Le 'Bal des hypocrites' constitue, dans l’ensemble, un très bon état des lieux des principaux enjeux politiques actuels de la construction européenne.

Il a souvent été dit que le "non" français au référendum sur la Constitution européenne le 29 mai 2005 a porté un coup d’arrêt à la construction européenne, que la signature du traité de Lisbonne le 13 décembre 2007 a permis de surmonter. Dans Le bal des hypocrites, Thierry Chopin – directeur des études de la Fondation Robert Schuman – se propose d’expliquer le rejet par les Français du traité constitutionnel ; d’analyser la relation ambiguë qu’entretient la France vis-à-vis de l’Europe ; et de proposer des pistes de relance de l’aventure européenne. Si, dans l’ensemble, l’auteur réussit de manière convaincante sur ces trois points, son essai manque de densité et pourra laisser sur leur faim ceux qui sont déjà familiers avec les travaux de la Fondation Robert Schuman.

Selon T. Chopin, le "non" français du 29 mai 2005 a révélé "une fracture politique entre France et Union européenne" et mis en lumière "la relation paradoxale qu’entretient la France à l’Europe", fracture et paradoxe dont la clef réside avant tout dans la culture politique française. L’auteur en cite trois aspects qui, selon lui, ont structuré le débat pré-référendaire de 2005 : "une culture institutionnelle jacobine en déphasage avec l’univers bruxellois ; une vision économique  "antilibérale" et donc difficilement compatible avec le marché européen ; et une identité internationale gallicane mal à l’aise dans l’Union à 25 et aujourd’hui à 27.


Le "stato-centrisme" français face à l’Europe du marché

La première partie du Bal des hypocrites insiste ainsi sur la pensée économique française et ses conséquences sur la politique européenne de la France. La longue réticence des Français à accepter le libéralisme économique ("En France, il faut être l’État pour entreprendre de grandes choses" - de Gaulle) s’est conjuguée en 2005 à une culture protestataire pour faire échec à un traité qui codifiait cinquante ans d’acquis du marché intérieur européen. Le "stato-centrisme" français n’a rien de nouveau : T. Chopin offre un détour éclairant par l’histoire pour montrer que l’engagement précoce de la France dans la construction européenne s’est accompagné d’une forte résistance face à la libéralisation économique que le marché commun portait en germe. En particulier, la culture économique française empêche le débat politique de porter sur les concepts de "consommateur" et de "contribuable", pourtant nécessaires pour comprendre les bienfaits les plus évidents de l’intégration économique européenne (inflation faible, maîtrise des finances publiques).

Pour autant, l’auteur refuse de jeter la pierre aux Français : si "le libre-échange établi par le traité de Rome l’a été pour des raisons politiques", le programme économique européen est aujourd’hui fondé sur des promesses de résultats en termes de croissance et d’emploi, devenues inaudibles dans des pays, comme la France, où ni l’une ni l’autre ne sont au rendez-vous. "En dépit de ces limites, l’agenda européen actuel ne porte pas trace d’une interrogation de fond sur les bienfaits des principes libre-échangistes". Et T. Chopin d’en appeler à "une mise en œuvre graduelle et prudente, et qui soit subordonnée à une analyse politique et sociologique préalable".

L’auteur propose ainsi une "stratégie politique visant à dépasser les controverses ayant conduit à la victoire du "non" : d’abord afin d’établir les avantages de la libéralisation européenne pour les économies française et européenne ; ensuite pour donner à l’UE une dimension sociale plus forte, fût-elle symbolique, tout en brisant le "mythe" de "l’Europe sociale", certes mobilisateur en France, mais inaudible pour la plupart de nos partenaires". Les dirigeants politiques français doivent donc rappeler sans relâche les nombreux acquis économiques de la construction européenne (explosion du commerce intra-communautaire par exemple) ainsi que l’existence d’une véritable "solidarité européenne" dont la France bénéficie largement, depuis la politique agricole commune jusqu’au récent fonds d’ajustement à la mondialisation. Plus encore, la stratégie économique de l’Union doit répondre à deux questions sous-jacentes afin de retrouver du sens pour les citoyens européens : faut-il accélérer ou marquer une pause dans le mouvement de libéralisation économique au sein du marché intérieur ? et l’Union doit-elle offrir une forme de "préférence communautaire" pour protéger ses entreprises, ses marchés et ses produits ? T. Chopin répond par la négative à la seconde question, arguant que "la solution n’est pas dans le protectionnisme mais dans des initiatives multilatérales pour promouvoir le respect de règles communes" (par exemple sociales ou environnementales) pouvant faire l’objet de sanctions.


