Un ouvrage qui, quinze ans après sa première édition, replace au centre de la sociologie de la musique la notion de médiation.

Près de quinze ans après la première parution de La Passion musicale, Antoine Hennion remanie et réédite son ouvrage centré sur la notion de médiation. La spécificité de la musique par rapport aux autres arts conduit à placer au centre d’une sociologie de la musique la notion de médiation : tandis que le tableau ou la sculpture apparaissent avec évidence comme objets, dissimulant les mécanismes sociaux que la sociologie critique dénoncera, la musique ne peut surgir qu’au moyen de médiations nombreuses qui seules peuvent la faire exister comme objet. Elle est ainsi le lieu privilégié d’une théorie de la médiation qui permet à Antoine Hennion de renouveler la sociologie de la musique en échappant à l’opposition frontale entre une sociologie critique héritée de Bourdieu et une esthétisation qui coupe l’œuvre de la société.


Sociologie de l'art : pour une réhabilitation de l'espace du milieu

Dans une première partie, Antoine Hennion relit à la lumière du concept de médiation les travaux historiques et sociologiques sur l’art effectués depuis Durkheim. Il part de l’analyse des totems chez ce dernier : s’il faut chercher une cause à l’efficacité des objets sacrés, ce n’est pas dans les objets eux-mêmes, comme l’affirment les "indigènes", mais dans la force collective du groupe qui attribue aux objets une efficacité. L’analyse durkheimienne est fondée sur une séparation étanche entre les objets naturels et les objets sociaux, signifiants, qui seuls intéressent le sociologue, et entre le savant et les acteurs.

La sociologie de l’art a pratiqué la même opération de déplacement de la cause, des objets vers le groupe, en reprenant les mêmes coupures entre social et naturel, et entre savant et acteur. Ce sont justement ces coupures que remet en cause Antoine Hennion : son projet est et de rendre compte de la "construction d’un monde composé, rempli d’objets mixtes, là où le duo sociologisme/naturalisme juxtapose deux réalités étanches" et ne peut qu’ "annuler comme des signes ou admettre comme des choses les objets rencontrés"   . Cette définition des objets s’accompagne d’une prise en compte des acteurs et de leurs propres théorisations au lieu de "leur refuser le droit à théoriser eux-mêmes leur monde"   .

Le parcours à travers les étapes successives de la sociologie de l’art se poursuit avec deux courants opposés, l’histoire culturelle de Francastel et Burckhardt et le courant marxiste : la première analyse les œuvres et leur réception comme "révélateurs de l’imaginaire des sociétés"   ; la démarche marxiste part au contraire des théories sociales et économiques pour déchiffrer et démystifier le "mystère" de l’œuvre d’art. Antoine Hennion adresse à ces deux courants le même reproche : ne pas assez prendre en compte la médiation ; cela supposerait de "ne pas séparer l’univers des œuvres et l’univers social comme deux ensembles étanches" dont l’un est la cause de l’autre, et "de suivre les opérations de la sélection progressive des grands moments de l’histoire de l’art", leur parcours de la création à la réception, la formation des systèmes d’appréciation, du vocabulaire   ...

Si la sociologie de Bourdieu réintroduit la médiation et les médiateurs de l’art, c’est pour en faire les instruments d’un dévoilement, version moderne de l’analyse durkheimienne de la croyance. Mais l’œuvre d’art, reste le "fruit défendu de la sociologie"   , séparé du social ; une théorie de la "médiation" consisterait au contraire à "dissoudre l’opposition entre l’œuvre et le social en proposant une théorie active de ce qui les relie". A. Hennion nous donne ici de nouveaux éléments pour définir la médiation comme "opération active, productrice, indétachable des objets, assignable à des acteurs identifiés"   .

Avec l’histoire sociale de l’art, on assiste à un "vaste repeuplement" du monde de l’art qui fait intervenir le public et la réception (chez Montias et Panofsky), ainsi que le commanditaire (chez Baxandall). "La barrière infranchissable entre l’œuvre et ceux qui œuvrent autour d’elle est tombée"   , et nous avons désormais affaire à des "acteurs à part entière" qui construisent activement leur propre monde de l’art. Grâce à l’analyse de quelques exemples (M. Baxandall, C. Ginzburg, F. Haskell et S. Alpers), A. Hennion décline les différentes manières dont le monde de l’art a été "repeuplé" par la nouvelle histoire de l’art en évitant le double repoussoir de l’esthétisme et du sociologisme.

