civilisations précolombiennes   . À l’autre bout de l’histoire, les barrages – ces "cathédrales des temps modernes" –, grands ou petits, qui font leur première apparition dans l’Europe du XVIe siècle et dont l’effectif est passé de cinq mille en 1949 à quarante-cinq mille, répartis entre cent quarante pays, de nos jours   , les barrages seront tenus pour des vecteurs de progrès et de développement, et même pour le symbole d’une renaissance inespérée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Il semblerait que l’heure de la remise en cause ait sonné en ce début de siècle, en raison du doute élevé sur les performances réelles des grands barrages, et en raison aussi de la dénonciation des conséquences néfastes des aménagements hydroélectriques d’un point de vue environnemental et social. Ce n’est pas que l’exploitation de cette ressource doive être abandonnée au motif de son trop faible rendement, car "l’avenir énergétique appartient aux sources d’énergie renouvelable", qui devront par conséquent fonctionner en synergie de façon à coupler l’hydroélectrique avec le thermique fossile ou nucléaire   . C’est plutôt que l’aménagement de certains ouvrages – tel le colossal barrage d’Alqueva au Portugal inauguré en 2002, lequel, avec ses quatre mille cent cinquante hectomètres cube d’eau de retenue s’étendant sur deux cent cinquante kilomètres carré, constitue le plus grand plan d’eau d’Europe – ne correspond plus à aucune réalité économique de production, ni aux nouveaux critères de développement durable ou de protection de l’environnement   .

Considérons pour commencer l’aspect strictement social du développement de l’exploitation des ressources hydroélectriques, et prenons le point de vue de l’habitant, ainsi que nous y invite cet ouvrage. Les chiffres sont éloquents : les grands réservoirs peuvent conduire à déplacer des dizaines de milliers de personnes, voire des centaines de milliers. En Inde, on estime que les déplacements liés à des projets de développement, en majorité des constructions de barrages, ont concerné plus de soixante millions de personnes au cours des cinquante dernières années. En Chine, entre 1950 et 2000, ces populations déplacées sont évaluées, tous secteurs confondus, à plus de quarante-cinq millions de personnes. Parfois, une seule construction amène des déplacements gigantesques : c’est le cas des deux grands barrages indiens, Almatti sur le Haut Krishna, et le réservoir de Sardar Sarovar sur la Narmada, qui ont déplacé respectivement plus de deux cent mille et deux cent quarante mille personnes. En Chine, le barrage Sanmenxia (trois cent dix-neuf mille personnes déplacées), le barrage Danjiangkou (trois cent quarante-neuf mille personnes) et le barrage Xinanjiang (trois cent six mille personnes) ont été largement dépassés en matière de déplacement de population par le barrage des Trois-Gorges, qui a demandé la réinstallation d’environ un million trois cent mille personnes.

"Le drame de ces déplacements de population", conclut Michael M. Cernea dans la belle étude qu’il signe sur cette question, "est l’appauvrissement qui s’ensuit, alors que la grande majorité d’entre eux étaient déjà pauvres avant leur déplacement"   . Les habitants délogés perdent alors à peu près tout, à commencer bien sûr par leurs terres. L’expropriation retire aux populations la base même de leurs systèmes productifs, de leurs activités commerciales et de leur mode de vie. Perte de terres, mais aussi corrélativement perte d’emploi, perte de foyer, perte d’accès aux biens collectifs, marginalisation, augmentation de la morbidité et de la mortalité, etc. Il en résulte une déstructuration sociale, un démantèlement des structures communautaires et une dispersion des réseaux formels et informels.

Mais la remise en cause la plus radicale des grands barrages vient assurément de la mesure récente de leurs impacts écologiques désastreux : l’abaissement des lignes d’eau met en péril par assèchement les bras morts riverains, lieux privilégiés de la reproduction animale aquatique et des végétations riveraines ; la retenue interrompt le cycle des poissons migrateurs (les saumons, les esturgeons, les lamproies, pour ne citer que les plus connus) entraînant leur raréfaction ; les multiples déséquilibres biovégétatifs perturbent les chaînes trophiques et créent une rupture de continuité avec l’ensemble du milieu écologique. Pour toutes ces raisons, les grands barrages sont devenus la cible par excellence de la directive-cadre sur l’eau de l’Union Européenne adoptée en 2000, qui engage les États membres dans un objectif de reconquête de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques.

L’introduction, dans la gestion de l’eau, de questions environnementales d’une part, et des questions sociales locales d’autre part, a eu ainsi pour effet, ces dernières années, d’orienter l’attention des chercheurs du côté de la conception d’un nouveau paradigme équipementier, "afin d’examiner the way forward, pour les barrages existants, en projet, ou en cours de renouvellement de concessions. Cette conception a pour but d'aller au delà des principes acquis de la logique aménagiste du XXe siècle"   , en cherchant à mettre au jour un certain nombre de solutions alternatives tant du point de vue environnemental (c’est en ce sens qu’est faite la proposition d’inscrire l’aménagement dans les dynamiques écologiques de la rivière, en se réglant sur le concept en voie d’élaboration scientifique de "régime hydrologique naturel")   , que d’un point de vue social (la proposition principale est alors de monétariser les externalités environnementales et sociales, afin de les internaliser dans les évaluations économiques)   .                                     

L’objectif de cet ouvrage n’est toutefois pas de fourbir les armes des "pro" ou des "anti" barrages, mais plutôt de présenter les apports possibles des recherches en sciences sociales sur un objet technique moderne qui aura été, au cours du siècle qui vient de s’achever, l’un des grands moteurs de construction des territoires. S’il faut mettre l’"habitant local" au centre de l’analyse, c’est qu’il est indispensable de ne pas dissocier les impacts environnementaux et les impacts sociaux qui sont en interaction constante, afin de prendre en considération l’implication des populations concernées dans les projets, mettant par conséquent au premier plan les questions de participation. L’avenir de l’hydroélectricité passe, selon les auteurs, par la prise en compte des modalités d’investissement des milieux de vie par les habitants dans la conception de ces vastes équipements. "Habiter", écrit avec élégance Fabienne Wateau, "ce n’est pas juste se loger dans des formes, mais plus globalement c’est s’empreindre d’un territoire, se l’approprier"   . Les sciences sociales et la géographie ont un rôle à jouer dans l’élucidation des modalités de l’habiter, lesquelles devront à l’avenir constituer une dimension à part entière du développement durable.