Quelle Europe pour la France ?

La deuxième partie du Bal des hypocrites aborde les questions relatives à la politique d’élargissement de l’Union et au rôle de l’Europe sur la scène internationale. L’auteur rappelle les réticences récurrentes de la France envers les élargissements, présentés comme "une fuite en avant, une menace contre la cohésion de l’Union et in fine la source de son affaiblissement" – ces craintes ayant trouvé une ampleur nouvelle lors du grand élargissement à l’est en 2004 et 2007. Cependant, T. Chopin réfute la dialectique "approfondissement / élargissement" qui structure le débat politique français. Il rappelle que le projet initial de la construction européenne était l’établissement de la paix sur le continent via une prospérité partagée. De ce point de vue, les élargissements successifs de l’Union sont une réussite, puisqu’ils ont permis la (quasi-)réunification du continent et le rattrapage économique des pays d’Europe centrale et orientale. Élargissement et approfondissement sont en réalité les deux faces d’une même pièce : "L’approfondissement sans l’élargissement serait (…) un contresens par rapport à l’idée même de la construction européenne telle qu’elle a été conçue il y a 50 ans". Plus encore, "la constitution d’une "Europe puissance", empêchée selon certains par l’élargissement, justifie au contraire ce dernier, en tant qu’il permet de donner à l’Union la taille critique et le poids (tant économique, démographique que politique) nécessaires pour peser à l’égal des autres pôles de puissance dans les affaires du monde".

La succession d’élargissements a néanmoins attisé la crainte d’une "finalité sans fin", source de déstabilisation et de désarroi dans un contexte de "déclin de l’État providence dans sa forme étatique" et de "sentiment d’un affaiblissement du rôle que joue la France sur la scène européenne à mesure que l’Union s’élargit". Alors que la France a longtemps conçu la construction européenne comme un "levier d’Archimède" de sa puissance nationale et du "message" qu’elle souhaite délivrer à l’extérieur, les idées françaises ne sont désormais plus majoritaires dans l’Union à 27. Ce glissement stratégique est particulièrement saillant dans les domaines de la politique étrangère et de défense (de nombreux États membres s’accommodant du leadership américain en la matière) et de la politique sociale.

Les élargissements – et particulièrement le dernier en date – ont également progressivement posé la question de l’identité de l’UE et de son rôle sur la scène internationale. Sur le premier point, l’auteur déplore l’absence de pilotage politique de l’élargissement : "(…) l’on perçoit les limites de la méthode actuelle par laquelle la politique d’élargissement est conduite, c’est-à-dire de l’approche technique aux dépens d’une approche politique de définition des limites territoriales de l’UE". Et l’auteur de procéder à une distinction essentielle : "(…) si l’Europe est une entité géographique aux contours difficilement définissables, rien n’empêche l’Union européenne, si les Européens veulent bien la considérer comme une entité politique, à décider (au moins temporairement) des limites qu’elle souhaite avoir en fonction de ses intérêts, ce qui suppose un travail d’énonciation des intérêts communs aux Européens".
 
Dans ces conditions, la France doit clarifier son projet européen afin d’offrir un horizon politique mobilisateur pour les citoyens. Si elle souhaite développer l’Union comme un "acteur global", la France devra aider à repenser les relations de l’Union avec les États-Unis (en rompant avec une posture anti-américaine qui ne trouve pas beaucoup d’écho chez nos partenaires européens), à clarifier les relations de l’UE avec la Russie (les Européens étant aujourd’hui affaiblis par leur désunion face à des Russes dont ils ne savent pas s’ils doivent les considérer comme des partenaires ou des adversaires) et reconnaître que la construction d’une "Europe puissance" ne mobilisera pas tous les États membres au même rythme (notamment "en ménageant un espace pour des perspectives d’actions communes").