Cette rétrospective très érudite et forcément assez schématique est ponctuée de petits tableaux où apparaissent clairement les différences de vues entre deux époques ou entre deux courants, aide précieuse au lecteur non spécialiste pour se repérer dans le foisonnement des discours sur l’art.



Baroqueux et modernistes

Après cette histoire des rapports entre la sociologie et l’art, Antoine Hennion met en œuvre sa théorie de la médiation à partir de plusieurs exemples. Cette deuxième partie s’appuie surtout sur l’analyse du renouveau baroque et de la querelle entre "baroqueux" et modernistes, analyse qui figurait au début de l’ouvrage dans sa première édition. La réinterprétation baroque est pour le sociologue une véritable "expérience de laboratoire en vraie grandeur"   . Il y voit le "repeuplement du monde de la musique" par l’ensemble des médiations musicales : sensibilité, gestes, son, interprètes, goût du public. Au lieu d’interpréter en termes de vérité et d’erreur la résistance des modernistes qui préfèrent "jouer ce qu’ils veulent entendre" contre l’évidence des recherches musicologiques, l’auteur prend leur "mauvaise foi", en insistant plus sur "foi" que sur "mauvaise", comme témoin d’un processus de fabrication du goût – et, dans le cas du baroque, de déconstruction d’un goût remplacé par un autre. Antoine Hennion insère ici une "ethnographie d’une classe de solfège" absente de la première édition. On change d’échelle, pour s’intéresser non plus à la construction historique d’un goût, mais à l’éducation des enfants à l’écoute via une foule de médiateurs, détours nécessaires de l’enseignement.

Toute la fin de la deuxième partie est principalement consacrée à trois médiums : les instruments, les partitions et les disques. En scrutant le rôle des médiateurs, l’auteur défait l’évidence d’une musique-objet visible, tangible, pour analyser les mécanismes de cette "transformation d’un courant d’air en statue". À partir de ces trois médiums et des querelles entre partisans des uns et partisans des autres, Hennion reconsidère les oppositions entre les différentes musiques, en s’attachant plus particulièrement à la musique contemporaine, à la musique populaire commerciale, au rock et à la musique classique. Il dégage ainsi des continuités et redéfinit les différences en se fondant sur les médiums privilégiés par chaque musique. Il s’agit de "montrer qu’on peut parler des musiques, non pas directement à travers une essence esthétique ou une authenticité sociale, mais à travers la façon dont elles dénoncent certains intermédiaires et en promeuvent d’autres"   . L’opposition entre variétés et classique est remplacée par deux "axes" au sens mathématique, définissant un espace où l’on peut placer les éléments réels des diverses musiques : l’axe de la "musique objet" ou "musique-pour-la-musique" et celui de la "musique-relation" ou "musique-pour-le-public". Mais à ce modèle statique des deux axes est préféré le modèle dynamique d’une oscillation entre "un modèle où les éléments, les points à relier [la musique et le public] sont premiers, et leurs relations secondes, et un modèle où au contraire les relations font les éléments qu’elles relient. […] Le même espace est vu tantôt comme un ensemble de points, tantôt comme un ensemble de relations."

La théorie de la médiation n’est donc ni une "sociologie relationnelle" qui se débarrasserait définitivement de l’œuvre, ni une esthétique qui séparerait l’objet de son contexte, mais une manière de "prendre au sérieux l’inscription de nos rapports dans les choses". Le prolongement annoncé va ainsi vers une "réhabilitation" de l’auditeur et vers une analyse des œuvres qui, au fur et à mesure qu’elle progresse, retrouve dans la musique le travail de médiation.

Le remaniement de la structure d’ensemble du livre sépare le parcours historique à travers les manières dont la sociologie a parlé de l’art, et la partie plus empirique fondée sur des observations ethnographiques. De manière très pédagogique, Antoine Hennion apporte peu à peu des éléments de définition de la médiation pour cerner cette notion de façon de plus en plus précise, avec des formules incisives qui synthétisent clairement les oppositions mises en lumière. Les réflexions de La Passion musicale ont été, depuis sa parution, prolongées dans des ouvrages plus récents : Figures de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui (2000) et La grandeur de Bach : l’amour de la musique en France au XIXe siècle (2000, avec J.-M. Fauquet).