Pour une politisation de l’Union

T. Chopin ferme Le bal des hypocrites par une réflexion sur la "crise de légitimité" de l’Union et les réponses possibles à lui apporter. L’auteur remarque que "dans les systèmes politiques démocratiques (…) les pouvoirs doivent bénéficier d’un titre de validité issu du consentement populaire (…) mais aussi (…) l’action du pouvoir doit être justifiée de manière continue auprès des citoyens (…)". Or, la "méthode Monnet" s’est apparentée à une "démarche éclairée" exclusivement conduite par les élites nationales et les fonctionnaires communautaires. Seulement, là où l’établissement de la paix sur le continent constituait un horizon immédiatement mobilisateur qui profitait "indistinctement à l’ensemble des Européens", la réalisation de cet objectif originel a laissé place à la création du marché unique comme clef de voûte de l’intégration communautaire, qui "produit des effets ambivalents sur le plan économique et social".

La légitimité par les résultats ne suffit donc plus dans un contexte où les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous ; "il convient (…) d’organiser les conditions d’un débat continu et transparent sur les enjeux européens" pour "renouer le fil de la légitimité démocratique". Selon T. Chopin, c’est le défi du nécessaire changement de paradigme de la construction européenne que n’ont pas perçu les européistes, particulièrement en France – et cet aveuglement explique largement la victoire du "non" le 29 mai 2005. La "crise de légitimité" de l’Union correspond donc à un "déficit politique", renforcé par deux traits français : d’une part "l’hypertrophie constante du pouvoir exécutif" dans la conduite de la politique européenne, qui laisse largement le Parlement sur la touche ; d’autre part l’attachement à l’idée d’une "volonté souveraine" essentiellement incarnée par l’État, qui s’accorde mal avec le partage du pouvoir et la culture du compromis qui caractérisent les affaires communautaires.

En réponse, l’auteur préconise une plus grande "politisation" de l’Union, c’est-à-dire "de sortir de la pure logique du consensus afin d’y accepter celle des choix renouvelés parmi des alternatives d’inspirations idéologiques diverses". Cette politisation, qui répondrait à la nature de plus en plus politique des sujets abordés au niveau européen depuis le traité de Maastricht (citoyenneté, défense, etc.), passerait concrètement par l’institution d’un lien plus étroit entre les décisions prises au niveau communautaire et les choix électoraux des citoyens européens – autrement dit, par l’instauration d’une politique (au sens de politics) européenne qui doterait les acteurs communautaires d’une légitimité démocratiques directe, et non dérivée de celle des gouvernements nationaux. Le traité de Lisbonne, comme la défunte Constitution européenne, prévoit des dispositions institutionnelles qui permettront, si le texte entre en vigueur, d’améliorer le fonctionnement démocratique de l’UE : renforcement du rôle du Parlement européen, publicité de certaines réunions du Conseil des ministres, instauration d’une forme de droit d’initiative populaire, incarnation de la politique (politics) européenne par un président du Conseil européen et un haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, etc.

Du côté français, T. Chopin plaide pour le passage d’une "rhétorique de puissance à une politique d’influence", politique qui s’appuierait notamment sur un rôle de proposition et de contrôle plus affirmé du Parlement dans la conduite de la politique européenne de la France, une autonomisation des questions européennes vis-à-vis des affaires étrangères, un renforcement de l’influence française au Parlement européen et un plus grand respect par la France de ses engagements communautaires. C’est à ces conditions, pense l’auteur, que la France opèrera son "retour en Europe".


Le bal des hypocrites constitue, dans l’ensemble, un très bon état des lieux des principaux enjeux politiques actuels de la construction européenne. T. Chopin fait preuve d’une grande hauteur de vue lorsqu’il analyse les tenants et aboutissants de l’incompréhension mutuelle entre la France et l’UE, en particulier les erreurs commises du côté français comme du côté communautaire. L’essai souffre cependant de certaines faiblesses. La moins pardonnable est qu’il donne parfois l’impression d’être une compilation un peu hâtive d’articles déjà publiés par l’auteur, ce qui entraîne nombre répétitions entre les chapitres et nuit à la densité, à la clarté et à la fluidité du propos. Quelques affirmations contestables apparaissent également ici et là, par exemple lorsque l’auteur écrit que "c’est bien en bâtissant une économie de la connaissance misant (…) sur le renforcement de la compétitivité hors prix de ses travailleurs que l’UE paraît susceptible de conforter sa prospérité économique et sociale", alors même que la montée en puissance des pays émergents dans les productions à forte valeur ajoutée met déjà à mal ce postulat au fondement de la "stratégie de Lisbonne". À part ça, pour découvrir le chemin vers une possible réconciliation entre la France et l’Union, suivez le guide.